L'opposition sociale en Russie
Publié le 24 Mars 2022
La guerre en Ukraine permet à la Russie de s’affirmer à nouveau comme une puissance politique. Mais les commentaires sur ce pays restent encore englués dans les clichés et les fantasmes. Il semble important de se pencher sur la vie politique en Russie et son histoire récente pour comprendre les enjeux liés à l’actualité.
Après les batailles pour le pouvoir de la période Eltsine, la Russie semble davantage stable depuis les années 2000. Ce pays s’appuie sur sa croissance économique. La population russe semble accepter l’ordre établi. Les syndicats et les associations ne parviennent pas à se faire entendre. Cependant, le régime actuel ne semble pas parvenir à réaliser les idéaux de démocratie et de justice sociale.
Des chercheurs se penchent sur les évolutions de la Russie post-soviétique. Ils analysent le régime politique, mais également la structure du capitalisme en Russie. Ils évoquent également les mouvements sociaux qui se développent. Leurs contributions sont rassemblées dans le livre collectif Capitalisme, néolibéralisme et mouvements sociaux en Russie.
Régime autoritaire et capitalisme
Michel Roche se penche sur la situation politique en Russie. Après l’effondrement de l’URSS, les idéologues libéraux ont tenté d’imposer le capitalisme et la démocratie en Russie. Les rigidités du pays seraient uniquement liées à la tradition autoritaire héritées du tsarisme et du stalinisme. « En somme, il s’agirait pour les libéraux, d’intervenir massivement dans la société russe pour enseigner aux dirigeants et à différentes organisations les rudiments du système en vigueur dans le monde occidental », décrit Michel Roche.
Mais les résultats actuels semblent très éloignés des projets espérés. La situation politique en Russie découle de la thérapie de choc des années 1990, avec de multiples privatisations. Le capitalisme russe se distingue par sa très forte dépendance de l’exportation des ressources pétrolières et gazières et par le déclin de son industrie. Ensuite, le régime politique n’apparaît pas comme une démocratie modèle. La propension à l’autoritarisme s’est manifestée avec Boris Eltsine et ne cesse de se renforcer avec le temps.
Ces dérives autoritaires ne s’expliquent pas uniquement par une tradition russe immuable ancré dans un supposé essentialisme issu de la période tsariste. C’est avant tout pour défendre la stabilité du capitalisme que le régime russe se durcit. « A mon avis, c’est pour préserver le nouvel ordre établi, pour maintenir le contrôle exercé par la bureaucratie de l’Etat et une oligarchie sur les ressources du pays, en somme, pour sauvegarder le capitalisme encore fragile que se manifeste cette tendance à l’autoritarisme », analyse Michel Roche.
Dans les sociétés où les rapports marchands semblent peu développés, la bourgeoisie apparaît trop faible voire inexistante. C’est alors l’Etat qui permet de stimuler le développement du capitalisme. L’Etat russe est devenu un Etat bourgeois avant même l’émergence d’une classe bourgeoise en Russie. Les forces procapitalistes peuvent alors facilement s’emparer du pouvoir d’Etat. « De cette manière, le capital peut pénétrer dans la société russe par l’intermédiaire de l’Etat », observe Michel Roche. Les libéraux russes et leurs alliés internationaux imposent une « thérapie du choc » pour rendre la transition irréversible et empêcher un retour au capitalisme bureaucratique.
Pour imposer cette thérapie du choc, Boris Eltsine verrouille le système politique pour étouffer les oppositions au néolibéralisme. En 1993, il fait appel à l’armée pour massacrer la contestation, avec plus de mille morts à Moscou. Cette répression permet à Eltsine d’imposer sa constitution qui permet au Président de concentrer tous les pouvoirs. La répression permet d’écraser l’opposition du moment, mais permet aussi d’empêcher la prise du pouvoir par des forces hostiles au nouvel ordre établi, y compris dans le cadre légal d’élections démocratiques. La transition au capitalisme ne semble pas compatible avec la démocratie libérale. « Les forces procapitalistes qui contrôlent l’Etat russe et les entreprises les plus rentables du pays s’estimaient incapables de prendre le risque d’une simple défaite électorale », indique Michel Roche. La fraude électorale se banalise sous la présidence Eltsine.
