Les révolutionnaires des années 1930
Publié le 25 Août 2018
La période de l’entre-deux guerres reste particulièrement agitée. Les années 1930 se caractérisent par la crise économique, la montée du fascisme et l’imminence de la guerre. Les révoltes ouvrières de 1936 incarnent également le renouveau d’une contestation sociale.
Durant cette période, des militants gauchistes proposent des analyses percutantes sur la situation et ses perspectives. Ces militants se situent à la gauche du Parti communiste et du Parti socialiste, considérés comme opportunistes et contre-révolutionnaires. Ces gauchistes peuvent se référer au marxisme-léninisme, mais aussi à l’anarchisme, au syndicalisme révolutionnaire encore au luxemburgisme.
Le journaliste Jean Rabaut propose une histoire de cette période, qu’il a lui-même vécu, dans le livre Tout est possible !
Après la révolution russe, une opposition de gauche émerge face au stalinisme. Boris Souvarine, un ami de Léon Trotski, critique la bolchevisation du premier Parti communiste. Il dénonce les nominations par en haut et sans contrôle de la base, l’étouffement de la critique, l’autosatisfaction permanente, les mots d’ordre démagogiques. Mais son cercle démocratique regroupe surtout quelques intellectuels déconnectés des luttes sociales. Maurice Paz tente d’animer une opposition à l’intérieur du Parti communiste. Son groupe, Contre le courant, regroupe des ouvriers militants et des syndicalistes.
L’opposition s’exprime également à travers le syndicalisme révolutionnaire. Pierre Monatte et Alfred Rosmer fondent la revue La Révolution prolétarienne. Ils défendent l’unité syndicale. Ils estiment que ces organisations doivent reposer sur un esprit de classe pour permettre une action commune contre l’Etat et le patronat. Pierre Naville participe à la revue Clarté, qui regroupe des communistes et des surréalistes. La revue Lutte de classes affirme des idées proches de celles de Trotski.
L’opposition de gauche ne parvient pas à se rassembler. Trotski estime que le débat et la critique ne doivent pas s’exprimer pour éviter de nuire à la structuration de l’opposition. Il reste attaché au modèle de la discipline bolchevique. Ensuite, Trotski estime qu’il est indispensable de défendre l’URSS, malgré les critiques. Selon lui, c’est un bloc qui menace la domination des démocraties capitalistes.
Les syndicalistes révolutionnaires s’opposent également à Trotski qui estime que le syndicat doit se soumettre au parti politique. L’objectif des trotskistes de la Ligue communiste reste la conquête du pouvoir d’Etat. Les trotskistes restent divisés sur leur intervention dans les syndicats. Pour Raymond Molinier, il faut créer des fractions politiques à l’intérieur des syndicats. Au contraire, Alfred Rosmer propose un regroupement large sur une base de classe et de pratique de lutte, plutôt que sur une idéologie. En 1930, Alfred Rosmer quitte la Ligue qui se recroqueville sur une orthodoxie trotskiste.
D’autres courants, plus minoritaires encore, composent l’opposition de gauche. Le courant d’Amadeo Bordigua dénonce la dérive de la révolution russe après la mort de Lénine. Ils critiquent également Trotski, considéré comme un opportuniste qui n’ose pas attaquer directement l’URSS. Les bordiguistes restent attachés à la pureté du dogme léniniste.
La revue Spartacus se rapproche du communisme de conseils. Elle ne pense pas que des syndicats, structurellement réformistes et attachés à l’aménagement du capitaliste, peuvent permettre une révolution. Ce sont les conseils ouvriers et les organisations d’usine qui doivent liquider le capitalisme et l’Etat bureaucratique.
Trotski reste longtemps attaché à la stratégie de « redressement » de l’Internationale Communiste. Les trotskistes doivent influencer les communistes pour les faire évoluer vers leurs positions. Mais Staline ne voit pas le danger du nazisme en Allemagne. Les trotskistes comprennent que l’unité du mouvement ouvrier face au fascisme devient impossible. Trotski veut alors créer une nouvelle Internationale qui ne subisse pas les impuretés du stalinisme.
L’opposition de gauche émerge également au Parti socialiste. C’est autour de Marceau Pivert que se regroupent les révolutionnaires de la SFIO. Ils insistent sur l’unité de la classe ouvrière pour lutter contre le fascisme. La revue Masses illustre cette sensibilité. Grâce à René Lefeuvre, elle s’éloigne du bolchevisme et développe une critique de la bureaucratie. Ces militants interviennent dans la SFIO, un parti de masse qui peut se radicaliser.
