Spectacle et culture marchande
Publié le 7 Juin 2019
La critique du spectacle, issue de la théorie de Guy Debord, doit être renouvelée et réactualisée. Elle puise dans les réflexions de Karl Marx et de Georg Lukács. Elle prolonge la théorie du fétichisme marchand, de l’aliénation et de la réification. Le spectacle est définit comme un rapport social médiatisé par des images.
L’industrie culturelle ne cesse de se développer et de fournir des exemples pour analyser la société spectaculaire marchande. Benoît Bohy-Bunel, philosophe et militant communiste libertaire, propose ses réflexions dans Symptômes contemporains du capitalisme spectaculaire.
Le cinéma américain permet de penser le monde capitaliste et ses contradictions. Dans Citizen Kane, Orson Welles montre un magnat de la presse qui incarne la réussite économique. Mais, malgré le prestige social et la carrière, il semble être passé à côté de sa vie. Pourtant, le film évoque peu le psychisme et les tiraillements du personnage. En revanche, Alfred Hitchcock se penche sur le rêve et l’onirisme, notamment dans Vertigo.
Des films récents évoquent le monde des rêves. Dans Inception, il devient possible de construire des rêves. Des professionnels et des spécialistes du sommeil imposent un monde onirique. L’inception ne permet plus de s’évader ou de dériver, mais impose des rêves formatés. Dans Shutter Island, un U.S. Marshal est envoyé dans une île-prison dans laquelle sont enfermés des « fous » dangereux. Le film joue sur la confusion entre la folie et la réalité. Le travail de l’U.S. Marshal se confond progressivement avec son délire.
Black Swann montre une danseuse-étoile surdouée. Le monde de la musique et de la danse n’est plus associé au plaisir et à la sensualité, mais à la pression déshumanisante des écoles de danse professionnelles. « Là où devrait s’annoncer l’exubérance d’une vie joyeuse et riche, là où la danse devrait signifier la vitalité, le jeu et le rire, elle devient un stress, un devoir, une nécessité attachée à la survie plus qu’à la vie », observe Benoît Bohy-Bunel. Ces contradictions se retrouvent dans les injonctions contradictoires faites aux femmes dans la société patriarcale. Elles doivent être indépendantes et autonomes, mais elles doivent aussi développer une féminité docile et policée.
Dans Fight club, un petit employé de bureau au mode de vie conformiste embrasse l’aventure guerrière des combats de rue. Mais ces deux aspects de sa vie restent intégrés à la logique capitaliste. Le travail et le combat restent les deux faces d’un individu sérieux, vide de sens et de rêverie poétique. Matrix reprend cette division manichéenne entre le rêve et la réalité. Cependant, les révolutionnaires professionnels restent des hackers et techniciens compétents, mais dénués de désir utopique. « C’est par la machine qu’ils veulent combattre la machine, ici encore en professionnels de la révolution, travailleurs stressés guidés par la rationalité instrumentale », analyse Benoît Bohy-Bunel.
La littérature de Michel Houellebecq évoque la misère existentielle dans nos sociétés modernes. Il semble décrire une forme de prolétarisation de la vie quotidienne. Néanmoins, l’écrivain se focalise sur lui-même, un individu petit-bourgeois. Sa critique de la misère sexuelle élude les structures du patriarcat, avec les contraintes et les normes sociales. Son approche individuelle ne permet pas de comprendre et de remettre en cause l’ordre patriarcal.
Michel Houellebecq évoque également la thématique du déclin de l’occident dans plusieurs de ses romans. Ce qui renvoie à une supposée supériorité de la civilisation occidentale sur les autres cultures. Cette approche relève évidemment du racisme et de l’affirmation identitaire. La critique de l’atomisation sociale ne fait pourtant que déboucher vers le sentiment de se sentir moins seul. Les romans de Michel Houellebecq jouent finalement le rôle de thérapie individuelle pour rassurer le bourgeois nombriliste.
La critique de la littérature de masse doit échapper à la dérive réactionnaire, élitiste ou vaniteuse. La standardisation des récits reste liée à la logique capitaliste. Cette uniformisation du roman provoque des sentiments et des émotions qui reposent souvent sur des faux désirs.
La télé-réalité semble se conformer aux codes de la société spectaculaire marchande. L’émission Big Brother, popularisée en France sous le nom de Loft Story, permet d’analyser ce phénomène. Chaque individu joue un rôle de composition qui doit paraître réel pour le spectateur. Ces participants doivent donc garder une part d’authenticité. Les candidats correspondent à des profils avec des personnalités standardisées et sélectionnées par l’entreprise qui produit l’émission. Le casting s’apparente à l’entretien d’embauche sur le marché du travail.
L’émission reproduit un monde capitaliste artificiel. L’activité reste encadrée dans l’espace et dans le temps. Des animations standardisées sont organisées. Les individus disposent finalement d’assez peu de liberté d’action et de pensée. Comme dans une entreprise, les candidats sont sélectionnés puis éliminés. C’est le vote du public qui joue le rôle de la direction des ressources humaines. Ce jeu est d’ailleurs pris très au sérieux par les candidats. La concurrence fait rage, avec humiliations et rivalités en tout genre.
