Les années rouges d'Alain Badiou

Publié le 3 Avril 2025

Les années rouges d'Alain Badiou
Le philosophe Alain Badiou revient sur son parcours politique. Il se range d'abord du côté de la gauche réformiste. Mais le notable de province est percuté par le mouvement de Mai 68. Le philosophe fonde alors un groupuscule maoïste. Surtout, il se lance dans le soutien aux luttes des ouvriers immigrés.

 

 

Le philosophe Alain Badiou propose son témoignage sur le bouillonnement des années 1968. Né en 1937, il confie ses souvenirs jusqu’en 1985. Son enfance de fils de professeurs résistants est marquée par la Seconde Guerre mondiale. Cette période décisive traverse la guerre d’Algérie pour s’achever avec le retour de la gauche au pouvoir en 1981 et le reflux des luttes sociales.

Alain Badiou se forge des convictions de socialiste réformiste avant d’épouser l’expérience nouvelle du maoïsme. Ce témoignage éclaire l’œuvre philosophique d’Alain Badiou et son idée du communisme. Cet intellectuel reste fidèle à ses convictions marxistes sans céder aux courants de l’idéologie dominante. Il retrace son parcours dans le livre Mémoires d’outre-politique.

 

En 1954 éclate la guerre d’Algérie. Près de 9 millions de citoyens de second rang, les Arabes, subissent l’exploitation coloniale. L’armée est envoyée pour écraser la lutte pour l’indépendance. Les partis politiques et la presse défendent unanimement l’Algérie française. Seul le Parti communiste revendique timidement une « pacification ». En 1956, le lycéen Alain Badiou milite pour l’unité de la gauche derrière Pierre Mendès France qui s’oppose à la guerre coloniale. En revanche, le mouvement poujadiste regroupe des militants d’extrême droite qui défendent l’Algérie française et les intérêts des petits patrons.

Alain Badiou organise une réunion dans son lycée pour un « Gouvernement de Front populaire et la paix en Algérie ». Il parvient à remplir une salle et à présider la séance. Cependant, un surveillant général interrompt la tentative de meeting et menace de sanctions. Alain Badiou, bon élève, rentre dans le rang. Il est reçu du premier coup au concours de l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm.

 

 

                     Mémoires d'outre-politique - 1

 

 

Gauche réformiste

 

L’ENS apparaît alors comme l’école de l’élite de la Nation. Les grandes figures politiques, de Jean Jaurès à Laurent Fabius, sont passées par la rue d’Ulm. L’ENS regroupe également une activité politique intense avec des militants communistes et des groupuscules trotskistes. Alain Badiou décide de créer la section socialiste de l’ENS. En 1956, la gauche est arrivée au pouvoir. Le chef socialiste du gouvernement, Guy Mollet, se range derrière l’appareil militaire qui souhaite écraser la révolte algérienne. Le gouvernement augmente l’effort de guerre et vote les « pouvoirs spéciaux » qui livrent l’Algérie à l’armée et à la police. Pierre Mendès France et Alain Savary décident de quitter le gouvernement Guy Mollet.

Alain Badiou justifie le choix du socialisme réformiste. Il s’inscrit dans les pas de son père Raymond Badiou, maire socialiste de Toulouse. Surtout, la section socialiste de l’ENS, fondée avec Emmanuel Terray, adopte des positions originales. Leur tract dénonce la bureaucratie stalinienne mais aussi la guerre coloniale menée par le gouvernement socialiste. Cependant, Alain Badiou pense pouvoir transformer la vieille SFIO de l’intérieur. Il rejoint également le groupe socialiste du Ve arrondissement qui comprend le futur ministre Alain Savary mais aussi le jeune Michel Rocard qui a rédigé un rapport sur les camps d’internement en Algérie.

En 1958, le général de Gaulle revient au pouvoir après un coup d’État militaire. La SFIO soutient sa démarche et la nouvelle constitution. Alain Badiou rejoint la scission du Parti socialiste autonome (PSA) qui rejette la guerre coloniale et les institutions de la Ve République. Ce groupe participe à la fondation du Parti socialiste unifié (PSU). Cette nouvelle gauche comprend des dissidents socialistes et communistes, des chrétiens de gauche mais aussi des intellectuels trotskistes comme Pierre Naville ou Yvan Craipeau.

