La critique radicale de la valeur et ses limites
Publié le 1 Décembre 2014
Depuis 2008, une crise « structurelle » secoue le capitalisme. En revanche, les analyses économiques des nouvelles luttes sociales restent limitées. C’est uniquement la finance et les banques qui sont critiquées. Il suffirait de taxer les méchants spéculateurs et redistribuer les richesses pour sortir de la crise. Ce discours semble inspiré par la vulgate marxiste-léniniste. Pourtant, même la perspective d’une appropriation des moyens de production semble disparaître. Le mode de production capitaliste, contrôlé par l’État ou autogéré, ne produit que de l’exploitation et de la destruction. La crise du capitalisme s’accompagne d’une crise de l’anticapitalisme, qui se contente de critiques superficielles ou édulcorées.
Éric Martin et Maxime Ouellet présentent l’originalité de la critique de la valeur. Le livre collectif, intitulé La tyrannie de la valeur, regroupe des contributions d’universitaires qui tentent de renouveler la théorie critique. Un retour à Marx permet de se débarrasser des dérives de la vulgate marxiste orthodoxe.
Karl Marx n’est pas un économiste et considère le capitalisme comme un fait social total, avec ses institutions et ses logiques qui traversent tous les domaines de la vie. Le marxisme-léninisme a contribué à dévoyer la pensée de Marx. L’URSS demeure un capitalisme d’État qui conserve le productivisme et les catégories du capital, comme le travail, la marchandise, l’argent, la valeur. Les luttes sociales se contentent de dénoncer l’exclusion et demandent de nouveaux droits, mais sans remettre en cause la logique du capital. La nostalgie de l’État-providence, du fordisme et du plein-emploi fondent la gauche du capital qui souhaite intégrer tout le monde dans la machine à exploiter.
Marx distingue la valeur d’usage de la valeur d’échange, considérée comme la seule valable pour les économistes. Le travail, la marchandise, la valeur, le capital demeurent des catégories sociales et culturelles construites historiquement. Le capitalisme, planifié ou autogéré, conserve la médiation du travail. Le salariat est considéré comme l’unique mode d’interaction entre les individus.
Mais la domination capitaliste ne se réduit pas à l’exploitation. L’historien E.P.Thompson analyse l’importance du temps. La valeur d’une marchandise devient associé au temps de travail pour la produire. Hartmut Rosa souligne l’importance de l’accélération dans les sociétés modernes. Marx insiste sur l’aliénation avec des individus qui ne sont pas uniquement soumis à des rapports de dépendance mais aussi à des abstractions.
Moishe Postone estime que les mouvements ouvriers, inspirés par le marxisme traditionnel, demeurent prisonniers des catégories de l’économie bourgeoise. Les revendications sur les conditions de travail, les horaires et les salaires n’ont pas permis une émancipation des ouvriers mais au contraire leur intégration dans la société marchande. Les fondements du capitalisme ne sont pas attaqués.
Anselm Jappe présente la réflexion de Robert Kurtz qui participe à la révolte étudiante de 1968 avant de fonder la revue Krisis. Cet intellectuel analyse l’effondrement du monde marchand. Pour lui, l’URSS s’apparente à une modernisation du capitalisme en Russie plus qu’à un régime communiste. Robert Kurtz reprend les analyses de Marx. Il s’appuie sur la critique du travail abstrait, de l’argent et du fétichisme de la marchandise, mais abandonne la lutte des classes. « Le conflit entre prolétariat et bourgeoisie n’était pas autre chose qu’un conflit à l’intérieur du rapport capitaliste », résume Anselm Jappe. Les capitalistes ne semblent pas défendre leurs intérêts, mais une logique abstraite.
Au-delà de ces pitreries, Robert Kurtz propose une analyse lucide la crise économique. Les économistes de gauche, dans la tradition keynésienne, se contentent d’attribuer la crise à un problème de sous-consommation. Mais c’est la civilisation marchande qui arrive en bout de course. La croissance repose sur la dette. Les emplois créés reposent sur le secteur des services et demeurent improductifs. Le travail ne sert à rien et semble disparaître. Cette analyse tranche avec toute l’extrême gauche qui ânonne son retour du plein emploi. Mais il n’existe aucune sortie de crise, ni par l’austérité ni par la relance, dans le cadre du capitalisme considéré comme éternel par toute la gauche.
Le philosophe Franck Fischbach propose une réflexion sur le temps et l’histoire. Georg Lukacs montre déjà une spatialisation de la vie quotidienne, au détriment d’une temporalisation. Ce phénomène permet de ne pas penser à des perspectives d’avenir pour rester cloîtré dans l’immédiateté. La conception bourgeoise de la société s’appuie sur des individus isolés et atomisés. L’ordre social apparaît comme extérieurs aux individus qui n’ont aucune prise sur leur vie. La société bourgeoise supprime le temps qualitatif, le temps de l’expérience vécue. Le temps devient mesurable, calculable et réduit à l’espace.
