Les nouvelles formes de précarité au travail
Publié le 27 Mai 2017
Tout le monde déteste son travail. Même quand des personnes peuvent exercer dans leur branche professionnelle de prédilection, elles n’apprécient pas les conditions de travail, les salaires de misère et la précarité. Le mouvement contre la Loi Travail a permis de mettre en lumière la liquidation progressive des droits des salariés. La lutte s’oppose à la Loi Travail, mais aussi à son monde de misère et de précarité. De nombreux boulots se caractérisent par des conditions de travail insupportables. Les journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran présentent cette situation dans le livre Boulots de merde !
Dans ces jobs au rabais règnent l’isolement. Les solidarités collectives disparaissent. « Rompus à toutes les formes d’isolement et de d’individualisation créées par l’extension de féodalités modernes – autoentreprenariat, externalisation, intérim, contrats au rabais, stages, etc. -, ils se voient placés de force dans une concurrence implacable les uns avec les autres », observent Julien Brygo et Olivier Cyran. Les boulots de merde ne correspondent pas uniquement à un ressentit, mais renvoient surtout à des critères objectifs : contrats précaires, despotisme des petits chefs, isolement.
Dans le secteur des services, les salariés doivent être particulièrement dociles et supporter le mépris de classe de la clientèle. Le nettoyage, l’hôtellerie et la restauration reposent sur le travail précaire. Tous les restaurants « ont des cuisiniers, des serveuses et des plongeurs qui croulent sous le stress, la déprime et l’ennui et qui ont envie d’autre chose », indique la brochure A bas les restaurants.
L’universitaire David Graeber théorise le bullshit job, avec les boulots inutiles et ennuyeux. Le développement de l’administration, des services et de la communication permet de multiplier les boulots qui ne servent à rien. Mais David Graeber n’évoque pas les conditions de travail, la précarité et l’humiliation. Les journalistes, par ethnocentrisme de classe, préfèrent évoquer la « déprime des cadres » plutôt que de se pencher sur les conditions de travail des salariées qui nettoient leur bureau.
L’enquête de Julien Brygo et Olivier Cyran commence dans un salon de l’emploi. Ce marché aux esclaves moderne s’apparente à une véritable foire aux boulots de merde. Un syndicaliste de Force Ouvrière justifie la précarité et vante l’épargne tout en valorisant les mérites de son patron. Les syndicats ne sont que des cautions pour masquer l’exploitation. Mc Donald’s trône évidemment en tête. Sodexo, avec sa bouffe sous cellophane, connaît moins de succès. « Sodexo, services de qualité », indique le slogan de l’entreprise. « Il y aurait peut-être un degré de corrélation à établir entre le degré de "merditude" d’un emploi et le taux de boursoufflure de la com’ tartinée par l’employeur », ironisent Julien Brygo et Olivier Cyran.
Ils décrivent le numéro d’un coach qui donne une conférence sur l’entretien d’embauche. Il multiplie les injonctions et invite les chômeurs à se soumettre aux valeurs de l’entreprise. Il aligne les métaphores sportives pour exalter la volonté individuelle et le culte de la réussite. Le tout pour être caissière à Monoprix.
Le gouvernement de gauche favorise le développement du service civique. Ces boulots au rabais consistent à valoriser la citoyenneté. Surtout, ils permettent de réduire le chômage par le volontariat. François Hollande propose de lever une « armée de citoyens sans armes » pour éviter d’embaucher dans le secteur public.
« La métaphore militaire souligne bien de quoi il s’agit : créer un corps de réserve chargé de suppléer à la baisse des moyens et des effectifs dans les services de l’Etat et les collectivités locales », décrivent Julien Brygo et Olivier Cyran. Stéphanie doit faire du porte-à-porte dans les HLM pour servir aux habitants la propagande sur l’économie d’énergie. Tout en sachant que cette population précaire n’a pas d’autre choix que d’économiser de toute manière.
L’entreprise Adrexo distribue les prospectus publicitaires dans les boîtes aux lettres. Le travail se révèle fastidieux et difficile. En plus, il n’est pas payé à l’heure. « Le principe est d’une simplicité lumineuse : l’employeur quantifie en amont le temps de travail qu’il juge nécessaire à l’exécution d’une tâche, et tant pis pour le salarié incapable de s’y tenir », observent Julien Brygo et Olivier Cyran. Les heures supplémentaires ne sont évidemment pas payées. Les salariés reçoivent un revenu en dessous du SMIC. Ces pratiques illégales ne sont évidemment pas mises en cause par l’Etat et le Ministère du Travail.