                                                

En 1960, la gauche peut dénoncer les excès de la guerre d’Algérie comme la torture. En revanche, la colonisation reste rarement remise en cause. Néanmoins, la Déclaration sur le droit à l’insoumission à la guerre d’Algérie appelle ouvertement à la désobéissance et à l’illégalité. Ce Manifeste des 121 est signé par des artistes et intellectuels prestigieux comme Dionys Mascolo, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Henri Lefebvre, André Breton ou Guy Debord. Le gouvernement amorce des négociations avec le FLN pour préparer une décolonisation de l’Algérie.

En 1961, un référendum approuve massivement un processus d’auto-détermination de l’Algérie. Cependant, des généraux s’opposent à la décolonisation et lancent l’OAS. Néanmoins, la majorité des soldats et de la population semble lassée de la guerre. Le putsch échoue rapidement. Mais le général de Gaulle en profite pour renforcer son pouvoir. Il impose l’élection du président de la République au suffrage universel. Alain Badiou, professeur agrégé et cadre du PSU, devient un alors notable local dans la ville de Reims.

 

 

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Maoïsme

 

Le mouvement de Mai 68 apparaît comme une rupture politique dans la vie d’Alain Badiou. Le cadre de province du PSU se tourne vers le maoïsme. Il ignore pourtant l’émergence de cette mouvance qui se présente comme une alternative au stalinisme du Parti communiste. Cette nébuleuse comprend deux tendances majeures. Le Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF) se présente comme un maoïsme orthodoxe. Des jeunes normaliens lancent également la Gauche Prolétarienne (GP).

Alain Badiou se contente alors d’une activité de propagande électorale, éloignée du syndicalisme et du mouvement ouvrier. Mais il est percuté par la révolte de Mai 68 à Reims, une ville ouvrière. Alain Badiou soutient la mobilisation étudiante et rejoint une manifestation qui rallie les usines en grève. Des jeunes ouvriers sortent de l’usine barricadée pour venir discuter avec les étudiants. Alain Badiou s’attache à l’importance de nouer des liens entre intellectuels et ouvriers. Il embrasse alors la politique révolutionnaire.

Néanmoins, Alain Badiou reste un cadre du PSU de Reims. Mais il s’attache à donner une orientation marxiste-léniniste à ce parti de gauche. Des organisations maoïstes existent déjà. Le PCMLF défend une forme de stalinisme mais remplace le culte de Staline par celui de Mao. Les normaliens de l’UJCml, courant qui fonde la GP, lancent les Comités Vietnam de base. Ils se tournent également vers la classe ouvrière. Des jeunes intellectuels établis vont travailler dans les usines.

En 1969, Alain Badiou est désigné avec Michel Foucault pour fonder le département de philosophie de la nouvelle université de Vincennes. Il recrute surtout des jeunes maoïstes comme Jean-Marc Salmon ou André Glucksmann. Henri Weber, alors cadre dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), vient apporter une caution trotskiste. Dans ce bouillonnement gauchiste, les cours de philosophie se mêlent aux débats politiques. Les étudiants n’hésitent pas à perturber et à contester les cours de leurs professeurs.

 

Dans ce chaudron de Vincennes, Alain Badiou est approché par des étudiants et des professeurs déçus de la GP. Sylvain Lazarus, Natacha Michel et leurs camarades veulent lancer une nouvelle organisation révolutionnaire : le groupe pour la fondation de l’Union des communistes français marxiste-léniniste (UCFml).

Alain Badiou a déjà une longue expérience militante. Dès son arrivée à Paris, il constitue un petit groupe de membres du PSU qui intervient à l’usine Rhône-Poulenc de Vitry. Avec des ouvriers actifs pendant la grève, ils rédigent une brochure sur le mouvement de mai-juin 1968 et insistent sur la vitalité du comité de grève autonome des syndicats. Ce texte est ensuite distribué aux portes de l’usine. Cette expérience permet de tisser un lien concret entre intellectuels et ouvriers.

Le groupuscule de l’UCFml parvient à intervenir dans diverses luttes locales. Il attire des étudiants de Vincennes et des militants du PSU. Il se développe dans plusieurs régions et tente même de s’implanter dans les bastions ouvriers comme les usines Chausson-Gennevillier ou Renault-Billancourt. Le groupe développe une idéologie devenue exotique. Il soutient la Chine maoïste. De manière plus actuelle, il critique la démocratie électorale et la bureaucratie syndicale. Dans les luttes ouvrières, le groupe dénonce l’illusion des négociations avec le patron et le respect de la légalité bourgeoise. Ce sont les négociations syndicales et les élections qui permettent de briser la grève de mai-juin 1968.