Les trotskistes adhèrent également à la SFIO. Ils proposent un programme de transition qui évoque la nationalisation des banques, mais pas la décolonisation de l’Algérie. Surtout, ce programme reste confidentiel et connu uniquement par quelques trotskistes. Cette stratégie enferme le trotskisme dans une niche minoritaire. Ces bolcheviks-léninistes apparaissent, pour les quelques personnes qui les connaissent, comme des « donneurs de conseils, étrangers à la lutte réelle des masses ».
Les syndicalistes révolutionnaires sont particulièrement présents dans la CGTU et la Fédération de l’enseignement. Ils estiment que ce sont les syndicats qui doivent remplacer l’Etat. Mais cette position semble idéaliser le syndicalisme. « Les ouvriers n’ont pas le pouvoir dans leurs propres syndicats, ils sont aux mains des bonzes, qui n’ont pourtant d’autres moyens de domination que leurs fonctions bureaucratiques », souligne Simone Weil. Confier l’armée, la police et toute la machine d’Etat aux bureaucrates ne semble pas une bonne idée. Simone Weil ironise sur ce « stalinisme syndical ».
Marceau Pivert défend les trotskistes face aux menaces d’exclusion de la SFIO. Néanmoins, il considère que les trotskistes doivent abandonner leur folklore bolchevik pour s’intégrer à la culture démocratique du parti avec le débat contradictoire et l’expression de tendances. Les trotskistes veulent avant tout rallier les socialistes à leur idéologie. Marceau Pivert estime que les révolutionnaires doivent accompagner les masses ouvrières qui peuvent évoluer, modifier leur tactique et leur perspective. Marceau Pivert fonde le courant de la Gauche Révolutionnaire, qui comprend notamment La Bataille socialiste et le groupe de René Lefeuvre.
Le Front populaire propose un programme de gouvernement rédigé par les socialistes, les communistes et les radicaux. Les mesures ne sont pas très ambitieuses. Rien ne concerne la colonisation, ni la réduction de la semaine de travail, ni les nationalisations. Marceau Pivert considère ce programme très modéré. Les révolutionnaires appellent inlassablement à une grève générale insurrectionnelle.
Une grande vague de grève se déclenche après l’élection du Front populaire en 1936. Mais les trotskistes et les minorités gauchistes, peu implantées dans la classe ouvrière, ne sont pas à l’origine de cette révolte. « Non, ce sont les inorganisés qui ont déterminé l’explosion », souligne Jean Rabaut. Ce mouvement de grève apparaît largement festif et spontané. Ce ne sont pas les revendications qui guident cette lutte. Les ouvriers et ouvrières veulent simplement redresser la tête et se libérer du quotidien du travail à l’usine. La joie pure, le rire et la danse priment sur l’objectif de négocier. Cependant, si les ouvriers font grève, ils ne prennent pas en main la lutte. Ils délèguent aux militants le soin de rédiger des revendications. Néanmoins, cette révolte a permis d’imposer une diminution du temps de travail et des congés payés.
En Espagne, un putsch militaire menace la République. Un gouvernement de Front populaire comprend des partis de gauche bourgeois. Mais il est soutenu par le mouvement ouvrier. Il a été élu grâce aux anarchistes qui ont abandonné leur abstentionnisme. Mais ce sont les ouvriers eux-mêmes qui devancent les promesses du gouvernement. Ils ouvrent les portes des prisons et occupent les terres. Ils combattent également les fascistes alors que le gouvernement reste passif. La principale force politique reste les anarchistes de la FAI qui dirigent le syndicat de la CNT. Le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) semble proche de la Gauche révolutionnaire française.
Les révolutionnaires français combattent en Espagne aux côtés des anarchistes, à l’image de Simone Weil ou du poète Benjamin Péret. Ils sont plutôt proches du marxisme et se méfient d’un anarchisme français qui rejette la lutte des classes. Mais l’anarchisme espagnol, incarné par Buenaventura Durruti, est au cœur de la lutte.