Le travail, notamment avec le processus de taylorisation de la production, impose cette spatialisation du temps. Les travailleurs sont juxtaposés les uns aux autres. Ils n’effectuent qu’une tâche précise, sans maîtriser l’ensemble du processus de production. Le travailleur demeure maintenu dans une position passive et contemplative par rapport à la production. Les nouvelles formes d’organisation du travail favorise cette tendance. Le management impose le contrôle par le comptage, le mesurage et le fichage quantitatif.
Mais le prolétariat peut comprendre ce phénomène qu’il subit. « L’ouvrier ne peut prendre conscience de son être social que s’il prend conscience de lui-même comme marchandise », estime Georg Lukacs. Le prolétariat peut prendre conscience que le travail n’est pas naturel mais demeure une réalité produite socialement et historiquement déterminée.
La critique de la valeur, à travers les analyses de Moishe Postone, poursuit cette réflexion. La production et l’organisation du temps semblent traversées par des tendances contradictoires. Moishe Postone constate que « le capitalisme est une société marquée par une dualité temporelle : d’un côté un flux constant, accéléré, d’histoire ; de l’autre, une conversion constante de ce mouvement en un présent perpétuel ». L’accélération permanente s’accompagne d’un immédiatisme, avec une promotion perpétuelle de la nouveauté. L’ordre social immuable repose sur un changement permanent.
Marie-Pierre Boucher évoque les réflexions critiques sur le patriarcat et l’oppression des femmes. La revue Théorie communiste (TC), malgré son bavardage sophistiqué, recrache la vulgate marxiste qui réduit l’oppression des femmes à une exploitation économique. La position sociale de la femme, considérée comme inférieure, n’est pas évoquée hors de la dimension économique. L’oppression des femmes se réduit alors à un surtravail, avec les tâches ménagères. TC n’évoque jamais la sphère non-marchande et l’aliénation dans la vie quotidienne. La critique de la valeur insiste sur une division socio-culturelle des sexes avec une caractérisation attribuée aux femmes (sensibilité, émotivité, etc.). Les féministes matérialistes évoquent une division sexuelle du travail. Les femmes se trouvent cantonnées à occuper des emplois moins rémunérés et valorisés que ceux des hommes.
Les perspectives émancipatrices diffèrent. La théorie de la valeur dénonce une fausse libération de la sphère domestique par l’intégration dans la sphère marchande et le monde du travail. Les féministes veulent une égalité formelle pour que les femmes soient exploitées comme les hommes. En dehors de cette critique pertinente, la critique de la valeur ne propose aucune véritable piste de libération. Pour TC, seule la lutte et la grève peuvent permettre aux femmes de se libérer de leur oppression. Les mouvements de lutte permettent effectivement de bouleverser les relations humaines et les assignations sociales.
Yves-Marie Abraham évoque la dimension politique de la critique de la valeur. Ce courant philosophique ne semble proposer aucune perspective politique sinon l’effondrement inéluctable du capitalisme. Mais pour ceux qui désirent abattre le monde marchand, les écrits de Jappe et Kurtz semblent creux.
La critique politique de l’économie demeure le principal apport de la théorie de la valeur. La plupart des militants anticapitalistes restent cloîtrés dans la perspective d’un aménagement du capital. Pourtant le travail, l’argent, la valeur, la marchandise demeurent des catégories sociales à abolir. Le Front de gauche, le NPA de Besancenot et les anarchistes se contentent de vouloir étatiser ou d’autogérer le monde marchand sans remettre en cause les catégories du capital.
La critique de la valeur montre bien que le capitalisme ne se réduit pas à un système de domination économique, mais demeure une logique qui s’étend sur tous les domaines de la vie. Les mouvements de contestation semblent également subir cette logique. Les théoriciens de la valeur ne cessent d’attaquer les lieux communs de la gauche radicale comme les fausses solutions keynésiennes, le retour au « bon capitalisme » des Trente glorieuses, la simple dénonciation de la finance et la valorisation de l‘économie industrielle.
Tous les discours qui se contentent de dénoncer les dérives néolibérales se gardent bien d’égratigner les fondements de l’économie capitaliste. La critique de la valeur a le mérite d’attaquer tous les économistes d’ATTAC, les vedettes de l’altermondialisme à la Frédéric Lordon, les « économistes atterrés », et non moins atterrants, et toute la clique d’experts alternatifs qui ne cessent de recracher leurs fausses solutions pour sortir de la crise.
La critique de la valeur propose également d’abolir le travail comme fondement de l’économie marchande. Le chômage de masse révèle la dimension superflue du travail qui demeure pourtant la principale source de la valeur et de la production.
Bernard Friot, militant du Parti communiste, propose ses propres pistes pour se libérer du travail. Il s’appuie sur le salariat et sur le modèle du fonctionnaire avec emploi et revenu à vie. Mais tous les travailleurs, y compris les fonctionnaires, doivent produire des marchandises pour des « propriétaires lucratifs », dans le cadre d’un « emploi » et sous la contraintes des « normes temporelles de compétitivité », imposées par la « valeur-travail ».