Les livreurs de Take Eat Easy (TEE) se déplacent à vélo pour apporter de la nourriture. Ils ont le statut d’auto-entrepreneur et sont payés à la course. Ils doivent aller vite et prendre des risques à vélo pour récolter quelques sous. « Le modèle économique de ces sociétés-là, c’est d’être hors droit du travail, hors du salariat. Ils ont très peu d’investissement en matériel, même le vélo c’est toi qui le paie », témoigne un livreur. C’est l’économie low cost sans cotisations sociales selon le modèle Uber. Ces nouveaux travailleurs ne sont plus considérés comme des salariés mais comme des prestataires de service. Ils subissent pourtant un lien de subordination avec un employeur qui donne du travail, évalue et pénalise.
Les nouveaux prolétaires viennent rarement à l’esprit lorsqu’il s’agit d’évoquer le commerce de luxe. Pourtant, les boutiques chics fonctionnent grâce à des vendeuses, des hôtesses d’accueil, des employés de restauration et du personnel de nettoyage. Surtout, de nouveaux métiers précaires se développent. Les « personnal-shoppers » guident les clientes dans leurs achats pour choisir des vêtements ajustés. Brigitte, bien que précaire, s’identifie à l’élite sociale qu’elle côtoie. Elle accepte de servir la haute bourgeoisie pour un revenu très faible. « Quand on est personnal-shopper, il faut savoir s’oublier, oublier ses goûts, pour se mettre à la place de la cliente », justifie Brigitte.
Le toyotisme, méthode brutale d’organisation du travail, s’impose désormais dans les services publics. Les salariés des hôpitaux subissent une pression hiérarchique et des objectifs de rentabilité. Ces nouvelles méthodes de management « se résument non seulement à faire plus avec moins, mais aussi à transformer des travaux socialement utiles en boulots globalement merdiques », décrivent Julien Brygo et Olivier Cyran. Le Lean management impose une accélération du travail. Les pauses sont écourtées ou supprimées, les moments superflus et respirations improductives sont éradiqués. Chaque minute doit devenir rentable et quantifiable.
En plus, le toyotisme exige des salariés qu’ils participent à la vie de l’entreprise pour se réjouir de leurs mauvaises conditions de travail. « Le toyotisme fournit les outils pour associer les salariés à la dégradation de leur sort, pour les rendre complices des nouvelles modalités de leur exploitation », analysent Julien Brygo et Olivier Cyran.
A partir de 2002, la Poste subit une importante restructuration. Les tournées deviennent de plus en plus longues et le personnel moins nombreux. Les contrats précaires et l’externalisation sont favorisés. Les conditions de travail deviennent invivables. « Instauration d’un management par le stress qui génère des maladies professionnelles, accidents du travail, dépression et suicides », décrivent Julien Brygo et Olivier Cyran.
Pourtant, des grèves éclatent pour s’opposer à cette dégradation des conditions de travail. Mais la Poste n’hésite pas à embaucher des intérimaires pour remplacer les grévistes. La lutte doit se renouveler, avec des comités de grève soutenus par la population d’un quartier.
Le livre de Julien Brygo et Olivier Cyran propose des enquêtes vivantes et approfondies. Elles permettent de décrire les mutations du monde du travail. Les chômeurs qui doivent accepter n’importe quel travail, l’ubérisation et l’arnaque de l’auto-entrepreneuriat, le management et le stress ne cessent de se développer. La force de livre de Julien Brygo et Olivier Cyran repose sur son aspect descriptif et journalistique. Le lecteur peut alors développer ses propres analyses.
Néanmoins, ce livre n’évoque pas les perspectives de luttes contre ces nouvelles formes de travail. Il peut alimenter la petite musique du fatalisme et de la résignation, déjà particulièrement envahissante. Ce livre permet d’affiner un constat bien connu, mais il ne dessine aucune perspective de changement social et politique. Pourtant, il existe de nombreuses luttes dans divers secteurs. Les grèves à la Poste sont rapidement évoquées. Les mouvements des femmes de chambre contre les sous-traitants de l’hôtellerie semblent également révélateurs. Des mouvements collectifs peuvent permettre de briser l’isolement et la séparation qui existent dans ce monde du travail éclaté. Aux Etats-Unis comme en France, ce sont même les travailleurs ubérisés qui déclenchent des grèves sauvages.
Néanmoins, les luttes restent encore trop peu nombreuses. Le syndicalisme n’est plus un outil d’organisation des précaires. Ses bastions perdurent dans des secteurs encore protégés. Lorsque les syndicats sont implantés dans des secteurs précarisés, ils ont bien souvent signés les accords d’entreprise qui dégradent les conditions de travail. De nouvelles formes de contestation sociale doivent s’inventer, dans les entreprises mais aussi en dehors. Surtout, les luttes locales restent bien souvent isolées.