 

 

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Luttes des années 1970

 

Durant les années 1970, l’UCFml intervient à la porte des usines, notamment à Chausson-Gennevilliers. Les tracts s’opposent à la ségrégation entre ouvriers français et immigrés qui structurent la hiérarchie de l’usine. Le nationalisme, le colonialisme et le racisme visent à diviser la classe ouvrière.

Une grève éclate à l’usine Chausson le 13 mai 1975. Les salariés dénoncent les bas salaires mais aussi les cadences infernales. Le syndicat CGT propose de négocier une augmentation de salaires pour désamorcer le conflit. En revanche, des ouvriers souvent jeunes sont prêts à la confrontation avec le patronat. Ils occupent rapidement l’usine. Cependant, l’UCFml tente de canaliser cette révolte spontanée pour former un noyau communiste.

Un Comité de grève s’organise en marge du syndicat. L’UCFml avance la revendication d’un salaire égal de l’ouvrier non qualifié jusqu’au cadre dirigeant. Les maoïstes participent aux affrontements des grévistes avec la police. Les militants de l’UCFml participent également à expulser les mouchards du régime marocain qui surveillent les ouvriers issus du royaume d’Hassan II.

Les militants de l’UCFml animent des collectifs autonomes. Le groupe Foudre perturbe des spectacles et des films jugés réactionnaires. Un bulletin revient sur ces interventions dans le monde de la culture. Ensuite, les Comités Provpv (Portugal Rouge Ouvriers et Paysans Vaincra) se consacrent à la révolution portugaise de 1974. Des meetings, manifestations, brochures et livres affirment une solidarité internationaliste.

 

L’ UCFml intervient également dans les logements de travailleurs immigrés. Entre 1975 et 1979 éclate la grève des foyers Sonacotra. Face à une nouvelle augmentation de loyer, les habitants d’un foyer de Saint-Denis refusent de payer. Ce type d’action directement antagonique au Capital est ensuite nommé « grève des loyers ». Ce mouvement autonome émerge en dehors des partis politiques. Une coordination de foyers se forme car la Sonacotra tente de briser la grève à travers une négociation foyer par foyer.

Néanmoins, cette coordination s’effondre en raison de la répression mais aussi d’une tendance identitaire qui vise à isoler les travailleurs immigrés du reste du prolétariat. Cependant, la grève des loyers permet d’améliorer les conditions de vie dans les foyers et de briser le carcan disciplinaire. Les foyers deviennent de véritables lieux de vie et d’organisation collective. L’État et la Sonacotra doivent alors imposer une restructuration de ces habitations. Les « foyers ouvriers » deviennent des « résidences sociales ». Ces logements Adoma opèrent de nouveau les expulsions, ségrégations et contrôles.

La politique néolibérale s’impose dans les années 1980. Les grandes usines qui permettent la concentration ouvrière sont destructurées ou délocalisées. La sous-traitance et l’éclatement des unités de production brisent la solidarité de classe. Les grandes grèves ouvrières s’opposent à des licenciements et à des fermetures d’usines. Dans ce contexte de reflux des luttes sociales, Alain Badiou se réfugie dans la philosophie et le théâtre. Durant les années 1970, l’universitaire publie surtout des tracts et des brochures militantes. C’est à partir des années 1980 qu’il construit son œuvre philosophique.

 

 

     

 

 

Militant et philosophe

 

Alain Badiou retrace sa trajectoire militante dans un livre vivant qui restitue le bouillonnement des années rouges. Ce témoignage permet de souligner l’intensité des luttes sociales qui secouent les années 1970. Cette période permet d’incarner plus charnellement la fameuse « idée communiste » du philosophe Alain Badiou. Si ses textes théoriques peuvent se révéler ardus et nébuleux, le témoignage permet de rendre sa pensée politique plus vivante. Ce livre permet également de dévoiler la puissance et les limites du maoïsme des années 1970.

Alain Badiou insiste sur la gauche ouvrière qui émerge dans les luttes sociales. Les maoïstes se tournent notamment vers les travailleurs immigrés. Cette partie du prolétariat demeure délaissée par une CGT qui privilégie les ouvriers qualifiés. Ensuite, les travailleurs immigrés demeurent les plus exploités et sont condamnés à rester au bas de la hiérarchie de l’usine. Ce qui les rend plus sensibles au discours gauchiste et surtout aux pratiques de lutte et d’action directe portées par les maoïstes. Par ailleurs, les immigrés sont issus du tiers-monde et des colonies. Les gauchistes les considèrent comme les damnés de la Terre.

