Otto Gross contre l'ordre moral
Publié le 4 Avril 2012
Psychanalyste méconnu, Otto Gross apparaît comme l’un des pionniers du freudo-marxisme et de la révolution sexuelle.
La psychanalyse permet d’enrichir la pensée révolutionnaire. Certes, les structures sociales, économiques et politiques du capitalisme doivent être détruites. Cependant, il semble indispensable de s’attaquer également aux normes et aux contraintes sociales. Les marxistes distinguent les superstructures, avec les appareils idéologiques, des infrastructures économiques.
La psychanalyse permet une critique de la famille, de l’éducation et de la répression sexuelle pour politiser la vie quotidienne. Surtout, Otto Gross et le courant freudo-marxiste incarné par Wilhelm Reich aspirent à transformer le monde pour changer l’ensemble des relations humaines. Pour libérer l’individu, il faut détruire la société et organiser une révolution totale.
Le jeune Otto Gross, né en 1877 et éduqué dans un milieu bourgeois, entreprend des études de médecine pour suivre la volonté de son père. Cet étudiant se révèle timide, peu sociable, « fuyant tout particulièrement les femmes et l’alcool, d’esprit conformiste » selon l’écrivain Franz Jung. Après son doctorat, Otto Gross devient médecin sur des paquebots qui relient l’Allemagne à l’Amérique latine, région dans laquelle il goûte à l’opium et à diverses drogues. Il s’oriente progressivement vers la neurologie, la psychiatrie et la psychanalyse avec la découverte des travaux de Freud.
En 1908, Otto Gross participe au premier congrès de psychanalyse. Il exprime déjà des réflexions hétérodoxes. Il compare Freud à Nietzsche, et décrit le fondateur de la psychanalyse comme destructeur de préjugés et révolutionnaire scientifique. Freud n’apprécie pas cet éloge original. Otto Gross discute la thèse de Freud. « Selon lui, la source principale des troubles psychiques n’est pas la sexualité, mais la plus ou moins bonne adaptation de l’individu à la société », résume Jacques Le Rider. Otto Gross développe une pensée originale qui se distingue de l’orthodoxie freudienne. Il associe la psychanalyse avec une approche biologique. Surtout, pour lui, le « problème sexuel » est en réalité un problème social. La véritable guérison des individus passe par une transformation radicale des mœurs et Otto Gross entre alors en guerre ouverte contre la société.
En 1906, Otto Gross s’installe à Munich. Il fréquente les artistes et poètes de la bohême munichoise. Otto Gross entretien des relations avec plusieurs femmes et met en pratique ses théories sur « l’immoralisme sexuel » comme véritable libération intérieure. Ses idées radicales et son communisme sexuel l’éloignent des cercles scientifiques. Otto Gross développe une conception singulière de la psychanalyse. Les conflits refoulés découlent d’un antagonisme entre le développement personnel et les pressions sociales extérieures, notamment pendant l’enfance. Ses idées le rapprochent de la pensée anarchiste. Otto Gross esquisse une réflexion sur la folie. L’écart de la norme ne conditionne pas la dégénérescence mais peut, au contraire, devenir l’espace du génie.
Otto Gross souligne l’importance d’une révolution totale qui englobe le domaine culturel. « Aucune des révolutions qui appartient à l’histoire n’a réussit à établir la liberté de l’individualité. Elles ont toutes fait long feu, elles se sont toutes achevées par une hâtive réinsertion dans la normalité généralement admise. Elles ont toutes échoué car le révolutionnaire d’hier portait en lui-même l’autorité. On s’aperçoit seulement aujourd’hui que le foyer de toute autorité réside dans la famille. Et que le lien entre autorité et sexualité, tel qu’il se manifeste dans la famille avec la perpétuation du droit patriarcal, asservit toute individualité » analyse Otto Gross. Ses réflexions influencent ensuite le courant freudo-marxiste de Wilhelm Reich attaché à la libération sexuelle, mais aussi l’école de Francfort qui étudie la personnalité autoritaire. La « destruction de la monogamie et de sa forme encore plus pathologique, la polygamie » doit fonder de nouvelles relations humaines.
Hans Gross, le père gardien de l’ordre moral, décide de placer son fils sous sa tutelle en 1913. La fin de la vie d’Otto Gross semble tourmentée avec la guerre, la toxicomanie et les problèmes judiciaires avec son père. Mais il publie de nombreux articles dans des revues révolutionnaires ou dadaïstes. Dans un article, il estime que le pouvoir et les institutions autoritaires s’imposent au détriment de l’épanouissement des individus.
La révolution communiste doit restaurer l’ordre matriarcal pour détruire l’autorité, la morale, le pouvoir, la soumission le mariage. Des relations libres doivent se créer entre les êtres humains, notamment les hommes et les femmes.
Les Trois études sur le conflit intérieur dressent un bilan des relations entre la pensée de Freud et de Gross. « Le défi de cet impétueux et turbulent disciple de Freud a consisté à politisé la psychanalyse et a l’interpréter comme un programme d’action révolutionnaire » résume Jacques Le Rider. Changer le monde doit permettre de libérer l’individu, avec son éros créateur de relations d’amour.