L’anarchisme français reste tourné vers l’individualisme plutôt que vers l’action collective. Louis Lecoin valorise l’objection de conscience. Il estime que la gloire de l’anarchisme est liée à des gestes individuels. Au contraire, des communistes libertaires s’appuient sur le mouvement ouvrier. Ils participent à la CGT ou à la CGTU. Les anarchistes devenus permanents s’attachent à la rotation des mandats. Même si certains anarchistes ne se distinguent pas des autres fonctionnaires syndicaux. D’autres libertaires ont préféré créer une centrale distincte : La CGT syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR). Mais cette petite organisation n’a jamais déclenché de grève importante. Surtout, ces anarchistes défendent la morale du travail.
Le mouvement ouvrier subit une nouvelle défaite en Espagne. En France, l’Union anarchiste se divise entre traditionalistes et novateurs. La critique des anarchistes de gouvernement est mal perçue par les traditionalistes qui veulent maintenir l’unité de l’anarchisme. Les novateurs sont minoritaires. Ils dénoncent un mouvement anarchiste réduit à un libéralisme flou qui tente de rassembler le prolétariat et les classes moyennes. Ils critiquent également les mœurs autoritaires et centralistes. L’anarchisme français n’a pas su saisir l’élan de la lutte des classes après les révoltes sociales de 1936.
L’opposition de gauche semble éclatée après le mouvement de 1936. La combativité ouvrière faiblit. Marceau Pivert fonde le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP). Son groupe sort de la SFIO pour protester contre la politique du Front populaire. Mais le PSOP reste un petit groupe minoritaire qui tend à s’isoler. Le PSOP reste attaché à la critique de la bureaucratie et du stalinisme. Il valorise un socialisme démocratique.
Des ouvriers révolutionnaires s'organisent autour de la revue Le Réveil syndicaliste. Ce groupe reste attaché à la lutte des classes, plutôt qu’à une identité idéologique. Ils refusent la tutelle des partis et critiquent les directions syndicales. « L’important et l’inédit, c’est que ce regroupement n’est pas né d’une fraction politique cherchant dans les syndicats des bouches d’air, mais de la volonté de prolétaires liée à la vie quotidienne de leurs frères de classe, et expérimentés dans les luttes », observe Jean Rabaut. Ce Cercle syndicaliste multiplie les cercles de base, mais reste réduit à 5000 membres.
Les trotskistes veulent fonder une IVe Internationale.Trotski affirme son dogme marxiste-léniniste dans sa brochure Leur morale et la notre. Il estime que la fin justifie les moyens. Les mensonges et les manipulations peuvent être utilisés pour servir une cause supérieure. Il prend même l’ordre des jésuites pour modèle. Victor Serge lui répond dans la revue Masses. Il estime que la révolution russe a commis des erreurs. Dès qu’un problème se pose, les dirigeants bolcheviks manquent d’audace révolutionnaire. Ils cherchent les solutions aux problèmes dans la contrainte gouvernementale plutôt que dans la liberté des masses.
Les trotskistes entrent au PSOP. Mais ils restent perçus comme une fraction par les autres militants. René Lefeuvre leur reproche d’être des staliniens d’opposition. Ils utilisent les mêmes méthodes et pratiques autoritaires. Les trotskistes donnent des leçons et se posent en supériorité. Ils ne cherchent pas à comprendre les dynamiques de lutte et le mouvement autonome de la classe ouvrière.
Le livre de Jean Rabaut permet de se plonger dans ce gauchisme des années 1930. Le journaliste qui est aussi un acteur de ce mouvement entend faire œuvre de transmission. Il présente de manière critique ce milieu révolutionnaire pour comprendre ses limites et les erreurs à ne pas reproduire. Mais le livre de Jean Rabaut permet aussi de découvrir la richesse des débats de cette époque. Les différents courants peuvent dialoguer et polémiquer sur des questions essentielles.
Les marxistes-léninistes, notamment les trotskistes, s’opposent aux courants les plus libertaires des syndicalistes révolutionnaires et des luxemburgistes. Les trotskistes insistent sur la pureté idéologique. Ils veulent construire un parti qui repose sur un dogme et un programme précis. Les luxemburgistes privilégient au contraire des regroupements sur une base de classe. Ce sont les pratiques de lutte, et l’auto-organisation dans les grèves, qui doivent primer sur l’idéologie. Ensuite, les trotskistes et les syndicalistes révolutionnaires insistent sur l’importance de construire une organisation. Les luxemburgistes s’appuient davantage sur les révoltes spontanées. Ces débats restent toujours pertinents.