Vladimir Poutine est nommé au poste de premier ministre en 1999. L’oligarchie craint l’arrivée au pouvoir d’Evgueni Primakov qui promet la renationalisation de certains secteurs et une lutte contre la corruption. Le régime russe renforce davantage la présidence et affaiblit les institutions. Le contrôle des élections permet à la classe dirigeante de légitimer ses décisions. La « lutte contre le terrorisme » permet à Poutine de resserrer le contrôle exercé par l’Etat, et surtout par le Président, sur la vie politique. La presse occidentale valorise les figures d’une opposition démocratique fantoche, comme Navalny. Mais ce sont les mouvements sociaux que Poutine redoute le plus. En décembre 2011, des manifestations éclatent pour protester contre la fraude électorale. Mais le mouvement finit par s’estomper et aucune autre mobilisation ne parvient à menacer le régime.
Politisation dans les luttes sociales
Carine Clément présente les pratiques militantes en Russie. La société russe post-soviétique est considérée comme peu contestataire. Néanmoins, une mobilisation sociale massive éclate en décembre 2011. Cette protestation politique contre la fraude électorale est désignée comme « le réveil de la société civile russe ». En revanche, les mouvements sociaux qui précèdent cette mobilisation restent rarement évoqués. Les commentateurs se focalisent sur la mobilisation citoyenne concentrée à Moscou mais occultent les luttes sociales. Des mobilisations plus locales et éparses s’attaquent aux problèmes sociaux concrets de la vie quotidienne. Des hommes et des femmes de la Russie ordinaire, éloignés du militantisme citoyen, prennent le chemin de l’action collective.
L’histoire de la protestation sociale en Russie semble méconnue. Pourtant de nombreuses luttes ont éclaté en URSS. La société n’est pas totalement passive et écrasée. Surtout, des mobilisations massives se développent en 1989-1991. Ce mouvement contribue à la chute du régime soviétique. En 1993 et à la fin des années 1990 émergent également des mobilisations. Mais ces luttes concernent surtout le monde du travail et un public déjà politisé. A partir des années 2000, avec l’arrivée au pouvoir de Poutine, une période de pacification sociale semble s’imposer.
Cependant, à partir de 2005, de nouveaux mouvements émergent. Ils ne proviennent pas de syndicats ou de militants politisés, mais davantage d’initiatives de base. Ils ne visent pas le renversement du régime mais se concentrent sur des problèmes particuliers qui relèvent du quotidien. Ces luttes locales restent éclatées sur le vaste territoire de la Russie et peu liées entre elles. Surtout, ce sont des personnes sans expérience militante qui se lancent dans l’action collective. Ce qui brise les normes dominantes d’une société russe engluée dans la passivité, le clientélisme et la soumission.
Dans la ville d’Astrakhan, les logements se dégradent. L’Etat se désengage du financement pour confier la gestion de l’entretien et de la rénovation à des sociétés privées. Mais les habitants se mobilisent pour améliorer leur cadre de vie. Ce sont les problèmes de la vie quotidienne, comme le logement, qui poussent ces personnes ordinaires à sortir de la résignation et de la passivité. Les habitants décident de passer en gestion directe pour s’organiser par eux-mêmes face aux problèmes de logement.
Cette mobilisation se heurte à des obstacles et à des barrières administratives, mais qui renforcent la conscience sociale des habitants. « Analysant le poids des obstacles extérieurs, rajoutons un point essentiel : s’ils s’accompagnent d’une lutte collective pour en venir à bout, ces obstacles favorisent la mobilisation des habitants en ce sens qu’ils entraînent l’indignation, font naître le soupçon sur les véritables intentions des agents de l’Etat, font vaciller les illusions d’un Etat paternaliste », souligne Carine Clément.
La conflictualité ne fait que consolider la solidarité et la communauté mobilisée. La logique de la lutte favorise la volonté de résister et d’affirmer sa dignité. Les habitants prennent conscience de leur force collective. « Ils ont pris goût à leur nouveau rôle, se sentent investis d’une responsabilité collective, capable d’agir et d’influencer la situation, ont acquis la conscience d’avoir du pouvoir et de faire changer les choses », observe Carine Clément.