La publicité révèle l’emprise de la logique marchande dans la vie quotidienne. Dans un clip pour le Nutella, c’est le petit bonheur conforme de la famille bourgeoise qui est valorisé. Une publicité pour le café mobilise le désir masculin. Elle met en scène un homme qui devient séduisant. « Toute la société désire cette femme, mais c’est lui qui la "possède", parce qu’il a eu la bonne idée de choisir la bonne marque de café », ironise Benoît Bohy-Bunel. La publicité assimile les rapports amoureux aux critères du monde marchand. « La concurrence entre les marques rejoint la concurrence amoureuse, définie de façon machiste et patriarcale, dans un procès vertigineux », analyse Benoît Bohy-Bunel. La publicité tente de capter les désirs humains pour les orienter vers la marchandise et la consommation.
Facebook et les réseaux sociaux se conforment à la logique capitaliste. Ce phénomène renforce l’artificialisation des relations humaines avec une dimension comptable. Les likes s’accumulent et se capitalisent comme une monnaie. Les smileys imposent une normalisation des émotions. Les gifs animés ne proposent que des messages réducteurs. Les interactions entre individus deviennent bureaucratisées. « Au niveau relationnel, le lien familial, l’amitié, ou l’amour, deviennent aussi triviaux et administratifs, aussi tristes et anonymes, que des statuts impersonnels et abstraits », observe Benoît Bohy-Bunel.
L’écologisme est aujourd’hui devenu à la mode et porté par des vedettes comme Léonardo DiCaprio. Mais le développement durable et le capitalisme vert relèvent de la contradiction. Il semble difficile de mener des politiques écologistes dans le cadre d’un système capitaliste qui repose sur l’accumulation de marchandises. La recherche infinie de la croissance économique débouche vers un épuisement progressif des ressources naturelles. La logique du profit s’oppose à la préservation de la nature.
Guy Debord observe une « prolétarisation du monde » avec le développement du capitalisme. L’industrie taylorienne incarne cette évolution. Mais le secteur des services impose également une dépossession de l’organisation du travail. L’activité professionnelle devient toujours plus parcellisée. Dans la sphère privée, la logique marchande s’impose à travers la consommation, les loisirs et le développement personnel. Le management de soi devient la norme.
Le développement personnel en entreprise dévoile les contradictions du capitalisme. La direction des ressources humaines se préoccupe du bien-être des salariés, mais pour les rendre plus rentables et performants. L’épanouissement personnel doit permettre le bonheur dans l’exploitation, la consommation et les loisirs. Pourtant, le salariat et le travail en entreprise sont le contraire de l’épanouissement. La déshumanisation doit devenir plus vivable et l’aliénation doit être occultée.
Le psychologue social incite le travailleur en souffrance à se soigner en s’intégrant mieux à la vie de l’entreprise, qui l’a pourtant rendu malade. Le psychologue social tente de soigner les symptômes, sans s’attaquer à la racine du mal. La psychologie comportementaliste se contente d’imposer une adaptation de l’individu à son environnement social. Pourtant, les pathologies sociales sont directement liées au monde du travail et à la société marchande. L’exigence de rentabilité et de compétence favorise le stress et devient insupportable. Le seul remède au mal-être au travail reste la révolte. « C’est leur permettre dès lors de promouvoir une autre société, de s’engager dans une lutte sociale susceptible de libérer tous les individus à l’égard de ce qui les a rendus quand à eux profondément souffrants », propose Benoît Bohy-Bunel.
La critique du travail demeure centrale pour remettre en cause l’ordre marchand. Les marxistes traditionnels et les keynésiens se contentent de critiquer le « néolibéralisme ». Ils veulent éventuellement améliorer les conditions de travail, voire collectiviser les entreprises. Mais ils restent dans l’idéologie bourgeoise qui valorise le travail et même le productivisme. De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, tout le monde défend le travail. Même les anarchistes proposent l’autogestion des marchandises par les travailleurs.
La critique du travail doit permettre un épanouissement complet dans son activité. Le caractère contraignant, réifiant, dépossédant doit être abolit. Plutôt que l’abstraction comptable, c’est la dimension qualitative et concrète qui doit être valorisée. La critique du travail vise à l’égalité et à l’émancipation. L’Etat, les formes juridiques et toutes les hiérarchies doivent disparaître pour ne pas reproduire les inégalités sociales.
Le livre de Benoît Bohy-Bunel propose des chroniques stimulantes sur divers sujets. Sa grande force consiste à analyser les symptômes du capitalisme spectaculaire. Il prend pour objet des phénomènes qui semblent anodins et superficiels, mais qui restent présents dans notre vie quotidienne. Benoît Bohy-Bunel montre comment la logique marchande colonise tous les aspects de la vie. Les films, la littérature, la télévision ou les réseaux sociaux reproduisent souvent les mécanismes du monde marchand.
