Luc Boltanski et la pensée critique

Publié le 22 Avril 2012

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Luc Boltanski, chercheur en sciences sociales, observe les évolutions du capitalisme. Mais il reste étroitement cantonné à la discipline de la sociologie et à son statut de professionnel de la pensée critique.

 

La réflexion et les recherches des universitaires doivent se diffuser au plus grand nombre. En ce sens, le travail de la Bande Passante se révèle intéressant. Des entretiens avec des universitaires, malgré leur discours souvent limité et réformiste, permet de populariser des études souvent complexes. Pourtant, l’emprise de l’université sur la pensée critique affaiblit la réflexion sur des perspectives émancipatrices.

 

 

 

 

Luc Boltanski, parcours d’une pensée

Luc Boltanski retrace son parcours intellectuel dans un film de Thomas Lacoste. Il ne cesse d’affirmer un dilettantisme pour rompre avec l’image de l’universitaire aussi travailleur qu’austère. Il se présente comme étant en marge du monde académique. Pourtant, il s’agit d’un sociologue particulièrement influent, auteur d’ouvrages de référence à l’image du Nouvel esprit du capitalisme. Ce chercheur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) s’intéresse à la sociologie, mais surtout à la politique et à la littérature. Il rencontre Pierre Bourdieu dont il devient l’un des proches collaborateurs. Il décrit ce climat intellectuel des années 1970 au sein du groupe animé par Pierre Bourdieu dans son livre Rendre la réalité inacceptable.

 

Progressivement, il se détache du fondateur de la revue Actes de la recherche en sciences sociales et fréquente d’autres sociologues comme Bruno Latour et Alain Dérozières. Il critique l’hyper-déterminisme de Bourdieu qui estime que les structures sociales ne laissent aucune place à la liberté individuelle. Boltanski s’intéresse à la construction des classes sociales et à la classification des groupes sociaux imposée par l’Etat.

Il ne s’intéresse pas uniquement à l’analyse des structures sociales mais également aux motivations des acteurs. Sa sociologie tente de concilier une compréhension des phénomènes individuels et collectifs. Les structures collectives découlent d’une construction sociale et politique. Il souligne les influences normatives de la sociologie qui se prétend scientifique en s’appuyant sur des faits.

Luc Boltanski décrit l’évolution du contexte politique et individuel avec le triomphe du néolibéralisme, incarné par Pierre Rosanvallon et François Furet. L’emprise des représentations néolibérales est également bien décrite par Didier Eribon. Luc Boltanski présente sa démarche comme empirique, avec une attention portée à l’observation de terrain. Aujourd’hui, il se réfère à la théorie de Francfort voire à un certain anarchisme qui insiste sur l’importance des acteurs. Pour Boltanski, la réalité s’apparente à une construction sociale qui peut se faire et se défaire. La pensée libertaire permet de relier l’individuel et le collectif.

 

Boltanski évoque ses travaux sur le capitalisme. Il souligne l’aspect « fun » du capitalisme avec l’essor des nouvelles technologies et les patrons branchés. L’Etat permet le fonctionnement du capitalisme avec le développement des infrastructures et la formation de la force de travail. Le management impose un nouveau type d’organisation du travail. La précarité et les réseaux deviennent des dispositifs centraux. Dans le capitalisme historique, l’entreprise imite l’organisation de l’Etat. Avec le nouveau capitalisme, c’est l’Etat qui prend la forme des entreprises, avec un fonctionnement en réseau. Boltanski insiste sur les nouvelles formes du capitalisme de flux et de réseaux mais occulte l’aspect autoritaire du bon vieux capitalisme patronal qui perdure.

Boltanski distingue la « critique sociale » de la « critique artiste » qui insiste sur des aspects différents du capitalisme. La critique sociale dénonce l’exploitation et la misère sociale. La critique artiste insiste sur l’aliénation, la perte de sens et l’autoritarisme. Dans le mouvement communiste ou dans les luttes de Mai 68 ses deux critiques convergent. Mais le capitalisme parvient à récupérer des éléments de critique. Ainsi la lutte des classes contre l'exploitation et la critique de l'aliénation doivent être indissociables.