Syndicalisme indépendant
David Mandel se penche sur le syndicat de l’usine Ford à Vsevolzhsk. Ce collectif ouvrier affirme son « indépendance de classe ». Il se démarque des autres syndicats qui reposent sur le « partenariat social » et considèrent que les intérêts des ouvriers et des patrons peuvent se rejoindre. Au contraire, l’orientation de « l’indépendance de classe » considère ces intérêts comme antagonistes.
En 2002 s’ouvre une usine de montage d’automobiles à Vsevolzhsk, dans la région de Saint-Pétersbourg. Mais son administration s’organise selon des normes occidentales. Néanmoins, Ford cherche à marginaliser le syndicat et adopte les mêmes méthodes de répression que les entreprises russes. Les ouvriers de l’usine Ford sont plus jeunes et plus diplômés que les autres travailleurs industriels en Russie. Ensuite, le secteur de l’automobile est en pleine expansion. Ce qui rend moins crédibles les menaces de licenciements ou de fermeture de l’usine.
Le syndicat est créé dès la première année avec un employé de bureau qui exige le paiement des heures supplémentaires. Mais la direction cultive l’image de « la grande famille Ford » pour marginaliser le syndicat. Cependant, avec l’augmentation de la production, les cadences s’intensifient et les chefs deviennent moins respectueux. Ce qui blesse le sens de la dignité des ouvriers. Dans ce contexte de mécontentement croissant, Alekseï Etmanov se rend au Brésil pour rencontrer des ouvriers de Ford grâce à l’appui financier d’une ONG. Il découvre un syndicalisme d’action directe qui insiste sur la conflictualité sociale. « On parle là-bas du marxisme, de la lutte de la classe ouvrière contre le capital », déclare Alekseï à son retour.
Le syndicat lance une journée de grève en 2005. Il revendique une augmentation de salaires, dans une démarche offensive. Une grève du zèle permet ensuite de ralentir la production de l’usine. « Ces premières actions collectives ont fortement contribué à libérer les travailleurs de la peur d’affronter leur employeur », souligne David Mandel. La direction finit par céder. Mais elle recrute des intérimaires au moment des grèves. Cependant, cette lutte redonne confiance aux ouvriers qui prennent conscience de leur force collective.
Une grève importante éclate en 2007. Mais la direction parvient à regrouper des briseurs de grève et des intérimaires. Néanmoins, une solidarité de classe se construit. Même si la lutte n’est pas entièrement victorieuse, les ouvriers sont parvenus à tenir tête à leurs chefs. « Oui, le sentiment de notre puissance collective, le pouvoir d’influer sur nos conditions de travail et de vie – ça, c’est un sujet sérieux. C’est un sentiment magnifique », confie un ouvrier. Après la grève, le syndicat se renforce avec de nouveaux militants. La direction cède aux revendications et accepte une nouvelle convention collective par crainte d’une nouvelle grève.
Carine Clément évoque également les ouvriers de l’usine Ford de la région de Saint-Pétersbourg qui ont mené des grèves marquantes en 2007. La création d’un syndicat de lutte permet de redonner de la force collective aux ouvriers. Ils relèvent la tête face aux chefs. La lutte sociale permet de leur redonner de la fierté. Surtout, l’action directe semble efficace pour permettre des augmentations de salaires et des améliorations des conditions de travail. Ensuite, leurs grèves sont largement médiatisées. Ce qui contribue à légitimer leurs mouvements, notamment auprès de leurs proches.
Mais les ouvriers veulent également s’adresser aux travailleurs des autres usines pour élargir le mouvement. « L’établissement de contacts avec les ouvriers des autres entreprises est indispensable. Parce qu’un syndicat, c’est un syndicat, et tout le mouvement ouvrier, c’est autre chose », analyse un gréviste. La diffusion de pratiques de luttes dans les entreprises peut permettre de construire un mouvement d’ampleur redoutable.
Opposition ouvrière en Russie
Ce livre collectif permet de sortir des clichés colportés sur la Russie par les commentateurs. Ces contributions n’adoptent pas la posture surplombante de la géopolitique, ni celle de l’exégèse savante des kremlinologues. Le regard adopté reste celui de la lutte des classes. La Russie ne se réduit pas à la figure du président Poutine. C’est avant tout une société et un prolétariat qui peut aussi parfois s’organiser et lutter.