L’approche idéologique valorisée par les trotskistes les conduit à la marginalité. Ils aiment se vivre comme des minoritaires à contre-courant. Mais ils sont surtout à contre-courant des luttes et des mouvements sociaux. Ces militants bolcheviks restent déconnectés de la réalité vécue par la classe ouvrière. Ils sont souvent issus de la petite bourgeoisie intellectuelle ou de l’aristocratie ouvrière. Ils sont majoritairement enseignants, mais aussi correcteurs ou ouvriers du livre. Surtout, les trotskistes refusent de partir des réalités concrètes, du quotidien dans les entreprises, des résistances sociales. Ils préfèrent proclamer une idéologie déconnectée de la réalité de la lutte des classes et s’enfermer dans un purisme.
Jean Rabaut évoque trop peu le rapport des gauchistes aux révoltes sociales de 1936, pourtant révélateur. Il consacre une large partie à 1936. Les gauchistes y trouvent leurs repères. La révolte est encadrée par des organisations comme la CNT ou le POUM. Ils s’intéressent d’ailleurs assez peu à la dynamique spontanée déclenchée à la base par les ouvriers et les paysans. Les occupations de terre et d’usine ne proviennent d’aucun syndicat ou parti. Les gauchistes préfèrent débattre des orientations idéologiques de la CNT.
En revanche, les gauchistes ne comprennent pas le mouvement de 1936 en France. Les trotskistes, mais aussi les syndicalistes révolutionnaires, méprisent une révolte spontanée qui ne proclame aucune revendication. Les gauchistes jugent les grèves avec occupations comme peu politiques. Plutôt que de s’immerger dans le mouvement, ils préfèrent dénigrer ces ouvriers qui n’ont pas adhérer à leur organisation auparavant.
Néanmoins, les luxemburgistes comme Daniel Guérin ou René Lefeuvre restent ouverts aux révoltes spontanées. La révolution sociale ne peut pas provenir d’une poignée de militants gauchistes qui se prennent pour une avant-garde. Ce sont les pratiques de lutte et les grèves, en dehors de l’encadrement syndical, qui permettent d’ouvrir des perspectives nouvelles. Ce ne sont pas les organisations qui construisent les luttes, mais les luttes qui peuvent construire une organisation nouvelle. Ce ne sont pas les partis et les syndicats mais les luttes autonomes qui dessinent des perspectives émancipatrices.
Source : Jean Rabaut, Tout est possible ! Les gauchistes français, 1929-1944, Libertalia, 2018 (Denoël, 1974)
Extrait publié sur le site La bataille socialiste
Daniel Guérin et le Front populaire
Les révoltes ouvrières de 1936
Les débuts du Parti communiste en France
Benjamin Péret, surréaliste et révolutionnaire
Vidéo : Julien Chuzeville, "René Lefeuvre - pour le socialisme et la liberté"
Vidéo : Les rapports entre Marceau Pivert et les trotskistes
Vidéo : Trotsky hier et aujourd'hui, émission Apostrophes du 25 avril 1975
Radio : Contre-histoire des grèves de 1936 et du Front populaire, émission mise en ligne sur le site Sortir du capitalisme
Jean Rous, Gauchistes d'hier et d'aujourd'hui, publié dans Le Nouvel Observateur du 30 décembre 1974
Dans les rangs des révolutionnaires de l’entre-deux-guerres, publié sur le site Ma petite bibliothèque rouge le 30 juillet 2018
Guillaume Davranche, 1934-1937 : Les anarchistes et le Front populaire, publié dans le journal Alternative libertaire de juillet-août 2006
Christian Mahieux, Mai-juin 1936, Les fronts populaires…, publié sur le site de la revue Les Utopiques le 22 mai 2017
Jean-Guillaume Lanuque et Jean-Paul Salles, Les trotskystes français et la Seconde Guerre mondiale, publié sur le site de la revue Dissidences le 28 juin 2016
Sommaires de Masses, revue d’informations des groupes d’études (1933-1934), publié sur le site Fragments d'Histoire de la gauche radicale le 18 août 2016
Chronologie de la Gauche révolutionnaire (1935-1938), publié sur le site La bataille socialiste
Pivert (1895-1958), publié sur le site La bataille socialiste
Lefeuvre (1902-1988), publié sur le site La bataille socialiste
Robert Paris, La révolutionnaire prolétarienne Simone Weil, publié sur le site Matière et révolution le 20 juin 2015
Claude Guillon, “La Servitude des femmes” (1921) ~ par Marthe Bigot, publié sur le site La Révolution et nous le 20 juillet 2018