Alain Badiou porte une critique pertinente de la fragmentation des luttes. L’arrivée de la gauche au pouvoir ne suffit pas à expliquer le reflux de la contestation sociale. Un gauchisme postmoderne et une logique identitaire semblent progressivement s’imposer. Les travailleurs immigrés ne sont plus perçus comme des ouvriers, mais comme des « Beurs » puis comme des « musulmans », y compris pas les partis d’extrême gauche. La solidarité de classe dérive vers l’humanitaire puis vers l’assignation identitaire. En revanche, les considérations du philosophe sur le féminisme relèvent moins de la critique légitime du féminisme bourgeois que de la banale misogynie.

 

Néanmoins, Alain Badiou se centre sur les activités de son groupuscule. Certes, c’est la force et la limite d’un témoignage militant que d’adopter un point de vue subjectif. Néanmoins, l’universitaire se permet de mépriser les luttes ouvrières soutenues par le syndicalisme de la CFDT. Sa bureaucratie ne subit pas encore une dérive réformiste et ne s’oppose pas encore à l'émergence de comités de grève autonomes. Bien plus que les postures maoïstes, le syndicat chrétien favorise les pratiques d’auto-organisation et d’action directe. Les phraséologies idéologiques demeurent moins pertinentes que les pratiques concrètes. La GP décide même de se dissoudre lorsqu’elle constate qu’elle est débordée sur sa gauche par un bon père de famille catholique comme Charles Piaget.

Alain Badiou et les maoïstes restent très attachés à la construction du parti révolutionnaire. Ils ne cessent de défendre une avant-garde intellectuelle qui doit guider les masses selon la théorie marxiste-léniniste. Le syndicat n’est pas uniquement critiqué comme un appareil bureaucratique, ce qui peut s’avérer pertinent. Les maoïstes dénoncent surtout le syndicat comme un regroupement d’ouvriers. Les marxistes-léninistes considèrent que les travailleurs sont trop débiles pour développer une conscience politique et restent condamnés au réformisme. La théorie révolutionnaire doit donc provenir d’universitaires et d’intellectuels qui dirigent un groupuscule gauchiste.

Il semble pourtant évident que l’insubordination ouvrière des années 1968 reste largement spontanée. Les grévistes observent l’efficacité de pratiques de lutte offensives et s’inspirent des méthodes victorieuses. Si le maoïsme permet d’apporter une petite touche de folklore et d’exotisme, son rôle doit être relativisé. Les grèves des années 1968 débordent largement les syndicats. Même la CFDT semble avant tout épouser le mouvement plutôt qu’elle ne parvient à l’impulser. Des comités de grève autonomes se multiplient, tout comme les occupations, les séquestrations et le refus de se cantonner dans le carcan de la légalité bourgeoise.

 

Source : Alain Badiou, Mémoires d’outre-politique (1937-1985), Flammarion, 2023

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Alain Badiou - Mémoires d'outre-politique : 1937-1985, diffusée sur le site de la librairie Mollat le 17 mai 2023

Vidéo : Badiou politique, diffusée sur le site de la Librairie Tropiques le 13 mai 2023

Vidéo : Alain Badiou - Soufiane Brahimi - Mémoires d'outre-politique (1937-1985), diffusée le 13 février 2024

Vidéo : Alain Badiou et mai 68, diffusée sur France Culture le 11 mai 2018

Vidéo : Alain Badiou, Pierre Manent : A-t-on raison de se révolter ?, diffusée sur Public Sénat le 8 juin 2018

Radio : Alain Badiou pour ses "Mémoires" : "La situation me fait penser aux prémices de la Guerre de 1914", diffusée sur France Inter le lundi 3 avril 2023

Radio : Alain Badiou, philosophe, professeur émérite à l’École Normale supérieure, diffusée sur Radio France International le 14 mai 2023

 

« Défaire la machinerie étatique ». Entretien avec Alain Badiou, publié sur le site de la revue Contretemps le 2 mai 2024

Mathieu Dejean, Alain Badiou : “Nous sommes à un nouveau commencement de la pensée marxiste”, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 28 août 2018

Alain Badiou : « Il faut briser le droit bourgeois », publié sur le site Acta le 28 mars 2020

Jean-Louis Jeannelle, « Être un sujet fidèle à l’événement : Alain Badiou et l’hypothèse communiste », publié dans la revue Écrire l'histoire n° 24 en 2024

Nicolas Chevassus-au-Louis, Pourquoi Badiou est partout. De Platon aux plateaux de télé : parcours d’un philosophe radical-médiatique, publié dans la Revue du Crieur n°2 en 2015

Publié dans #Histoire des luttes

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