Surréalistes et révolte utopique
Publié le 19 Avril 2019
Les avant-gardes artistiques du XXe expriment une révolte contre l’ordre existant. Le surréalisme adopte une position esthétique mais aussi philosophique et politique. André Breton, dans Le Manifeste du surréalisme de 1924, présente cette démarche. Contre le réalisme esthétique et littéraire, les surréalistes associent la révolte au rêve et à l’imaginaire utopique. Les situationnistes abandonnent le discours sur le rêve et l’inconscient pour proposer une critique de la société des Trente glorieuses. Mais les deux mouvements proposent des pratiques ludiques, comme la dérive.
Face à la société moderne, la critique de la rationalisation conserve toute sa force. Les nouvelles technologies renforcent l’aliénation et imposent une réalité dénuée d’imaginaire. Les surréalistes et les situationnistes proposent des démarchent qui s’opposent au conformisme moderne. La créativité et la révolte permettent de construire un nouveau désir collectif. Pierre Taminiaux observe ces démarches artistiques dans le livre Révolte et transcendance.
L’engagement des surréalistes révèle un lien complexe avec le communisme. La révolution poétique prime sur la révolution sociale. Surtout, les surréalistes restent des militants peu actifs. André Breton clarifie son point de vue dans Le Second manifeste du surréalisme de 1930. Dans un contexte de crise du capitalisme, il insiste sur l’importance du matérialisme historique. Mais il tient également à se démarquer de la direction du Parti communiste. Il dénonce les poètes qui acceptent de se soumettre au stalinisme pour poursuivre une carrière personnelle.
André Breton polémique également avec Pierre Naville. L’ancien rédacteur de la revue La Révolution surréaliste abandonne toute dimension littéraire et artistique pour s’engager pleinement dans l’action politique. André Breton s’oppose également à la littérature prolétarienne. Il refuse ce formalisme classique qui privilégie le réalisme. Les écrivains inféodés au Parti communiste se contentent de décrire la misère. Pour les surréalistes, c’est le changement politique radical et l’utopie qui doivent être mis en avant. André Breton se rapproche de Léon Trotsky et de l’opposition de gauche du communisme, à l’image de son ami Benjamin Péret.
La musique permet également d’exprimer une forme de créativité. Le free jazz des années 1920 et 1930 est marqué par le swing. L’improvisation musicale du jazz se rapproche de l’écriture automatique des surréalistes. Le goût du jeu prédomine. Ensuite, les deux mouvements s’opposent au rationalisme de la civilisation occidentale et valorisent les cultures extra-européennes. Ils expriment également une révolte contre les institutions et le pouvoir dominant. Le jazz s’oppose au racisme et à l’esclavagisme. Il peut même s’inscrire dans les luttes afro-américaines.
L’écriture automatique des surréalistes laisse place au hasard et à la spontanéité pour contester les pouvoirs établis. « Le jazz, parallèlement, chercha avant tout dans l’improvisation un mode d’expression presque sauvage, lui aussi dégagé des contraintes sociales dominantes », observe Pierre Taminiaux. Le jazz et l’improvisation sortent des normes de la musique classique occidentale. Mais les surréalistes restent indifférents au jazz qui arrive en Europe comme un simple divertissement commercial. Cette musique n’exprime pas ouvertement un discours de critique sociale. Mais le jazz est issu des quartiers noirs pauvres. Il s’oppose au modèle blanc traditionnel, avec son matérialisme économique et son puritanisme.
André Breton évoque le problème complexe de la folie dans son roman Nadja. Le personnage féminin principal, avec lequel le narrateur noue une relation intime, souffre de troubles mentaux. André Breton valorise alors une approche romantique de la folie. « Elle signifiait surtout pour lui un pouvoir unique de vision au cœur de la vie quotidienne », décrit Pierre Taminiaux. André Breton propose également une critique de la psychiatrie qui renforce la dépendance psychologique. Il dénonce l’institution de l’asile et les internements. L’enfermement s’oppose à la liberté individuelle, notamment la liberté de penser et de créer.
