Frédéric Lordon et l'idéologie altercapitaliste

Publié le 17 Mars 2022

Frédéric Lordon et l'idéologie altercapitaliste
Devenu une figure intellectuelle incontournable, Frédéric Lordon articule théorie économique et philosophie spinoziste. Au-delà du personnage, ses nombreux écrits permettent d'analyser et de questionner l'idéologie altercapitaliste de la gauche radicale. 

 

L’économiste et philosophe Frédéric Lordon est devenu une figure intellectuelle incontournable de la gauche radicale. Ses derniers livres permettent de saisir les contours de sa démarche politique et stratégique. Dans Vivre sans ?, il polémique avec le courant appelliste incarné par le Comité invisible. Frédéric Lordon montre les limites des squats, des Zones à défendre (ZAD), des communautés alternatives. Mais pour mieux défendre les institutions, l’Etat et le capitalisme.

L’économiste ne propose qu’une nouvelle variante de la société marchande, avec un capitalisme régulé et encadré par l’Etat. Malgré une rhétorique souvent abstraite et nébuleuse, Frédéric Lordon se rattache à la vieille gauche avec ses Mélenchon, Lénine, Friot ou les « économistes atterrés ». Il se réfère à la philosophie de Spinoza, bien plus qu’aux analyses de Karl Marx. Pour naviguer dans cette bouillie altercapitaliste, Le philosophe Benoît Bohy-Bunel critique les textes de l’économiste-philosophe dans le livre Contre Lordon.

 

Lordon est devenu un intellectuel bateleur d’estrades. Il est notamment apparu pour des happenings à Nuit debout en 2016, aux côtés de François Ruffin. Le journaliste devenu député s’inscrit dans un nationalisme de gauche, protectionniste et citoyenniste. Lordon est également membre des « économistes atterrés » dont l’objectif consiste à « changer d’économie », bien plus qu’à renverser l’économie marchande. « Il s’inscrit ici dans un anticapitalisme tronqué, qui ciblera spécifiquement la sphère financière, pour défendre le principe d’une "économie réelle" nationale régulée », observe Benoît Bohy-Bunel.

L’économiste s’oppose à la finance pour mieux défendre une économie productive. Ses propositions se moulent dans le dogme souverainiste avec la sortie de l’euro et le renforcement des taxes douanières pour protéger le marché national. Pourtant, Lordon n’hésite pas à proclamer son « communisme », et même son léninisme. « Lordon apparaît comme un symptôme du temps présent, qui tend à brouiller les frontières entre réforme et révolution, aménagement et radicalité, souveraineté et liberté », souligne Benoît Bohy-Bunel.

 

                       Contre Lordon - Anticapitalisme Tronqué Et Spinozisme Dans L'oeuvre De Frédéric Lordon   de Bohy-Bunel Benoît  Format Poche

 

Philosophie spinoziste

 

Lordon se réfère aux affects fondamentaux définis par Spinoza : désir, joie et tristesse. C’est la mobilisation de ces affects par le capitalisme qui permet aux individus de supporter leur statut de salarié. Pendant les débuts du capitalisme, ce sont les affects tristes qui sont mobilisés, comme la peur de la misère et de la mort. Durant les Trente glorieuses, c’est le désir et la société de consommation permet une nouvelle forme de mobilisation salariale. Durant la période néolibérale, la joie de « l’épanouissement au travail » semble valorisée par les stratégies managériales. Mais les affects d’indignation peuvent favoriser les soulèvements et les bouleversements institutionnels qui rythment l’histoire.

Ce « structuralisme des passions » permet d’affiner la « théorie de la régulation ». Ce courant d’économistes est incarné par Michel Aglietta, Robert Boyer ou André Orléan. Il observe les formes institutionnelles et politiques qui régulent le capitalisme. Cette école de la régulation se penche également sur les facteurs de déstabilisation lors des crises et sur les moyens de les dépasser. Les affects permettent également d’expliquer les changements institutionnels.

