La philosophie critique de Jacques Rancière
Publié le 3 Mai 2019
La pensée critique semble tourner à vide. La révolte de Mai 68 a permis une remise en cause de toutes les hiérarchies sociales et de la séparation entre le manuel et l’intellectuel. Mais la pensée critique s’embourbe désormais dans des impasses. D’un côté, la critique de la domination vise à approfondir la désillusion sans avancer la moindre perspective. De l’autre, le citoyennisme se contente d’un droit à la reconnaissance inoffensif et consensuel.
Jacques Rancière se détache du maoïsme qui veut se mettre « au service du peuple ». Il estime que les ouvriers ont besoin des révoltes plutôt que de la science marxiste. Le philosophe s’attache à la figure de Jospeh Jacotot et de Louis Gabriel Gauny. Le pédagogue Jacotot valorise une égalité des intelligences qui remet en cause les hiérarchies intellectuelles. L’ouvrier Gauny incarne une égalité conflictuelle de la politique qui remet en cause les hiérarchies de l’ordre social. L’émancipation doit devenir individuelle et collective. La philosophe Antonia Birnbaum propose ses réflexions autour de la pensée de Jacques Rancière dans le livre Égalité radicale.
Critique de la pédagogie
Jacotot propose une égalité dans la raison. Il s’oppose à la hiérarchie entre le maître et l’élève. Il critique les progressistes qui adoptent une posture surplombante qui conduit à infantiliser la population. Néanmoins, Jacotot semble peu lié aux luttes collectives et propose une émancipation surtout individuelle.
Les pédagogies alternatives et l’éducation populaire relèvent de l’imposture. Elles valorisent l’instruction du peuple plutôt que l’émancipation des individus. « Quand à la réappropriation pédagogique, institutionnelle de l’émancipation comme "méthode" d’enseignement, elle ne conduit qu’à des formes de ridicule », observe Antonia Birnbaum.
Le Maître ignorant est publié en 1986, dans le contexte des débats pédagogiques entre Bourdieu et Milner. Bourdieu estime que l’éducation camoufle les inégalités pour mieux les reproduire. Milner considère que l’école républicaine doit élever les citoyens. Rancière observe que les deux points de vue partent du postulat de l’inégalité des intelligences entre les individus.
L’idéologie de Bourdieu s’est maintenant imposée dans les institutions. Une pédagogisation à outrance devient un nouveau conformisme qui respire le mépris bienveillant. « Sa revendication du refus de l’autorité du savoir se place désormais sous le signe de l’assistance, de l’accompagnement : c’est une pédagogie de la normalisation des individus, plutôt que de l’instruction inégalitaire », observe Antonia Birnbaum.
Si l’émancipation individuelle ne débouche pas toujours vers une émancipation collective, l’émancipation collective permet des émancipations intellectuelles et individuelles. Des mouvements sans hiérarchies doivent permettre une auto-émancipation collective. « Comment agencer un collectif qui ne reproduise pas la hiérarchie et les divisions de l’ordre qu’il prétend abolir, qui puisse consister, sans pour autant soumettre ses propres articulations à une logique de conformité, d’indivisibilité ? », interroge Antonia Birnbaum.
Le modèle léniniste repose sur une avant-garde disciplinée et hiérarchisée qui s’attache à la prise du pouvoir d’Etat. Le communisme et l’abolition de l’Etat doivent venir après le moment autoritaire de la « dictature du prolétariat ». Dans la révolution russe de 1917, les militants bolcheviks valorisent le renforcement de l’Etat plutôt que la spontanéité et les initiatives qui viennent de la base organisée en soviets. « Ce renforcement de l’Etat au centuple est accompagné de la répression brutale, voire de la destruction de toutes les initiatives nées du mouvement qui pourraient en entamer le dépérissement communiste : ainsi du soviet de Cronstadt, soutenu par les ouvriers de Petrograd », analyse Antonia Birnbaum.
Les militants adoptent une position en surplomb et cherchent à diriger les mouvements sociaux. Au contraire, Walter Benjamin estime que c'est depuis les révoltes que se produit la conscience révolutionnaire, et non à partir d’une avant-garde. « L’insurrection se pense à l’intérieur d’une interruption, à l’avancée même des forces qu’elle libère, et non à partir d’un but », souligne Antonia Birnbaum. Le modèle de la grève prolétarienne ne vise pas à prendre le pouvoir, mais à le démanteler.
Le jeune Jacques Rancière est pourtant un marxiste-léniniste. Dans les années 1960, il est étudiant à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Il est proche du philosophe Louis Althusser autour duquel gravitent les militants maoïstes. Mais les jeunes gauchistes refusent de participer au mouvement de Mai 68. Au contraire, Jacques Rancière embrasse la logique anti-autoritaire de cette révolte. Dans La leçon d’Althusser, il dénonce les limites du marxisme-léninisme et de sa posture autoritaire. Ce ne sont plus les intellectuels, la théorie marxiste ou les « révolutionnaires professionnels » qui doivent diriger les luttes sociales.
Althusser et le cercle d’Ulm se recroquevillent sur la théorie. Mais leur étude du marxisme semble déconnectée de toute pratique de lutte. Althusser se garde bien d’intervenir dans les débats politiques au sein du Parti communiste. Les jeunes maoïstes dénoncent le mouvement étudiant de Mai 1968. Ils estiment que le mouvement doit venir des travailleurs. C’est pourtant la révolte étudiante qui débouche vers une grève ouvrière.
