Wilhelm Reich et la conscience de classe

Publié le 4 Juillet 2019

Babylon berlin (2017)

Babylon berlin (2017)

Les causes des révoltes ou, au contraire, la passivité restent des sujets essentiels. Le rôle des militants doit être interrogé. Ce sont les problèmes du quotidien et non les programmes et les idéologies qui provoquent les révoltes individuelles et collectives. 

 

La conscience de classe reste un enjeu majeur pour les luttes sociales actuelles. Comprendre les causes des révoltes peut permettre de les déclencher plus facilement. Dans une période de résignation et de fatalisme, la conscience de classe reste l’élément qui fait défaut pour rendre la situation explosive.

Psychanalyste et révolutionnaire, Wilhelm Reich se penche sur ces questions dans le contexte du nazisme et de l’effondrement du mouvement ouvrier allemand. Pour Wilhelm Reich, la conscience de classe semble déterminante pour expliquer les grands basculements sociaux et politiques. Wilhelm Reich propose ses réflexions dans la brochure Qu’est-ce que la conscience de classe ?

 

                  

Démarche freudo-marxiste

 

Sébastien Roux propose une présentation du théoricien freudo-marxiste. Wilhelm Reich lutte pour une révolution sociale et sexuelle. Il tente de relier les problèmes sociaux et la psychologie individuelle. Il critique le déterminisme économique du marxisme orthodoxe, mais aussi l’individualisme de la psychanalyse. La psychologie des individus reste conditionnée par les problèmes matériels. Wilhelm Reich insiste également sur la dimension subjective et s’oppose au déterminisme historique. Ensuite, il considère la vie quotidienne comme le fondement de la politique.

Wilhelm Reich mène des activités de psychanalyste et de militant dans les partis ouvriers. En 1930, il s’installe à Berlin. Il fonde l’Association allemande pour une politique sexuelle prolétarienne (Sexpol). Wilhelm Reich parvient ainsi à mobiliser la jeunesse. Il parle d’avortement, de plaisir sexuel et de l’importance d’une vie amoureuse satisfaisante. Il relie le travail aliéné et la répression sexuelle. La frustration s’explique par l’ordre moral et par les contradictions sociales au sein de l’individu. Il semble important d’analyser la vie psychique des masses pour comprendre l’idéologie.

 

Wilhelm Reich fuit l’Allemagne nazie. Il réfléchit sur l’attitude de la classe ouvrière qui soutient Hitler. La famille patriarcale reste un des piliers de l’ordre existant. Elle impose des mécanismes de docilité qui favorisent la répression sexuelle et la peur de la liberté. L’inhibition sexuelle bloque les facultés critiques et diffuse un sentiment infantile de culpabilité.

La soumission à l’autorité et les inhibitions s’opposent au développement de la conscience de classe. C’est aussi dans la vie quotidienne des exploités que s’explique l’absence de révolte. L’amélioration progressive du confort matériel, la promesse de mobilité sociale et l’attachement à l’entreprise peuvent expliquer l’absence de grèves. Les militants tentent de convaincre les masses de la validité de leur idéologie, ce qui ne permet pas de politiser les gens à partir de leurs problèmes du quotidien et de leurs préoccupations concrètes.

  

  Babylon Berlin, passato prossimo  

 

Subjectivités et conditionnements

 

Wilhelm Reich défend la nécessité de la création d’une nouvelle internationale. Mais il regrette que les trotskistes des années 1930 créent la IVe Internationale pour recruter à partir d’un programme et d’une idéologie. La diffusion d’idées n’est pas à la hauteur des enjeux. « La grande question est de savoir pourquoi nos organisations se sont sclérosées, pourquoi la bureaucratie nous a étouffés, pourquoi les masses ont agi contre leur propre intérêt en portant Hitler au pouvoir », interroge Wilhelm Reich. Les gauchistes proposent de brillants exposés économiques. Mais ils ignorent les motivations affectives des exploités et l’importance du facteur subjectif.