Frédéric Lordon va puiser chez Spinoza une critique de la marchandisation du désir. Pourtant, il ne se réfère pas à la critique marxienne de l’aliénation. Ce qui révèle sa conception du marxisme très orthodoxe et mécanique qui se réduit à un économisme primaire. « Le spinozisme de certains marxistes dévoile les limites d’un certain marxisme traditionnel (économisme, productivisme, circulationnisme, formalisme, naturalisation des catégories de base du capitalisme, subjectivation immédiate de l’objectivité sociale) », observe Benoît Bohy-Bunel.

 

La philosophe Isabelle Garo ironise sur la tactique Spinoza. Elle replace les textes du philosophe hollandais dans leur contexte historique pour mieux éclairer leurs enjeux politiques. Au cours des années 1650, Spinoza apparaît comme un partisan des Régents, représentants de la grande bourgeoisie commerciale urbaine. Cette classe dirige l’administration des villes et des finances publiques de la Hollande. Mais une agitation populaire, soutenue par l’aristocratie terrienne, attaque la république hollandaise. Dans ce contexte d’agitation politique, le Traité théologico-politique de 1670 vise à défendre la « concorde » et la paix sociale.

Étienne Balibar souligne les tensions qui traversent ce libéralisme. Il observe que Spinoza semble « animé contradictoirement par sa propre crainte des masses et par l’espoir d’une démocratie entendue comme libération des masses ». L’historienne Ellen Meiksins Wood montre même que la démocratie spinoziste s’apparente à une république oligarchique, dirigée par les élites marchandes urbaines et soutenue par les classes inférieures.

Lordon propose des institutions « post-capitalistes » qui restent dans le cadre de pensée de la société marchande. Il reste attaché à la valeur et au cadre national-étatique moderne. « La "sédition" au sens lordonien annonce une société où la valorisation économique et la gestion centralisée sont maintenues », souligne Benoît Bohy-Bunel. Le marxisme traditionnel et productiviste s’accompagne de propositions néo-keynésiennes.

Certes, Lordon propose de sortir de la propriété privée des moyens de production. Mais uniquement après de nombreuses étapes et périodes de transition. « C’est ainsi que le cadre "ésotérique" spinoziste de Lordon permet de concilier plusieurs tendances politiques, qui brouillent les frontières entre réformisme et révolution, mais qui sont dans tous les cas autoritaires, travaillistes, tronqués, et altercapitalistes », tranche Benoît Bohy-Bunel.

 

   Jean-Luc Mélenchon, candidat à l’élection présidentielle pour La France insoumise (LFI), lors de son meeting de campagne à Nantes, le 16 janvier 2022.

 

Nationalisme de gauche

 

Frédéric Lordon propose une critique des institutions actuelles. Il cible notamment l’aliénation salariale avec une « atrophie des puissances d’agir ». L’économiste songe avant tout à la fraction supérieure et intégrée du salariat. La souffrance physique et psychologique, la précarité et la misère semblent éludées. De plus, des personnes sont exclues du salariat et considérées comme superflues à travers le chômage de masse. « L’aliénation salariale est en soi une souffrance à abolir, mais elle ne résume pas toutes les souffrances sociales relatives au capitalisme contemporain », souligne Benoît Bohy-Bunel.

Ensuite, Lordon reste figé dans le cadre franco-français. Il propose une sortie de l’euro et un retour à une politique protectionniste avant tout pour la France. La division internationale du travail ne semble pas remise en cause et les révoltes des exploités des pays pauvres ne sont pas évoquées. Selon cette approche ethnocentrique, c’est la France pays des droits de l’Homme qui doit guider et entraîner les soulèvements à travers le monde.

Le spinozisme de Lordon semble encore plus décalé à l’échelle internationale. Sa critique pertinente du néo-management concerne avant tout la fraction supérieure du salariat et la classe d’encadrement dans les pays riches. La joie « intrinsèque » qui décrit la structure passionnelle de la « mobilisation salariale » concerne davantage les cadres supérieurs en France que les mineurs du Congo. La critique du néolibéralisme ne doit pas s’appuyer uniquement sur un ethnocentrisme de classe. « C’est la définition même de l’universel abstrait, qui fait passer une condition particulière et située pour la condition universelle du "genre humain" », observe Benoît Bohy-Bunel.

