Les femmes dans les révolutions arabes

Publié le 30 Janvier 2025

Les femmes dans les révolutions arabes
De puissants soulvements ont secoué les dictatures dans les pays arabes en 2011 et en 2019. Si ce sont souvent des hommes qui prennent la parole et s'attribuent le statut de représentants du mouvement, la place des femmes reste importante dans ces insurrections. Elles participent activement à des comités de quartiers qui organisent le soin et le ravitaillement. Surtout, les femmes peuvent également lutter pour les revendications spécifiques contre la religion et le patriarcat.

 

 

La participation des femmes aux révoltes dans les pays arabes reste rarement mise en avant. Les travaux de recherche sur ces mouvements évoquent peu la question du genre. Quand des universitaires évoquent les femmes, c’est pour se pencher sur la réappropriation genrée de l’espace ou la politisation des sexualités. En revanche, ces travaux ne s’appuient pas sur la sociologie des mobilisations, des crises politiques et des révolutions.

Des mobilisations inédites éclatent au Maghreb et Moyen-Orient à partir de décembre 2010. Ces mouvements de grande ampleur agrègent des acteurs et actrices occupant des positions diverses dans les rapports d’âge, de genre, de classe, de nationalité et de race. Ces révoltes regroupent des individus, des collectifs, des organisations aux orientations idéologiques différentes. Le marxisme, l’islam politique, la social-démocratie, l’anarchisme, le féminisme peuvent se confronter.

Charles Tilly associe la situation révolutionnaire à une souveraineté multiple. Le régime en place est concurrencé par d’autres groupements soutenus par une fraction significative de la population. Le genre permet de décloisonner l’objet « crise politique » réduit à des relations conflictuelles et stratégiques entre le gouvernement et les contestataires. Le genre constitue un rapport de pouvoir transversal. La répression provient de la police, mais aussi des conjoints, de la famille, des amis, des camarades de parti. Des sociologues présentent leurs recherches sur ces révoltes dans le livre Le genre en révolution.

 

 

                      Le genre en révolution

 

 

Révoltes de 2011

 

Maria Al Abdeh et Joseph Daher reviennent sur l’insurrection en Syrie. Ce soulèvement s’oppose à un régime autoritaire dans le sillage des révoltes de 2011. Des comités de coordination et des conseils locaux apportent des solutions aux problèmes de la population et impulsent la contestation. Ces structures remettent en cause la légitimité du régime. Une situation révolutionnaire de double pouvoir émerge. Néanmoins, les femmes mais aussi les minorités ethniques et religieuses restent peu représentées. Même si ces conseils regroupent de larges portions de la population.

Dès le début de la mobilisation, des femmes participent activement aux rassemblements et aux mobilisations. Elles développent également le soutien aux prisonniers. Avec l’intensification des arrestations, les femmes participent aux blocages des routes. Moins fouillées par la police, elles peuvent transporter des produits alimentaires et des médicaments. Mais les femmes sont davantage contrôlées à partir de 2013.

Le début de la révolution permet aux femmes de contester les inégalités et les discriminations. Ensuite, elles peuvent remettre en cause les normes de genre. L’assignation à leur rôle d’épouse et de mère est contestée car elle limite leurs engagements. Les femmes contestent le régime, mais aussi les autorités familiales et religieuses qui tentent de les empêcher de participer au mouvement. Néanmoins, mobilisées au sein du mouvement de protestation populaire, les femmes restent peu représentées dans les organes décisionnaires. Elles sont peu présentes dans les instances locales  ou dans les coalitions de l’opposition syrienne à l’étranger.

                               

Sarah Barrières explore les mobilisations ouvrières en Tunisie. Le processus révolutionnaire tunisien repose sur des grèves nombreuses et massives, notamment dans l’industrie textile et électronique qui emploient majoritairement des femmes. Néanmoins, après le reflux de la vague révolutionnaire, les actions collectives deviennent plus défensives et axées sur la préservation des acquis syndicaux ou la sauvegarde des emplois.

Des entreprises sous-traitantes dans le secteur textile sont gérées de manière autoritaire et paternaliste. Les ouvrières de Déguiz Fil luttent pour la reprise de leur usine dans un contexte de chômage de masse. Elles lancent des grèves, des sit-in et des manifestations. Les ouvrières sortent de l’usine et occupent la rue. « C’est par ailleurs un moment où les ouvrières ont pris la parole, défini leurs revendications et leurs mots d’ordre, entonné leurs slogans et leurs chants », décrit Sarah Barrières. De nombreux médias relayent leur lutte.