Dans L’art des fous, la clé des champs, André Breton célèbre la liberté d’expression absolue. Il valorise les principes de créativité et de spontanéité contre l’art traditionnel. L’artiste est autodidacte et n’a pas besoin d’une formation académique. Ensuite, l’artiste crée en dehors de tout cadre institutionnel. Il doit pouvoir exprimer une spontanéité débridée. André Breton critique le conformisme de la critique d’art qui ne cesse de célébrer les mêmes artistes déjà consacrés. Mais elle refuse de s’aventurer sur des terres inexplorées.
La folie doit permettre de fuir la société et ses lois rigides, autant sur le plan esthétique que social. L’art et la littérature apparaissent également comme une forme de thérapie. L’artiste fou est un vrai rebelle qui refuse de s’inscrire dans la société et dans son ordre culturel. Les nazis ont d’ailleurs persécuté les fous à cause de leur incapacité à se soumettre à des normes sociales strictes. Le créateur fou doit renoncer à toute forme de vanité et de réussite sociale. Au contraire, l’art conceptuel valorisé aujourd’hui repose sur une démarche cérébrale éloignée de la révolte et de la spontanéité.
Albert Camus, dans L’Homme révolté, attaque les surréalistes. Il estime que ces poètes valorisent surtout la destruction. Camus sépare la bonne révolte humaniste de la révolution qui porte un projet politique. Il critique le totalitarisme, mais aussi l’ensemble des courants marxistes et révolutionnaires. Benjamin Péret lui répond dans le texte « Camus : le révolté du dimanche ». Le poète surréaliste estime qu’il n’est pas possible de séparer le révolte de la révolution. Toutes possibilités de révolution émergent à travers des révoltes spontanées. Il évoque les révoltes ouvrières de 1936. En Espagne, la révolte contre le franquisme débouche sur un désir de révolution. En France, les grèves de 1936 proviennent d’une révolte spontanée. Benjamin Péret compare Camus aux staliniens du Parti communiste qui sont également effrayés par une perspective révolutionnaire.
Le surréalisme belge mêle la littérature, les arts plastiques et la musique. Paul Nougé valorise autant la poésie que la photographie, ou autres pratiques artistiques. « L’art d’avant-garde, selon sa perspective, n’était jamais ni simplement la poésie ni simplement la peinture, mais bien tout entreprise qui possédait une dimension créative et qui gommaient les distinctions classiques entre les disciplines et les formes », indique Pierre Taminiaux.
En 1947, tandis que Breton s’oriente vers des pratiques ésotériques, Paul Nougé affirme la nécessité d’une perspective révolutionnaire. Il se rapproche du mouvement communiste. Il dénonce la commercialisation du surréalisme d’après-guerre. Paul Nougé participe à la revue Les Lèvres nues. Il se plonge dans la critique, qui lui permet de mieux formuler ses idées personnelles sur l’art et la littérature. La poésie de Paul Nougé s’appuie sur l’expérimentation. Il dénonce les artistes qui recherchent la reconnaissance du public et le succès.
Le surréalisme perdure dans les années 1950. Les poètes belges s’affranchissent de l’influence pesante de Breton et créent la revue Les lèvres nues. Marcel Mariën, Paul Nougé, Louis Scutenaire, mais aussi le français Guy Debord contribuent à cette revue. Après la mort de Staline, le modèle du communisme autoritaire vacille. La révolution est à réinventer. Marcel Mariën, dans Théorie de la révolution mondiale immédiate, valorise une utopie ludique. Plutôt que d’attendre passivement une révolte spontanée, Marcel Mariën propose une révolution dans la vie quotidienne, ici et maintenant.
Dans ce sens, la revue belge publie un Mode d’emploi du détournement. Cette pratique permet de reprendre des symboles de la culture de masse pour se les réapproprier dans un sens contestataire. La dérive doit permettre de déambuler dans la rue sans subir les impératifs et les contraintes de la pression sociale. Cette démarche s’inscrit dans une critique de l’urbanisme.