 

Lordon cible particulièrement le capitalisme « financiarisé ». Il semble alors encore plus éloigné des conditions de travail concrètes vécues par la majorité des prolétaires. En 2008, dans son livre Jusqu’à quand ?, il fustige la finance « dérégulée » qui produit un système fondé sur la « concurrence » et la « cupidité ». Il propose alors la nationalisation des banques et défend « l’économie productive ».

Lehoff et Trenkle, dans La Grande dévalorisation, montrent les écueils des idéologies altercapitalistes qui ciblent obsessionnellement la finance. Cette approche révèle une nostalgie pour le capitalisme fordiste des Trente Glorieuses. Le gonflement de la sphère spéculative privée résulte de contradictions dans la supposée « économie réelle ». « On maintient les catégories de base du capitalisme (travail, marchandise, argent, valeur) alors même qu’elles induisent précisément cette dynamique de crises », analyse Benoît Bohy-Bunel.

Cependant, Lordon semble se situer un peu au-delà de la social-démocratie. Il propose l’abolition de la propriété privée. Cependant, il ne remet pas en cause le travail et la logique marchande. Il se contente alors de proposer des coopératives et un modèle qui se rapproche de l’autogestion du capital. Ensuite, il refuse de remettre en cause l'État, considéré comme naturel et indispensable.

Dans Vivre sans ? et ses derniers écrits, Lordon assume une posture léniniste. Il se réfère même à la dictature du prolétariat qui devient « dictature  de la majorité ». Il fantasme sur l’arrivée de Mélenchon au pouvoir, portée par une mobilisation populaire. Ses propositions s’apparentent à un nouveau programme de transition à la Trotsky avec sortie de l’euro et nationalisation des banques. Son approche se rattache au marxisme autoritaire et tient à se distinguer du communisme libertaire. « La dimension autoritaire, bureaucratique, et même nationaliste et protectionniste du "socialisme réel" est bien éloignée du communisme authentique, qui a aboli toutes les formes de médiations fétichistes, économiques et politiques », souligne Benoît Bohy-Bunel.

 

 

Spinoza et Lénine

 

Benoît Bohy-Bunel propose un livre précieux pour comprendre la pensée de Lordon, mais aussi de l’ensemble de la gauche radicale. Le débat et la polémique restent essentiels dans un contexte de pacification et de consensus mou. La critique des intellectuels de gauche doit également permettre d’affiner les perspectives anticapitalistes plutôt que de patauger dans un confusionnisme réformiste.

Néanmoins, la charge de Benoît Bohy-Bunel peut sembler parfois un peu dure. Lordon peut apparaitre comme un nationaliste et un confusionniste. Mais il n’exprime pas ouvertement un point de vue raciste. Le protectionniste conserve une grande cohérence d’un point de vue réformiste. Dans le cadre d’une économie ouverte avec le commerce international, des barrières douanières permettent de réguler le capitalisme. Le protectionnisme devient le cadre indispensable pour mener une politique de relance de type keynésien. Néanmoins, Benoît Bohy-Bunel pointe bien que cette perspective se réduit à un cadre franco-français bien éloigné d’une perspective de révolution internationale.

 

En revanche, Benoît Bohy-Bunel souligne la cohérence philosophique et politique de Lordon. Son spinozisme rejoint son léninisme. L’avant-garde éclairée doit guider les masses selon les deux penseurs. Les intellectuels érudits sont les seuls capables d’apporter la théorie et le programme politique aux masses asservies. Lordon cultive d’ailleurs un certain élitisme à travers des livres jargonants destinés aux seuls initiés. Il se veut extérieur à la multitude et se complait dans la posture de l’expert distancié et rationnel.

Benoît Bohy-Bunel propose une critique marxienne des propositions de Lordon. Il montre que l’économiste reste dans le cadre de l’économie marchande qu’il se contente d’aménager et de réguler. Le mode de production capitaliste et la division sociale du travail ne sont pas mis en cause. Le salaire garanti et autres réformes ne renversent pas les places assignés aux individus et les hiérarchies sociales.