Les gauchistes veulent apporter la science marxiste aux masses. Ils réduisent la conscience de classe à un simple discours rationnel. Pire, ils refusent d’observer une spontanéité révolutionnaire. Pour eux, seul un groupe d’avant-garde peut apporter la conscience de classe. Au contraire, il semble important d’observer les idées et désirs d’émancipation qui émergent selon les classes sociales, mais aussi ce qui les entrave. Il semble indispensable de s’appuyer sur les désirs et les besoins des classes populaires, plutôt que sur une idéologie.

 

L’inhibition sexuelle, le sentiment de culpabilité et l’attachement à la famille débouchent vers des idées conservatrices. Inversement, la rébellion et le désir d’un accomplissement de la vie sexuelle débouchent vers des idées révolutionnaires. La vie sexuelle se retrouve au centre des besoins et des contradictions de la jeunesse.

Les femmes sont tiraillées par des contradictions. Elles sont attachés à leurs enfants et à la sécurité conjugale. Mais elles expriment également un désir d’autonomie et d’indépendance à l’égard de l’homme. Les nazis valorisent le rôle de la mère, dans une logique de morale sexuelle. Mais cette austérité puritaine s’oppose à la joie de vivre.

L’ouvrier, même avec une conscience de classe, peut s’enfermer dans une morale sexuelle. L’Etat accorde à l’homme son autorité sur la femme et les enfants. La docilité de tous les membres de la famille à son égard rend l’ouvrier attaché à l’ordre bourgeois. La propriété, le carriérisme, l’identification à l’entreprise, la sécurité économique s’opposent à la formation de la conscience de classe.

 

 

Contre les militants et les avant-gardes

 

Le modèle d’une avant-garde qui doit guider les masses ne permet pas de diffuser une conscience de classe. Au contraire, les rivalités futiles entre groupuscules les discréditent. « On ne mettra jamais assez au pilori cette naïve présomption de supériorité, l’infantilisme de cette compétition de prestige », raille Wilhelm Reich. La prétention à la supériorité et à la direction du mouvement révolutionnaire semble grotesque et illusoire. Les organisations doivent au contraire comprendre les dynamiques sociales qui secouent le monde. C’est le bouillonnement et la maturation révolutionnaire qui doivent décider de la direction du mouvement.

Les révoltes sociales ne proviennent pas des militants révolutionnaires. Le contact avec les larges masses inorganisées reste indispensable. Les paroles, les pensées et les contradictions de ces larges masses non politisées doivent être comprises pour leur donner un sens révolutionnaire. Les organisations ne doivent apporter la conscience communiste aux masses. Elles doivent s’attacher à développer dans les masses l’aspiration révolutionnaire qui y existe déjà.

Les partis communistes se contentent de défendre un programme et le modèle de la planification en URSS. La Sexpol préfère partir des besoins subjectifs pour en déduire des problèmes politiques. Les jeunes recherchent davantage un partenaire sexuel ou un logement plutôt que des revendications idéologiques. Les exposés sur la politique du gouvernement alimentent l’ennui et la passivité. En revanche, les discussions sur les problèmes personnels sont animées et attirent du monde. Il faut partir des préoccupations de la vie quotidienne pour déboucher vers des discussions politiques, et non l’inverse. « Que voulons-nous ? Comment l’obtiendrons-nous ? » devient la question fondamentale de la politique révolutionnaire.

 

Dans « Babylon Berlin », un commissaire arriviste et toxicomane (Volker Bruch) est chargé d’enquêter sur diverses affaires.

 

Intervention politique

 

Le texte de Wilhelm Reich éclaire beaucoup de questions que se posent les militants. Il permet de prendre en compte les individus, avec leurs besoins personnels, leurs désirs et leurs contradictions. Les prolétaires ne sont pas considérés comme une masse uniforme à manipuler. Malgré un vocabulaire marqué par le marxisme-léninisme, Wilhelm Reich permet d’attaquer les prétentions des partis qui veulent diriger les masses.

L’originalité du freudo-marxisme consiste à prendre en compte la dimension psychologique. Les individus sont traversés par des contradictions. Leurs désirs personnels peuvent s’opposer à l’ordre social. C’est cette frustration qu’il s’agit de politiser. La psychanalyse permet de prendre en compte la dimension individuelle souvent niée par les militants qui considèrent que le collectif doit tout écraser.