 

 

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En finir avec la sociologie et la contestation académique

Pourtant, malgré des réflexions pertinentes sur le capitalisme et sa critique, la pensée de Luc Boltanski reste engluée dans le carcan de l’académisme. Pierre Rimbert dénonce « La pensée critique dans l’enclos universitaire ». Il est pourtant journaliste au Monde Diplomatique qui abrite la prose de tous les chercheurs attachés à réguler le capitalisme mais qui se gardent bien de le combattre. Pierre Rimbert souligne l’absence de réflexion sur un projet global de transformation radicale de la société. Les revues critiques sont contrôlées par des universitaires. La formation doctorale « implique aussi une pédagogie du renoncement, une éducation à la bienséance et aux préséances, une incitation aux renvois d’ascenseur, un encouragement à juger les choses « toujours plus complexes », surspécialisation disciplinaire oblige » souligne Pierre Rimbert. L’esprit de contestation et de révolte indispensable à la réflexion, qui n’est qu’un moment de la pratique, s’émousse sérieusement sur le tamis de la respectabilité académique. Toute portée ouvertement critique et politique d’un article ou d’un livre doit alors être amoindrie. L’origine universitaire de la plupart des penseurs critiques explique l’affaiblissement de la théorie révolutionnaire. La question stratégique, la discussion sur les moyens d’abattre le capital et l’Etat, semble alors occultée. Il semble difficile de concilier combat politique et carrière universitaire, d’observer la société de manière distanciée et de lutter contre l’ordre marchand. L’intellectuel collectif, cher à Pierre Bourdieu, émerge davantage dans les assemblées de lutte et les comités de grève plutôt que dans les séminaires de sociologie critique.

Les intellectuels marxistes se conforment dans les normes et le mode de vie de la classe bourgeoise et semblent éloignés du prolétariat selon Jean-Pierre Garnier. « Non à la militance hargneuse, place à la “patience du concept” » lance Slavoj Zizek au cours d’un séminaire sur « l’idée de communisme » qui réunit également Alain Badiou, Jacques Rancière et autres marxistes mondains.

Selon Jacques Guigou, Luc Boltanski ne parvient pas à sortir de la discipline sociologique. Certes, il critique la posture de Pierre Bourdieu en savant qui révèle au bon peuple les ressorts de la domination. Luc Boltanski se veut plus attentif à la subjectivité des acteurs et même « aux flux de la vie quotidienne ». Mais il reste attaché à la fonction de la sociologie dans le processus d’émancipation. « Il reste attaché au processus de conscientisation des dominés, de dévoilement de l’aliénation comme n’importe quel progressiste. De plus, sa critique de la sociologie abstraite reste muette sur les implications institutionnelles et politiques de la sociologie. Certes il convient pour le sociologue de l’émancipation de s’affranchir de la sociologie académique-critique mais pas jusqu’à l’autodissolution du savoir séparé des sociologues. La tâche du sociologue pragmatique de la critique le rapproche de celles et de ceux qui pensent « qu’un autre monde est possible »... mais qu’il fera encore une place aux sociologues » souligne Jacques Guigou.

Les sociologues et théoriciens révolutionnaires professionnels doivent être critiqués à double titre. D’une part, ils apparaissent comme des professionnels de la pensée. Comme les bureaucrates syndicalistes ou les politiciens, ils se vivent comme une avant-garde qui doit guider les masses. Une pensée émancipatrice doit au contraire se construire sur une base égalitaire et anti-hiérarchique. D’autre part, avec les marxistes académiques, la pensée critique et la théorie révolutionnaire semble séparée de la pratique. Il s’agit simplement d’interpréter le monde, sans pour autant le transformer. La théorie n’est qu’un moment de la pratique. Comme l’indique Lautréamont pour la poésie, la théorie révolutionnaire doit être faite par tous. Non par un. 

 

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Pour aller plus loin :

Nicolas Duvoux, "Le pouvoir est de plus en plus savant", Entretien vidéo avec Luc Boltanski sur le site La Vie des idées

"Socialiser la révolte", un entretien avec Luc Boltanski et Olivier Besancenot", sur le site de la revue Contretemps

Entretien vidéo par Mediapart: Luc Boltanski, "Sociologie critique"

 

Pierre Rimbert, "La pensée critique dans l'enclos universitaire", Le Monde diplomatique, janvier 2011

Jean-Pierre Garnier, "Un spectre accommodant. Marx ajusté à la sauce universitaire"

Jacques Guigou, "Des émancipés anthropologiques", première partie de la réponse au questionnaire des Journées critiques

Rédigé par zones-subversives

Publié dans #Sociologie critique

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