Là encore, les cadavres du syndicalisme ne favorisent pas les liens entre les boîtes en lutte d’un même secteur d’activité ou dans une même région géographique. Les syndicats sont même souvent à la ramasse et ignorent les luttes qui peuvent exister même lorsqu’elles sont impulsées par leurs propres adhérents. De nouveaux outils doivent donc émerger pour coordonner les luttes et déboucher vers des perspectives de rupture avec la société marchande.
C’est bien le problème de l’absence d’horizon émancipateur qui se pose, au-delà de la revigorante satisfaction de revendications immédiates. La gauche reste déconnectée de la réalité. Revendiquer un CDI pour tous et les 32h semble particulièrement éloigné des revendications immédiates et des problèmes concrets que subissent les précaires. Les programmes de transition électoralistes et autres recettes de l’extrême gauche du capital ne sont pas crédibles et ne font rêver personne. Les tambouilles libertaires et autogestionnaires révèlent également toute leur absurdité. Les personnal-shoppers autogérés ne risquent pas d’être d’une grande utilité dans une société communiste libertaire. Pire, le modèle de l’auto-entrepreneur détourne les aspirations d’autonomie et de liberté pour renforcer l’exploitation.
C’est bien une autre société qui doit s’inventer à partir des mouvements de lutte. Le monde du travail est en ruine, il est tant de le liquider. Les contraintes sociales, les hiérarchies, la soumission, la dépossession et l’absurdité caractérisent le travail dont les « boulots de merde » ne sont qu’une caricature. Les mouvements de lutte doivent se généraliser pour redéfinir le sens des activités humaines. Le plaisir, la créativité et la spontanéité doivent remplacer la discipline du travail.
Source : Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde ! Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, La Découverte, 2016
Vidéo : Espace de travail : Faites-vous un « boulot de merde » ?, mise en ligne sur le site Mediapart le 2 octobre 2016
Vidéo : « Boulots de merde » : travailler sans foi ni loi, mise en ligne sur le site du journal L'Humanité le 11 décembre 2016
Vidéo : Hier, aujourd'hui, demain n°3 - novembre 2016
Vidéos : films documentaires de Julien Brygo
Vidéo : Nina Faure, Dans la boîte, mise en ligne sur le site de C-P Production
Radio : Précarité dans le travail ou boulot précaire ?, émission mise en ligne sur le site L'Actualité des luttes le 26 avril 2017
Radio : Le salariat n’est pas mort, il bouge encore (3/4) Du sens au travail, émission diffusée sur France Culture le 13 mars 2017
Radio : Boulots de merde !, mise en ligne sur le site de la radio Canal Sud le 5 décembre 2016
Radio : Boulots de merde ! - Julien Brygo, Olivier Cyran, émission mise en ligne sur le site de Radio Grenouille le 7 décembre 2016
Radio : émission La Matinale de Radio Campus Paris du 19 octobre 2016
Radio : émission Europe 1 social club du 3 novembre 2016
Radio : Ali Rebeihi, Ces boulots qui ne nous rendent pas toujours heureux…, diffusée sur France Inter le 18 octobre 2016
Vers le stade Uber du capitalisme ?, publié dans la revue Courant alternatif n°269 en avril 2017
« Boulots de merde ! du cireur au trader », publié sur le site La Rotative le 1er octobre 2016
« Boulots de merde ! Du cireur au trader » un livre de Julien Brygo et Olivier Cyran, paru dans lundimatin#75, le 6 octobre 2016
Mathieu Dejean, Qu’est-ce qu’un vrai “boulot de merde” ?, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 7 novembre 2016
Caroline Châtelet, Julien Brygo, Olivier Cyran : « La merdification du travail concerne la majorité des secteurs », publié sur le site de la revue Regards le 7 avril 2017
Nolwenn Weiler, Boulots de merde : « On revient à une économie de type féodale, une économie de la domesticité », publié sur le site Basta ! le 30 novembre 2016
Julien Le Gros, Boulots de merde : un pavé dans la merditude au travail, publié dans le webzine Dissident le 10 janvier 2017
Condition de travail contre travail, publié sur le site La Fille qui n'aimait rien le 10 octobre 2016
Jean-Guillaume Lanuque, Compte-rendu publié sur le site de la revue Dissidences
LD, Compte-rendu publié l'hebdomadaire L'Anticapitaliste n° 377 le 30 mars 2017
Frantz Durupt, Dans la chaîne absurde des «boulots de merde», publié dans le journal Libération le 21 novembre 2016
Julien Brygo & Olivier Cyran, Direction des Ressources Heureuses, publié dans le journal Le Monde diplomatique en octobre 2016
Articles de Julien Brygo publiés dans le journal CQFD
Articles de Olivier Cyran publiés dans le journal CQFD