Jacques Rancière relie la démocratie et la lutte des classes. Il insiste sur la conflictualité politique et sociale comme moteur de la démocratie. Il se démarque de deux positions traditionnelles. La lutte des classes dénonce la démocratie comme des droits formels qui justifient l’oppression du prolétariat. Les partisans de la démocratie valorisent le débat entre citoyens et perçoivent la lutte des classes comme une aberration.
Les révoltes ouvrières dans la France du XIXe siècle associent aspirations sociales et démocratiques. Jacques Rancière se penche sur la figure de Gabriel Gauny. Ce philosophe ouvrier entend vivre pleinement, ici et maintenant, sans attendre un horizon révolutionnaire. « Gauny exclut toute procédure qui remettrait son égalité à plus tard : il entend vivre dès maintenant, à même sa condition d’ouvrier, une vie philosophique de loisir », décrit Antonia Birnbaum. Gauny valorise les promenades après le travail et l’amitié. Mais Gauny n’accepte pas pour autant l’ordre existant. Il exprime un antagonisme face aux patrons et à ses ennemis qui l’empêchent de vivre pleinement. Il observe que la dignité bafouée alimente la révolte. Il développe même une critique du travail.
Antonia Birnbaum propose une présentation critique de la philosophie de Jacques Rancière. Elle insiste sur les aspects originaux de sa réflexion, mais pointe également quelques limites et impensés dans la situation actuelle. Antonia Birnbaum permet de replacer la pensée de Jacques Rancière dans son contexte historique.
Sa philosophie puise dans la révolte de Mai 68. Ce mouvement remet en cause toutes les hiérarchies et positions sociales. La contestation des années 1968 devient un bouillonnement intellectuel et social qui est bien incarné par Jacques Rancière et sa revue Les révoltes logiques. Contre le consensus, le philosophe valorise la conflictualité sociale et politique. Il valorise les luttes qui permettent aux prolétaires de prendre la parole dans un processus d’émancipation individuelle et collective.
Cette approche optimiste peut apparaître comme la force de Jacques Rancière. Le philosophe propose des critiques pertinentes des sociologues de gauche. Il s’oppose à la sociologie de la domination de Pierre Bourdieu et se distingue de la sociologie intersectionnelle. Ces discours partent de l’oppression, de la domination et figent les individus dans des statuts de victimes. Jacques Rancière préfère partir de l’émancipation, des luttes et d’un postulat d’égalité. Ce qui permet de sortir de l’impuissance du bavardage postmoderne.
Néanmoins, Antonia Birnbaum observe que Jacques Rancière reste figé sur ces concepts des années 1968. Il ne permet pas de comprendre la période du conformisme libéral. Il ne parvient pas à analyser la défaite et le reflux des luttes. Le philosophe reste un incorrigible optimiste qui ne jure que par la spontanéité des luttes. Cette approche reste sympathique, mais elle ne fournit aucun outil ou perspective pour agir dans un contexte de défaite.
Le vide stratégique demeure la grande limite de Jacques Rancière, et de nombre d’intellectuels de gauche par ailleurs. Le philosophe ne propose aucune véritable perspective. Il ne fournit aucune piste pour changer la société et intervenir dans le monde réel. Il valorise la démocratie mais ne propose aucune véritable forme d’organisation collective. Jacques Rancière se réfère aux luttes ouvrières du XIXe siècle, mais il ignore la plupart des démarches issues des années 1968. Il n’évoque pas le communisme libertaire, la démarche des opéraïstes ou de l’autonomie italienne. Il ne comprend pas le mouvement situationniste qu’il réduit à une simple critique platonicienne de l’aliénation.
Si Jacques Rancière permet de valoriser la conflictualité, il ne lui donne aucune perspective. Il ne pense pas l’autonomie des luttes, ni la réorganisation de la société depuis des assemblées de base. Néanmoins, la philosophie de Jacques Rancière reste importante pour proposer une critique du monde actuel et des impasses autoritaires et surplombantes. Contre les avant-gardes intellectuelles, il valorise l’auto-émancipation des exploités.
Source : Antonia Birnbaum, Égalité radicale. Diviser Rancière, Amsterdam, 2018
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Catherine Halpern, Rencontre avec Jacques Rancière : L'émancipation est l'affaire de tous, mis en ligne sur le site du magazine Sciences Humaines de Mai-Juin 2011
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J.F, Autour de Jacques Rancière : Eléments d’une politique de l’émancipation, publié sur le site de l'Organisation communiste libertaire le 30 septembre 2009
Pierre Bance, Jacques Rancière, l’anarchique, publié sur le site Autre Futur le 11 octobre 2012
Vincent Chambarlhac, Faire retour (Les Révoltes logiques, Mai 68 et ses vies antérieures), publié sur le site de la revue Dissidences en Printemps 2012
Vincent Chambarlhac, « Nous aurons la philosophie féroce ». Les Révoltes logiques, 1975-1981, publié dans La Revue des revues N° 49 2013
Jean-Marie Durand, "En quel temps vivons-nous ?" : quand Jacques Rancière s'interroge sur notre époque, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 6 juin 2017
Robert Maggiori, Rancière, démocraties en marche, publié dans le site du journal Libération le 31 mai 2017
Articles sur Jacques Rancière publiés sur le site de la revue Multitudes
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