Des ouvrières cessent de se soumettre au cadre légal. Certaines menacent de vendre le matériel informatique stocké dans l’usine. D’autres se vengent de l’oppression patronale en crevant les pneus de sa voiture. « En organisant des actions protestataires, dont certaines sont aux marges de la légalité, et en prenant en main la direction de leur mobilisation, les ouvrières ébranlent les représentations communes sur les femmes, perçues comme dociles et soumises », analyse Sarah Barrières. La lutte favorise également la confiance en soi et permet des transformations individuelles.

 

 

   La ferveur sur la palce Tahrir a duré 18 jours, en janvier-février 2011, au terme desquels le despote d'alors Hosni Moubarak a quitté le pouvoir.  ©AFP - MARCO LONGARI

 

 

 

Témoignages de militantes

 

Shahinaz Abdel Salam revient sur son parcours de militante féministe et LGBT en Égypte. Elle devient blogueuse et participe à la contestation du régime de Moubarak avant la révolte de 2011. Le mouvement Kifâya regroupe les différentes forces d’opposition à partir de 2004. Les manifestations comprennent des militants de partis politiques, y compris les Frères Musulmans. Shahinaz Abdel Salem refuse désormais de militer et de coopérer avec des islamistes qui s’opposent aux droits des femmes et des LGBT.

Le mouvement Kifâya organise des rassemblements sur la place Tahrir le 25 janvier. Cette journée célèbre la police qui reste considérée comme un ennemi par les opposants à Moubarak. Mais ces rassemblements regroupent seulement quelques dizaines de personnes. « On appelait les gens dans la rue à nous rejoindre. On expliquait que le régime vole et opprime les Égyptien.nes », témoigne Shahinaz Abdel Salam. Kifâya lance également un mouvement de solidarité avec la grève des ouvrières et des ouvriers dans la grande ville textile de Mahalla.

Shahinaz Abdel Salam considère que le soulèvement de 2011 découle d’une succession de luttes. Le 25 janvier 2011, le rassemblement prend de l’ampleur avec la circulation d’images de violences policières. Surtout, la manifestation affirme sa détermination à occuper la place Tahrir. Lorsque la police charge, le rassemblement se disperse. Mais les manifestants reviennent occuper la place en plus grand nombre. Le régime de Moubarak est renversé le 11 février. Cependant, les militaires tentent de reprendre le contrôle et d’évacuer la place.

Les femmes participent massivement aux manifestations de 2011. « Il y a quelque chose qui s’est rompu en 2011, un mur qui est tombé, les femmes ont pris la rue, manifesté, parlé à haute voix », souligne Shahinaz Abdel Salam. Des femmes ordinaires, des mères de famille et de tous les milieux sociaux participent à ce mouvement. Cependant, avec la prise de pouvoir de Sissi en 2014, la répression devient plus violente. Le mouvement féministe ne parvient pas à s’organiser pour se péreniser.

 

La militante Roula Seghaier livre son témoignage sur la révolution au Liban en 2019. Elle indique que ce soulèvement éclate le 17 octobre mais découle d’une montée des luttes sociales. Les hommes politiques tentent de minimiser le mouvement et refusent d’évoquer une révolution qui aspire à un changement radical de société. « Ceux-ci prétendaient qu’il s’agissait simplement d’une demande de réformes, mais que ce mouvement n’avait pas le pouvoir de renverser le gouvernement ni d'insuffler un changement radical », analyse Roula Seghaier.

Néanmoins, le soulèvement s'essouffle au fil des mois avec l’aggravation de la crise économique. Le mouvement de 2019 apparaît désormais comme une révolte qui n’a pas débouché sur une victoire mais qui annonce les révolutions à venir. La révolte du 17 octobre n’est pas portée par des organisations. Même si des militants peuvent y participer, c’est une partie importante de la population qui descend dans la rue. Aucun leader ne s’observe.

 

 

Manifestation à Tunis, le 11 août 2018, contre le principe d’égalité entre hommes et femmes dans l’héritage et la décriminalisation de l’homosexualité.