Pour la critique de la valeur, les idées de Bernard Friot s’apparentent au « marxisme traditionnel » et au réformisme social-démocrate. Friot n’attaque jamais les fondements de l’économie capitaliste et propose un simple aménagement de l'exploitation.
Éric Martin et Maxime Ouellet évoquent quelques limites de la critique de la valeur. Comme l’Ecole de Francfort, un pessimisme nourrit ce courant. Aucune perspective politique concrète ne semble émerger. Pire, les tenants de la critique de la valeur réduisent la lutte des classes à sa tendance réformiste. Les mouvements ouvriers ne feraient qu’intégrer les exploités au capitalisme qui s’adapte et évolue avec les contestations qu’il subit. Ces théoriciens connaissent visiblement mal l’histoire des luttes et la réflexion critique qui en découle. Ils préfèrent arpenter les colloques universitaires plutôt que les piquets de grève et restent enfermés dans leur milieu de la petite bourgeoisie intellectuelle.
Gille Labelle évoque les thèses d’Anselm Jappe. Il fait l’apologie de ces idées qui se rapproche de l’anarchisme le plus benêt. L’avant-gardisme et le bolchevisme sont pertinemment dénoncés. La révolution ne doit pas passer par un changement de direction du pouvoir et du contrôle de l’État. Mais cette lucide critique du marxisme-léninisme débouche vers la remise en question de toute forme d’action politique. La lutte des classes est considérée comme inefficace voire nuisible. Pourtant des mouvements de lutte permettent de changer les conditions de vie et seule une révolte collective peut permettre de se débarrasser du capitalisme. La critique de la valeur semble se contenter d’une contestation de salon. Il suffit d’observer et d’analyser le capitalisme sans jamais le combattre. Comprendre le monde ne doit plus permettre de le changer, mais simplement de parader dans les colloques universitaires.
Le philosophe réformiste Pierre Dardot observe la vacuité du bavardage économique sur la valeur et la substance. Son discours peu compréhensible renvoie le capitalisme à une métaphysique qui semble éloignée de la vie réellement vécue par les prolétaires. Le discours sur la valeur permet surtout de ne pas parler de l’exploitation, du travail, de l’humiliation par l’État et les patrons, de la précarité et de la misère. La critique de la valeur transforme le capitalisme en une espèce d’abstraction et participe à la séparation entre la politique et la vie.
La critique de la valeur peut permettre de renouveler la pensée critique. Des réflexions nouvelles sortent des analyses simplistes des altermondialistes et autres anarcho-gauchistes. Le capitalisme ne se réduit pas à un simple système économique qu’il est possible d’aménager, d’encadrer ou d’autogérer. La logique marchande colonise tous les aspects de la vie et traverse l’ensemble des relations humaines.
En revanche, la critique de la valeur se limite trop à une insurrection de salon mondain pour pouvoir influencer les luttes sociales. Les théoriciens de la valeur appartiennent à une petite bourgeoisie intellectuelle. Ils occultent alors toute analyse de classe. Ils souhaitent obtenir une petite reconnaissance au près des universitaires gauchistes, syndicalistes et altermondialistes : la petite bourgeoisie intellectuelle qui dirige partis et syndicats de l’extrême gauche du capital. Ils multiplient les colloques, les conférences et les débats.
Mais la confrontation théorique ne peut pas se cantonner au petit milieu intellectuel. C’est dans les mouvements de lutte que l’intervention théorique et pratique peut permettre de véritablement changer la société. Dans les mouvements sociaux, il existe toujours une lutte dans la lutte entre ceux qui veulent aménager le capital et ceux déterminés à le détruire.
Source : Éric Martin et Maxime Ouellet (dir.), La tyrannie de la valeur. Débats pour le renouvellement de la théorie critique, Ecosociété, 2014
Aliénation marchande et libération sexuelle
Vers une renouveau de la pensée critique
La théorie critique pour penser la crise
Le néo-zapatisme pour sortir du capitalisme
Fissurer l'emprise du capital sur la vie
Vosstanie, "Du spectacle à la Wertkritik", publié le 5 décembre 2011
La Boulangère et le théoricien (sur la théorie de la forme-valeur), publié sur le site Douter de tout le 22 mai 2014
Bruno Astarian, Rubrique "Valeur", publiée sur le site Hic Salta - Communisation
Jean-Pierre Garnier, « Plus radical que moi, tu meurs ! », A propos des critiques de la valeur, publié sur la revue en ligne Divergences le 19 janvier 2012
Site sur la Critique de la valeur (Wertkritik)
Catégorie "Wertkritik" sur le site AEZEN
Site Critique de la valeur. Critique radicale du capitalisme
Antoine Artous, L'actualité de la théorie de la valeur de Marx. A propos de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, publié sur le site de la revue Contretemps
Marc-André Cyr, "La tyrannie de la valeur", publié sur le site Voir le 16 octobre 2014
Radio : La société marchande et le narcissisme, diffusé sur france Culture le 9 janvier 2014
Vidéo : Le travail et les femmes avec Marie-Pierre Boucher
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