Raoul Vaneigem, dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de 1967, attaque la civilisation marchande. Il critique le bonheur programmé et prédéterminé par la société capitaliste. Le mouvement situationniste entend bouleverser la vie quotidienne par des modes de vie et de pensée alternatifs. La gratuité et le don doivent permettre de s’affranchir des contraintes de l’échange marchand. Dans le monde capitaliste, la créativité doit se plier aux normes de la rentabilité. Raoul Vaneigem s’inscrit dans une filiation surréaliste. Contre le monde marchand, il valorise la créativité et la spontanéité. Cet aspect s’exprime bien dans la dimension festive et libertaire de la révolte de Mai 68.
Pierre Taminiaux propose des réflexions originales sur le mouvement surréaliste. Il insiste sur la dimension politique de ce mouvement artistique. Il présente bien la démarche intellectuelle et politique du surréalisme. Loin de se réduire à un collectif d’artistes, les surréalistes portent une révolte poétique et politique.
Pierre Taminiaux estime que cette démarche peut être réactivée pour renouveler la pensée critique. Néanmoins, la fin du livre semble moins convaincante. Pierre Taminiaux présente ses propres œuvres, des photographies. Mais il s’éloigne de la démarche surréaliste. Pierre Taminiaux valorise l’artiste individuel contre toute forme de démarche collective. Il reprend un des travers des surréalistes qui consistent à considérer l’art comme politique en soi.
Au contraire, la démarche artistique doit s’accompagner d’une intervention politique dans la lutte des classes. C’est ce que les situationnistes ont bien compris. Faire de l’art ne suffit plus. En revanche, les avant-gardes artistiques peuvent donner une dimension utopique et libertaire qui manque aux luttes sociales actuelles. Participer aux mouvements sociaux à travers des pratiques artistiques semble plus percutant que de cultiver un album photo personnel.
Les surréalistes et les situationnistes peuvent nourrir les luttes sociales, par leur démarche artistique et politique. Les situationnistes insistent sur la dimension qualitative contre la logique quantitative qui envahit désormais tous les aspects de la vie. Surtout, surréalistes et situationnistes proposent une révolte globale et un refus total de la civilisation marchande.
Pierre Taminiaux observe la pertinence de cette démarche dans le contexte du gauchisme postmoderne. Chaque collectif ce spécialise sur sa petite lutte sans tenter de remettre en cause l’ordre capitaliste. Les micro-résistances priment sur la perspective d’une révolution sociale et libertaire. Il semble important d’inventer un nouvel imaginaire utopique. La révolution doit être réinventée pour remettre en cause tous les aspects de la vie quotidienne.
Source : Pierre Taminiaux, Révolte et transcendance. Surréalisme, situationnisme et arts contemporains, L’Harmattan, 2018
Une histoire critique du surréalisme
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Les situationnistes dans la lutte des classes
Vidéo : Conférence de Pierre Taminiaux à l'Alliance Française de Washington DC enregistrée le 21 février 2013
Radio : Conférence de Carole Reynaud-Paligot, À propos de la politisation des avant-gardes : la poésie surréaliste entre révolte et révolution, au Centre d’histoire du XIXe siècle Paris1-Paris 4 ; université de New York à Paris ; MSH Paris- Nord
Pierre Taminiaux, Paul Nougé ou le langage surréaliste du hasard, publié sur le site Mélusine le 16 mai 2018
Articles de Pierre Taminiaux publiés sur le portail Cairn
Articles de Pierre Taminiaux publiés sur le portail Persée
Jérôme Duwa, « Pierre Taminiaux, Révolte et transcendance : surréalisme, situationnisme et arts contemporains », publié dans la revue Critique d’art le 27 novembre 2018
Alexandre Trudel, « Des surréalistes aux situationnistes », publié dans la revue COnTEXTES n°6 | septembre 2009
Michael Lowy, Éloge de la dérive, publié sur le site Mediapart le 24 mai 2013
Thomas Genty, La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art, mis en ligne sur le site Infokiosques le 10 mars 2004