Otto Gross inspire les milieux artistiques et littéraires. Les écrivains Franz Jung et Leonhard Frank en font même un personnage de roman. Surtout, les théories d’Otto Gross influencent Le mouvement dada, selon Raoul Hausmann. L’affirmation de l’individualité créatrice contre les institutions répressives, comme l’école ou la famille, la critique du conformisme produit par la société sont des idées qui influencent les avant-gardes artistiques. Dans les romans et la fiction, Otto Gross apparaît en anarchiste séducteur qui organise des orgies et disserte sur l’érotisme. Mais le psychanalyste participe également au mouvement dada, à travers la revue La Route libre qui aspire à « inaugurer une nouvelle technique de vie et de bonheur ».
Le psychanalyste, à partir des travaux de Freud et Adler, étudie le conflit intérieur qui oppose le propre à l’étranger, l’individu à la société. La répression des instincts et de la sexualité peuvent déboucher vers la soumission masochiste ou vers la volonté de pouvoir sadique.
Dans une lettre rédigée en 1908, Otto Gross évoque le cas d’Elizabeth Lang qui subit l’éducation autoritaire de ses parents. « La valeur représentative de ce cas, qui me semble constituer son intérêt général, réside dans le fait qu’il prouve l’inconcevable latitude que la société laisse encore à l’abus du pouvoir parental » résume le psychanalyste. Il insiste sur « l’extraordinaire effet pathologique de l’éducation à l’origine d’une névrose du refoulement ». La famille et l’éducation répriment l’individualité pour adapter l’enfant à l’ordre social.
Otto Gross se penche sur le conflit entre l’individu et la collectivité. Il estime que la réflexion de Freud s’inscrit dans le sillage de la pensée de Nietzsche. « Le conflit entre l’individu et la collectivité, inscrit dans la nature des choses, se transforme, sous la pression de la vie en société, en un conflit au sein même de l’individu » analyse Otto Gross. La pathologie peut alors se développer. La répression sexuelle, chez la femme comme pour l’homme, impose le refoulement des désirs pour développer des névroses.
Dans un texte de 1914, le psychanalyste attaque la famille et l’ordre patriarcal. Pour lui, la libération sexuelle passe par une libération des homosexuels et des femmes. « La formation de la position actuelle de la femme dans la société et dans la famille a été dans l’histoire humaine le traumatisme le plus général de l’humanité, et c’est de là qu’est née la souffrance qu’éprouve l’humanité d’être ce qu’elle est » estime Otto Gross. Le préjugé social de la supériorité de l’homme construit des relations humaines qui reposent sur la violence et la domination.
Le psychanalyste insiste sur l’importance de l’enseignement révolutionnaire pour briser l’autoritarisme et les inhibitions subis dès l’enfance. La libération des individualités et des instincts doit permettre de développer la volonté de relation contre la volonté de pouvoir. « L’objectif sera de libérer l’amour de sa destruction par les formes d’autorités latentes, que le comportement correspondant soit passif ou actif, disposition à se soumettre ou volonté de pouvoir » résume Otto Gross.
Dans une lettre ouverte à Gustav Landauer publiée en 1913, Otto Gross souligne l’apport de la psychanalyse à la pensée révolutionnaire. Il estime que la libération de l’individu demeure un préalable à l’émancipation humaine. Il revient ensuite sur le conflit entre l’individu et ce qui lui est extérieur notamment la morale, les normes et contraintes sociales. Cette autorité extérieure réprime l’individualité et la créativité, dès la période de l’enfance. Otto Gross attaque les institutions comme la famille et l’éducation. Pour lui, les révolutions ont échoué car elles n’ont pas « réussit à établir la liberté de l’individu ». Une transformation de l’ensemble des rapports humains et une destruction des normes et contraintes sociales demeure alors indispensable.
« Le besoin de cette relation qui résulte de la pureté de l’expérience vécue est le fondement organique et psychique d’une nouvelle forme de vie, de croyance, de désir, et il est en même temps une communauté de vie qui donnera un contenu aux temps futurs » conclue Otto Gross dans un texte de la même période.
Otto Gross décrit le matriarcat comme un paradis perdu, avec l’émergence du capitalisme, des normes et des valeurs. « La solution communiste de ce problème est l’organisation matriarcale, qui est en même temps la forme la plus parfaite de vie en société puisqu’elle libère et unit tout le monde en faisant du corps social lui-même le centre et la garantit de la plus haute liberté individuelle. Le matriarcat ne connaît pas de limites ni de normes, pas de morale ni de contrôle en ce qui concerne la sexualité » décrit Otto Gross.
Le psychanalyste aspire à refonder l’ensemble des relations humaines pour détruire toute forme de domination, et s’attaque notamment à la domination des hommes sur les femmes. « Dans le cadre du matriarcat, la relation entre les sexes est exempte de toute considération de devoir, de morale et de responsabilité, indépendante de tout impératif économique, juridique ou moral. Elle ne connaît ni le pouvoir ni la soumission, ni le lien contractuel, ni l’autorité, ni le mariage, ni la prostitution » développe Otto Gross.
Il insiste sur la liberté dans les relations humaines et sexuelles, contre les normes et les contraintes qui régissent les sociétés. La morale et la famille autoritaire émergent pour imposer la répression sexuelle. Surtout, la femme est assignée à la passivité et à une hypocrite réserve tandis que l’homme développe une brutalité possessive. La révolution communiste passe alors par une destruction des institutions autoritaires mais aussi par une libération individuelle. « L’objectif ultime de tout communisme est un état dans lequel nul ne peut obtenir de pouvoir de domination politique, social, économique, autoritaire sur un autre » résume Otto Gross.
Source: Otto Gross, Psychanalyse et révolution (préface de Jacques Le Rider), Edition du Sandre, 2011
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