Lordon tient également à se démarquer de la critique du travail. La souffrance et l’exploitation restent des considérations qui passent après l’impératif productif. Dans son dialogue avec Friot, il insiste sur la « mise au travail » et soulève « l’objection du hamac ». Lordon ne semble pas préoccupé par l’invention de nouvelles manières de produire qui ne passent pas par la contrainte et la souffrance. Il reste attaché au culte du travail productif.

 

Néanmoins, Benoît Bohy-Bunel semble également un peu trop corseté dans le moule de la critique de la valeur. Ce qui contribue à émousser son analyse de classe. La critique de la « domination impersonnelle » montre ici toutes ses limites et ses potentialités. Certes, cette approche permet de souligner les grandes logiques capitalistes. Mais elle occulte un peu trop la lutte des classes qui oppose exploiteurs et exploités. Cette critique de Lordon doit être replacée dans les enjeux qui traversent les révoltes sociales. Il semble important de combattre le courant réformiste, porté par une classe moyenne, qui vise à étouffer les potentialités révolutionnaires des luttes sociales.

Lordon ne fait que reprendre la posture de l’extrême-gauche, et singulièrement du courant trotskiste. Ses propositions et sa démarche font songer au « programme de transition ». Cette optique vise à proposer des réformes radicales qui, si elles sont appliquées, peuvent remettre en cause le capitalisme. Mais ces réformes sont rarement appliquées. Elles semblent à la fois ni réalistes, ni désirables. Ces propositions, comme le salaire garanti, ne figurent dans aucun programme de gouvernement. Elles semblent idéalistes et ne peuvent pas être arrachées dans des luttes concrètes.

Il faudrait un soulèvement généralisé pour faire trembler un patronat prêt à lâcher du lest. Mais dans un contexte de généralisation des révoltes, il semble important de ne pas se contenter de négociations et de réformes. La rupture avec le monde capitaliste devient alors possible. C’est donc dans ce sens qu’il semble important d’orienter les luttes. Plutôt que l’altercapitalisme de Lordon, il semble décisif de réhabiliter l’utopie d’un monde sans argent, sans travail, sans État et sans hiérarchie pour permettre une satisfaction des besoins et un épanouissement généralisé.

 

Source : Benoît Bohy-Bunel, Contre Lordon. Anticapitalisme tronqué et spinozisme dans l’œuvre de Frédéric Lordon, Crises & Critique, 2021

 

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Pour aller plus loin :

Radio : Contre Lordon ? [Archives], émission Sortir du capitalisme

Radio : Martin Eden, Entretien #2 : introduction à la critique de la valeur-dissociation avec Benoît bohy bunel,  émission diffusée le 22 décembre 2021

Radio : La Matinale Sciences Po : Benoît Bohy-Bunel, émission diffusée sur Radio Campus Montpellier le 23 octobre 2019

Radio : Guillaume Deloison, LECTURE 4# | Critique du travail – Benoît Bohy-Bunel, diffusée le 19 février 2018

Frédéric Lordon détricoté pour l’hiver, publié sur le site du journal Le Poing le  3 décembre 2021

Benoît Bohy-Bunel, Critique de Vivre sans, de Frédéric Lordon, publié sur le site de la revue Rusca N°11 / Révoltes

Benoît Bohy-Bunel, Critique de Vivre sans, de Frédéric Lordon, publié sur le site de la revue Rusca N°11 / Révoltes

Benoît (AL Montpellier), Frédéric Lordon, de République à Nation, publié sur le site Le Pressoir le 5 juillet 2016

Benoît (AL Montpellier), Economie : Frédéric Lordon, loup ou mouton ?, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 19 octobre 2016

Floran Palin (AL Marne), Economie : Une stratégie inoffensive face au capitalisme, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 13 février 2017

Recension critique d'Imperium de Frédéric Lordon, publié sur le site Pensée radicale en construction le 10 Mai 2016

Philippe Corcuff, En finir avec le « Lordon-roi » ?, publié sur le site du magazine L'Obs le 21 novembre 2016

Claus Peter Ortlieb, « La gauche keynésienne et son cocktail de souhaits », publié sur le site Palim-Psao le 20 Octobre 2012

Alternative libertaire : « La sortie du capitalisme est indissociable de l’abolition du salariat », publié sur le site de la revue Ballast le 13 décembre 2017

Publié dans #Pensée critique

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