Néanmoins, Wilhelm Reich reste marqué par son époque. Sa psychanalyse de masse peut s’apparenter à une forme d’essentialisme. Il attribue des caractéristiques à tous les jeunes ou toutes les femmes, en niant à son tour la diversité des trajectoires individuelles. Wilhelm Reich reste également marqué par une forme de morale sexuelle. Il tient des propos homophobes et réduit l’acte sexuel à la pénétration vaginale. Même si la révolution sexuelle de Wilhelm Reich influence les mouvements homosexuels et féministes dans sa critique des normes et des contraintes sociales.

 

Mais ce texte de Wilhelm Reich permet aussi de penser l’intervention politique. Le freudo-marxiste s’oppose au vieux modèle du militant qui apporte la conscience aux masses. Des partis communistes jusqu’au populisme de gauche de la France insoumise, c’est toujours ce modèle qui s’impose. Wilhelm Reich observe que ce ne sont pas les organisations politiques qui déclenchent les révoltes. Les militants doivent alors être à l’écoute des mouvements sociaux plutôt que de ruminer leur propagande. L’idéologie et les programmes politiques sont souvent déconnectés des préoccupations du quotidien. Il semble indispensable de partir des problèmes de chaque personne pour les inscrire dans une réflexion politique.

Ces pistes proposées par Wilhelm Reich font songer à la démarche du courant opéraïste et de l’enquête ouvrière. Les exploités expriment des formes de refus et de résistances spontanées sur lesquels il devient indispensable de s’appuyer. Même si la tradition communiste et Wilhelm Reich accordent encore un trop grand rôle au parti et à l’organisation. Recruter et massifier ne doivent pas devenir une fin en soi. Ce sont les luttes sociales autonomes qui doivent permettre de politiser les problèmes du quotidien. Des révoltes qui explosent à partir d’une revendication qui semble minime et anodine peuvent d’ailleurs s’élargir pour s’inscrire dans une perspective de rupture avec le capitalisme. La conscience révolutionnaire se construit avant tout dans ces luttes sociales.

 

Source : Wilhelm Reich, Qu’est-ce que la conscience de classe ? Contribution au débat sur la reconstruction du mouvement ouvrier, traduit par Constantin Sinelnikoff, M Editeur, 2018

Extrait publié sur le site de Vosstanie

Extraits publiés sur le site Matière révolution

 

Articles liés :

Le freudo-marxisme de Wilhelm Reich

Wilhelm Reich et la révolution sexuelle

Wilhelm Reich et la politique du plaisir

Otto Gross contre l'ordre moral

 

Pour aller plus loin :

Radio : Psychologie de masse du fascisme et du capitalisme, mis en ligne sur le site Sortir du capitalisme

Note de lecture de Jonathan Louli, mis en ligne sur le site Liens Socio le 7 décembre 2018

Constantin Sinelnikoff, Situation idéologique de Wilhelm Reich (suite), publié dans la revue L'Homme et la société en 1969

Serge Bricianer, A propos de Wilhelm Reich, publié dans la revue Mise au point n°1 en 1972

Jean-Pierre Voyer, Reich mode d'emploi, publié par Champ libre en 1971

Peter D. Kramer, Reich, le grand prosélyte de l'orgasme, publié dans le journal en ligne Slate le 7 juillet 2011

Jean-Marie Brohm, Sur la psychologie de masse du fascisme, publié sur le site "Nouveau millénaire, Défis libertaires" 

Jean-Marie Brohm, Relire Reich aujourd'hui, publié sur le site "Nouveau millénaire, Défis libertaires" 

Omer Moussaly, Analyses néo-marxistes du phénomène psycho-politique, publié sur le site revue Cultures-Kairós en septembre 2015

Ludivine Bantigny, Quelle “ révolution ” sexuelle ? Les politisations du sexe dans les années post-68, publié dans la revue L'Homme & la Société n° 189-190 en 2013

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Z
à lire également "psychologie de masse du fascime", écrit en 1933, c'est dire s'il était aux premières loges et en 1ère ligne...
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