Benoît Bohy-Bunel explore également des phénomènes aussi divers que les humoristes, la presse people, le football pour penser la civilisation marchande. Il montre que ces sujets ne sont pas anecdotiques, mais révèlent les symptômes du capitalisme. Il faut souligner l’importance de cette approche. Les marxistes, même hétérodoxes, se focalisent sur la sphère de la production et sur l’économie. Mais le monde culturel exerce également une influence dans notre vie quotidienne. La logique marchande dépasse le cadre de l’entreprise pour s’immiscer dans tous les autres moments de notre existence.
Benoît Bohy-Bunel ne se contente pas d’évoquer le domaine de la culture et l’absurdité du spectacle. Il développe une critique du monde du travail, avec sa souffrance et son hypocrisie. Le management veut le bien-être des salariés, mais leur impose aussi des objectifs qui renforcent le stress. Surtout, Benoît Bohy-Bunel ne se contente pas d’une critique superficielle. Lorsqu’il analyse les symptômes, c’est pour s'attaquer à la racine du problème. Il ne propose pas d’améliorer et de rendre plus vivable la barbarie marchande. Il insiste sur l’importance de remettre en cause l’exploitation et l’aliénation, le travail et le capital.
Néanmoins, le constat clinique s’accompagne de peu de perspectives politiques. La critique de l’industrie culturelle laisse même songer à un rouleau-compresseur qui éradique tout esprit critique de la part d’individus aliénés et définitivement englués dans le spectacle. L’analyse des objets culturels ne permet pas de prendre en compte la possibilité d’une réception critique du public. Par exemple, la publicité ou la télé-réalité ne sont pas toujours perçues comme crédibles et sérieuses par la population.
Lorsque Guy Debord évoque le règne du Spectacle, il évoque également les Conseils ouvriers et les révoltes historiques. Benoît Bohy-Bunel évoque peu les perspectives de transformation sociale. Il semble même céder à la mode postmoderne et à l’idéologie intersectionnelle. Il reprend la blague tiers-mondiste du travailleur occidental repu qui bénéficie de l’exploitation des pays pauvres.
Il propose même un catalogue des « dominations structurelles et massives » : économiques, racistes-coloniales, sexistes-patriarcales, validistes, anthropocentristes, âgistes. La transformation sociale doit alors provenir d’une alliance entre diverses sectes et collectifs spécialisés dans une facette de la victimologie. On est loin de la perspective situationniste d’une révolte globale qui attaque toutes les hiérarchies.
Malgré ces limites politiques, les réflexions de Benoît Bohy-Bunel permettent de réactualiser la démarche de Guy Debord. Il cherche à analyser les nouvelles formes d’aliénations dans la vie quotidienne. Il développe également une critique radicale du travail et de la société marchande pour permettre d’inventer un autre monde.
Source : Benoît Bohy-Bunel, Symptômes contemporains du capitalisme spectaculaire. Actualités inactuelles, L’Harmattan, 2019
La critique de l'industrie culturelle
Culture de masse et aliénation
Facebook et l'aliénation technologique
Une critique radicale du travail
La critique de la valeur et ses limites
Vidéo : LECTURE 4# | Critique du travail – Benoît Bohy-Bunel, mis en ligne sur le site de Guillaume Deloison le 19 février 2018
Vidéo : Contre la gauche du capital, mise en ligne sur le site Expansive le 29 novembre 2018
Radio : Pour une critique émancipatrice du Spectacle, mis en ligne sur le site Sortir du capitalisme
Radio : Lordon, altercapitalisme keynésien, national-étatisme, spinozisme, mis en ligne sur le site Sortir du capitalisme
Radio : Guy Debord, une critique radicale du Spectacle et du Capitalisme, conférence enregistrée le 22 octobre 2016
Site de Benoît Bohy-Bunel
Matt, Essai : Symptômes contemporains du capitalisme spectaculaire, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 26 septembre 2019
Éloge du détournement – Critique du livre « Symptômes contemporains du capitalisme spectaculaire », publié sur le site du journal Le Poing le 25 juin 2019
Benoit Bohy-Bunel, La critique radicale du travail, et son incompatibilité structurelle avec le principe spectaculaire, publié sur le site Palim-Psao le 22 octobre 2016
Benoit Bohy-Bunel, La souffrance de la réification et le mouvement des gilets jaunes, publié sur le site Palim-Psao le 12 décembre 2018
Benoit Bohy-Bunel, A propos de « Contre le travail » de Guiseppe Rensi, publié sur le site Palim-Psao le 12 mai 2017
Benoit Bohy-Bunel, Citoyennisme, protectionnisme, nationalisme. Les vrais virages populistes d'une certaine « gauche » contemporaine, publié sur le site Palim-Psao le 16 mars 2016
Benoit Bohy-Bunel, Le fétichisme de la marchandise chez Marx, publié sur le site Palim-Psao le 24 juin 2017
Benoit Bohy-Bunel, La critique marxienne de la valeur. Une critique de la richesse fétichisée, qui approfondit la critique radicale de l'exploitation, contre tout altercapitalisme superficiel, publié sur le site Palim-Psao le 8 décembre 2016
Benoit Bohy-Bunel, Le travail est une catégorie historiquement déterminée, publié sur le site Palim-Psao le 10 juin 2013