 

 

Soulèvements de 2019

 

Abir Kréfa revient sur le mouvement du Hirak qui éclate en Algérie en février 2019. Les manifestations regroupent des militants de diverses obédiences avec des islamistes, des sociaux-démocrates, des marxistes ou des féministes. La protestation attaque le régime militaire avec le FLN mais aussi les partis de gauche qui ont collaboré avec des gouvernements. Néanmoins, le Hirak se limite rapidement à des manifestations pacifiques. La crainte de la répression joue dans cette démarche. Cependant, les marches du vendredi deviennent routinières tandis que peu de grèves éclatent. Ces manifestations permettent d’occuper la rue mais épuisent la spontanéité du mouvement.

Dès le 22 février, les féministes se saisissent du Hirak pour avancer leurs revendications comme l’abolition du Code de la famille et la lutte contre les violences faites aux femmes. Ensuite, les militantes syndicalistes luttent pour l’égalité salariale avec les hommes et pour l’amélioration des conditions de travail. Ces revendications s’observent déjà durant la période de démocratisation en 1988-1992 avec la multiplication de collectifs et d’associations de droit des femmes, la plupart fondés par des militantes de gauche et d’extrême gauche. En 2019, la crise politique algérienne n’a pas effacé les revendications féministes, contrairement aux révoltes de 2011. Le Hirak a même permis de réveiller un mouvement féministe assoupi et routinisé.

 

Les femmes sont présentes dans les manifestations dans la journée. Les classes moyennes diplômées encouragent la présence des femmes. En revanche, les manifestations de nuit sont largement masculines. Les étudiantes doivent rentrer dans leur cité universitaire avant 19h. Seules les militantes loin de leur famille s’engagent dans des actions nocturnes. Une division sexuée du travail et de l’espace militant s’observe dans les partis de gauche. Les hommes prennent la parole au mégaphone. En revanche, les femmes assurent des tâches plus invisibles mais essentielles comme l’impression de tracts, l’information et l’animation des réseaux sociaux.

Le 8 mars, journée du droit des femmes, est habituellement récupérée par le régime. Cependant, la manifestation du 8 mars permet au mouvement féministe de gagner en ampleur et en visibilité. De nouveaux collectifs émergent. Au cours d’une réunion publique, qui réunit des militantes de diverses générations, la formation d’un « carré féministe » au sein de la manifestation du vendredi est lancée. Cette démarche permet d’éviter l’éviction des intérêts des femmes une fois les mouvements sociaux achevés. « Ce faisant, elles rejettent la norme du hirak de non-politisation des antagonismes sociaux », observe Abir Kréfa.

 

Elena Vezzadi revient sur l’histoire des luttes des femmes au Soudan. Un soulèvement éclate en décembre 2018 dans un contexte de crise économique. La contestation émerge en province avant de gagner la capitale. Après des mois de grèves et de manifestations, Umar al-Bashir est renversé le 11 avril 2019. Cependant, la contestation perdure pour exiger le transfert du pouvoir des militaires aux civils, notamment aux organisations créées durant le mouvement pour le représenter. Au mois d’août un compromis est conclu avec un gouvernement mixte, civil et militaire.

La participation des femmes à la révolte est particulièrement importante. Les groupes professionnels créés par le régime, comme les petites fonctionnaires, sont en première ligne de la contestation. Elles portent des revendications pour défendre leurs intérêts spécifiques. Elles remettent en cause l’oppression des femmes sous le régime de Bashir et exigent l’abrogation des « lois de l’ordre public ». La représentativité des femmes dans les organes de pouvoir fait l’objet de discussions politiques.

 

 

    Manifestation à Alger le 13 décembre 2019 pour le 43e vendredi consécutif du Hirak.

 

 

Luttes des femmes et révolution

 

Ce livre collectif permet d’observer les forces et les limites des processus révolutionnaires. Les sociologues s’appuient sur les analyses de Charles Tilly sur la crise politique. L’émergence d’un véritable double pouvoir qui remet en cause l’autorité légale caractérise le moment de crise révolutionnaire. Ce livre collectif se penche surtout sur la question du genre. Cette approche originale permet d’observer la participation des femmes aux révoltes sociales. Des recherches en sciences sociales s’appuient sur des exemples précis dans différents pays du Maghreb et du Moyen-Orient.