Michel Roche apporte quelques clarifications salutaires. Son propos permet de sortir des discours essentialistes selon lesquels la Russie s’inscrirait dans une tradition immuable d’autoritarisme des tsars jusqu’à Poutine en passant par l’URSS. La vodka ne rend pas forcément plus autoritaire. En revanche, la thérapie du choc imposée en 1992 provoque des remous dans la société russe. Des mobilisations sociales s’opposent à cette politique néolibérale. Une violente répression s’accompagne d’un durcissement autoritaire de l’Etat. Les médias considèrent Eltsine comme un alcoolique rigolard presque sympathique alors que Poutine impose son regard de glace forgé par le KGB. En réalité, il s’inscrit bien dans les pas de son prédécesseur. C’est bien Eltsine qui a imposé les réformes institutionnelles qui renforcent le pouvoir du Président.
Plusieurs contributions se penchent sur les spécificités du capitalisme en Russie. La vague de privatisations impose une logique de prédation. La mafia et les oligarques peuvent alors s’enrichir sur les décombres de l’URSS. Ensuite, l’économie repose sur une rente extractiviste, avec le pétrole et le gaz. Ce qui ne conduit pas à se tourner vers l’innovation technologique. Ce capitalisme repose sur d’importantes inégalités sociales. C’est pour contenir la contestation sociale et politique que s’impose alors un régime autoritaire.
Depuis la France, la vision de l’opposition en Russie reste limitée. Navalny, avocat fascisant, est ainsi devenu la figure emblématique de l’opposition. La bourgeoisie occidentale insiste sur la contestation qui provient de la classe moyenne de Moscou. Ses revendications se tournent vers la démocratie représentative présentée comme un modèle indépassable. Leurs exigences de libertés publiques restent évidemment incontournables. Mais le discours libéral de la classe moyenne occulte les revendications sociales de la classe ouvrière.
Carine Clément insiste sur la politisation à travers les luttes sociales. La défense des idéaux démocratiques reste noble. Mais c’est à partir des problèmes concrets de la vie quotidienne que se mobilise la population en Russie, comme ailleurs. Les luttes pour le logement et les améliorations des conditions de travail restent décisives. Elles permettent de s’organiser collectivement et de sortir de la passivité. David Mandel évoque également les pratiques du syndicalisme indépendant. Il insiste sur l’autonomie ouvrière politique néolibérale. Les exploités et les exploiteurs ont des intérêts opposés. Au contraire, le syndicalisme traditionnel insiste sur le partenariat avec les patrons. C’est l’autonomie de classe qui permet d’arracher de précieuses victoires et de construire une force collective.
Néanmoins, ces pratiques de lutte restent marginales, en Russie comme ailleurs. La société reste enfermée dans la passivité et la délégation de pouvoir. L’URSS puis le régime post-soviétique ne cessent d’entretenir la passivité de la population. Les luttes sociales ne dépassent pas l’échelle locale. Le syndicat Ford tente de s’implanter dans d’autres usines, mais sans grand succès. Il manque également une dimension politique à ces mouvements sociaux. Ils ne se risquent pas à remettre en cause les autorités nationales de manière frontale. C’est la direction de l’entreprise ou les autorités locales qui restent l’unique adversaire. Néanmoins, c’est par la diffusion de pratiques de lutte d’autonomie de classe que peut se construire un mouvement social capable de renverser le pouvoir en Russie.
Source : Michel Roche (dir.), Capitalisme, néolibéralisme et mouvements sociaux en Russie, Syllepse, 2016
Extrait publié sur le site Entre les lignes entre les mots
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David Mandel, Le mouvement ouvrier en Russie, publié sur le site du Réseau Faire Vivre et Renforcer le PCF le 20 juin 2010
David Mandel, Le régime Poutine : une « démocratie dirigée » (1/2), publié dans la revue Inprecor N° 505-506 en mai-juin 2005
Karine Clément, “On va enfin faire redescendre tout ça sur terre !” : penser une critique sociale ordinaire populaire de bon sens, publié dans la revue Condition humaine / Conditions politiques N°1 en 2020
Articles de Michel Roche publiés sur le site du CEIM
Articles de Michel Roche publiés sur le site Mauvaises Herbes
Articles de Karine Clément publiés sur le site La Vie des Idées
Articles de Karine Clément publiés dans le portail Cairn
Articles de Carine Clément publiés sur le site Presse-toi à gauche !