Les diverses contributions de ce livre collectif insistent en creux sur l’importance d’un féminisme autonome et de la lutte spécifique contre le patriarcat. Les révolutionnaires remettent en cause les lois sur la famille qui régissent le corps et la vie des femmes. Le Hirak en Algérie permet l’émergence d’un carré féministe dans les manifestations. Ce qui permet de porter ouvertement la question du droit des femmes. Les révoltes se contentent souvent de vouloir dénoncer un régime autoritaire. Mais les conditions de vie des femmes sont souvent occultées.

 

Cependant, la participation massive des femmes demeure décisive dans toutes les révoltes sociales. Pourtant, la représentation des moments révolutionnaires par le folklore militant occulte la présence des femmes. Les images de révoltes sont souvent celles de jeunes hommes masqués qui participent à des émeutes et affrontent la police, la nuit de préférence. Les manifestations massives et les grèves portées par les ouvrières sont moins spectaculaires mais souvent décisives. Les femmes jouent un rôle plus discret mais essentiel. Elles participent notamment aux comités de quartier qui organisent les soins et le ravitaillement.

En revanche, les femmes disparaissent à certains moments précis du processus révolutionnaire. La militarisation du conflit, comme en Syrie, laisse la place à des milices composées d’hommes. Ensuite, les instances représentatives sont également monopolisées par les hommes. La parole et le pouvoir deviennent des enjeux masculins. Mais il est également possible de souligner que la militarisation et la représentation demeurent des impasses et des limites de ces processus révolutionnaires. La délégation du pouvoir prime alors sur l’auto-organisation à la base.

 

Remettre au centre la question du genre permet de mieux analyser les limites des processus révolutionnaires. Il est évident que lorsque les droits des femmes ne sont pas mis en avant, c’est la révolution qui recule avec des risques de dérives autoritaires ou institutionnelles. En revanche, il semble important d’insister également sur la dimension de classe. Les grèves ouvrières jouent un rôle majeur, notamment dans les révoltes en Tunisie ou au Soudan. Lorsque les grèves et la classe ouvrière deviennent secondaires, comme en Syrie, la révolution court à sa perte et semble plus fragile.

Ensuite, Bruno Astarian évoque les clivages de classe qui traversent les processus révolutionnaires. La classe moyenne insiste sur l’unité autour de l’opposition d’un régime autoritaire et de la défense des libertés. En revanche, les grèves ouvrières remettent également en question l’exploitation capitaliste. Lorsque c’est la classe ouvrière qui agit à travers des grèves, les révoltes peuvent permettre de remettre en cause toutes les formes d’exploitation et d’oppression.

 

Source : Sarah Barrières, Abir Kréfa & Saba Le Renard (dir.), Le genre en révolution. Maghreb et Moyen-Orient, 2010-2020, Presses universitaires de Lyon, 2023

Extraits publiés sur OpenEdition

 

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Retour sur la révolte tunisienne

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Les Peuples Veulent - L'internationale féministe, diffusée en sur le site Cantine syrienne en novembre 2021

Vidéo : Rachida El Azzouzi, Dans le monde arabe, le genre en révolution, diffusée sur Mediapart le 29 janvier 2021

Vidéo : Syrie : le martyre d'une révolution  - Entretien avec Joseph Daher, diffusée sur le site du NPA le 17 juillet 2023

Vidéo : Femmes francophones engagées, Shahinaz Abdel Salam, blogueuse égyptienne à double révolution, diffusée par TV5 Monde le 27 février 2014

Vidéo : Etre syrienne, féministe, journaliste, engagée, réfugiée : rencontres au festival "Syrien n'est fait", diffusée sur le site TV5 Monde le 17 Août 2018

Radio : émissions avec Shahinaz Abdel Salam diffusées sur Radio France

 

Inès Baude, Note de lecture publiée sur le site Open Edition le 28 mars 2024

Maria Al Abdeh, Femmes syriennes entre guerre et pandémie, publié sur le site Women in War

Nadia Badaoui, Le processus révolutionnaire est toujours ouvert, publié sur le site Solidarités le 25 septembre 2023

Articles de Joseph Daher publiés sur le site Révolution Permanente

Articles de Joseph Daher publiés sur le site de la revue Contretemps

Articles de Joseph Daher publiés sur le site NPA - L'Anticapitaliste

Articles de Sarah Barrières publiés dans le portail Cairn

Articles d'Abir Kréfa publiés dans le portail Cairn

Le mouvement féministe dans la révolution libanaise paru dans lundimatin#228, le 16 février 2020

Publié dans #Actualité et luttes

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