Le maoïsme de Natacha Michel
Publié le 24 Avril 2025
La comète maoïste a secoué la France des années 1970. Plusieurs groupuscules rivalisent dans ce bouillonnement gauchiste. Le PCMLF apparaît comme un parti orthodoxe et hiérarchisé qui relaie la propagande de Pékin. Vive la Révolution (VLR) apparaît comme le courant « désirant » qui se tourne vers la contre-culture. Des jeunes normaliens fondent l’UJCML. Les chefs de ce groupuscule dénigrent le mouvement de Mai 68 et appellent à déserter les barricades. Face à leur faillite politique, ils fondent la Gauche Prolétarienne (GP). Mais ce groupuscule abandonne l’implantation dans les usines à travers les comités de base pour se tourner vers le folklore de la lutte armée et de la Nouvelle Résistance.
Natacha Michel décide de quitter la GP face à cette dérive qui privilégie le spectacle militariste plutôt que les luttes sociales. Avec son compagnon Sylvain Lazarus, Natacha Michel décide de créer l’Union des communistes de France marxiste-léniniste (UCFml) en 1969. Cette nouvelle organisation rejette le Parti communiste, les syndicats, le mouvementisme et la GP. L’UCFml prétend s’appuyer sur les luttes sociales pour organiser la gauche ouvrière à partir des situations d’usine. Un appel à rejoindre cette nouvelle organisation est distribué aux ouvriers et à quelques intellectuels. Seul le philosophe Alain Badiou décide de rejoindre l’UCFml. Il rédige la brochure « La Révolution prolétarienne en France à l’époque de la pensée Mao Tsé Toung ».
L’UCFml développe son implantation dans les usines et les quartiers mais disparaît en 1983. L’Organisation politique (OP) est créée sur une ligne post-classiste et post-léniniste inspirée des thèses de Sylvain Lazarus. L’OP participe au mouvement des sans papiers et à l’occupation de l’église Saint-Bernard en 1996. L’OP est également présente aux portes des usines, notamment lorsque des grèves éclatent. Natacha Michel retrace son parcours militant dans le livre Le roman de la politique.
Mai 68
Natacha Michel subit des actes antisémites durant sa jeunesse. Ce qui alimente sa révolte contre l’oppression. Mais la guerre d’Algérie devient un tournant dans sa politisation. Elle devient militante avec la rencontre du Sylvain Lazarus qui participe au Comité Vietnam de base (CVB). Son marxisme-léninisme repose sur l’enquête et l’écoute des masses. Il se démarque de la dérive parlementaire du Parti communiste.
Mai 68 n’est pas déclenché par les militants et les partis, mais par les masses. Cette révolte valide la thèse maoïste de la « ligne de masse ». La fermeture de Nanterre puis de la Sorbonne déclenche la nuit des barricades. Les étudiants, également rejoints par des jeunes prolétaires, affrontent la police. Les étudiants refusent de devenir « les futurs cadres de la bourgeoisie », de devenir les cadres de l’exploitation et « les flics des patrons ». Une réflexion s’amorce sur la division du travail manuel et intellectuel.
Le 16 mai, une vague de grèves éclate dans les usines. Ces grèves sauvages émergent de manière indépendante des syndicats. Néanmoins, les accords de Grenelle permettent à la bureaucratie syndicale de reprendre le contrôle. Dans un premier temps, cette négociation est rejetée par les grévistes qui décident de poursuivre le mouvement. Les maos ne cessent de dénoncer l’emprise du Parti communiste et de la CGT sur la classe ouvrière. Ils fustigent les syndicats comme la face étatique du mouvement ouvrier.
Les maoïstes se distinguent des trotskistes de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) qui participent aux élections et tentent d’exercer une influence dans les syndicats. Les trotskistes critiquent le mouvement ouvrier traditionnel de l’intérieur. En revanche, les maoïstes proposent une critique de l’État et des institutions. Ils dénoncent le Parti communiste comme un faux parti révolutionnaire. L’UJCML envoie même des étudiants travailler dans les usines pour tenter de s’implanter.
Les maoïstes s’adressent directement aux ouvriers. Ils tentent d’attiser leur révolte contre les cadences, contre les chefs, contre la dictature d’usine. Les maoïstes prétendent incarner la révolte de Mai 68 qui bouleverse les notions politiques traditionnelles. Ce mouvement semble ouvrir une véritable perspective révolutionnaire. La possibilité d’une rupture avec l’ordre existant se développe. Des étudiants abandonnent leur confort et leur avenir pour se rallier aux ouvriers d’usine.
Bouillonnement gauchiste
La révolte de Mai 68 vient percuter le dogme marxiste-léniniste. Certes, certains militants de l’UJCML participent au mouvement du 22 mars à Nanterre. Néanmoins, la contestation étudiante semble d’abord perçue comme petite bourgeoise par la direction du parti. En revanche, avec la propagation des grèves, Mai 68 devient une référence incontournable pour tous les groupuscules gauchistes.
L’UJCML lance la Gauche Prolétarienne (GP) pour capter la révolte anti-autoritaire de Mai 68. Cependant, ce groupuscule demeure évidemment dirigé par un petit chef autoritaire avec Benny Lévy. Ensuite, la GP valorise le folklore gauchiste plutôt que les luttes concrètes. L’activisme spectaculaire devient la ligne politique : coups d’éclat, utilisation des intellectuels, exagérations grotesques, thèses sur la guerre civile.
Natacha Michel et Sylvain Lazarus décident de quitter la GP pour revenir à un maoïsme plus authentique. Ils fondent l’UCFml qui valorise le « travail de masse » et se tourne vers les ouvriers. L’organisation diffuse également un appel aux intellectuels. Alain Badiou décide alors de rejoindre l’UCFml. Il entraîne avec lui plusieurs militants du Parti socialiste unifié (PSU).
L’UCFml s’oppose au Parti communiste et à son « révisionnisme » qui défend l’URSS et sa nouvelle classe dirigeante de bureaucrates. Ensuite, le PC et la CGT ne cessent de favoriser les négociations avec le patronat pour briser les grèves. Surtout, l’UCFml défend la « ligne de masse » avec l’enquête auprès des gens, l’écoute, le respect des décisions prises par eux et non selon une directive abstraite.
L’UCFml soutient la lutte du bidonville des Francs-Moisins et participe aux manifestations devant la mairie de Saint-Denis pour exiger un relogement. L’UCFml soutient également les grèves dans les usines. L’influence de PC et de la CGT décline dans les usines, mais aussi la puissance de la classe ouvrière. La grève de Talbot se déroule entre juin 1982 et janvier 1984. Cette usine particulièrement dure recrute notamment des ouvriers immigrés qui sont délaissés par la CGT. La révolte de Talbot ne concerne pas uniquement les salaires, mais aussi la dignité ouvrière.
Luttes sociales
L’UCFml se lance dans les années 1970. Durant cette période, le réformisme et le néolibéralisme émergent. Le Programme commun est signé en 1972. Les « Nouveaux Philosophes » apparaissent en 1975 pour considérer que l’utopie communiste débouche inéluctablement vers le goulag et l’URSS. Néanmoins, l’UCFml parvient à développer des « noyaux » d’usine dans plusieurs villes. Une grève éclate en septembre 1970 à Reims. Les ouvriers s’organisent par eux-mêmes, en dehors des syndicats, pour former une « organisation autonome de masse ». Ces comités de lutte resurgissent avec une grève des OS de Renault en 1971.
L’UCFml ne nourrit aucun fétichisme de la classe ouvrière. Cependant, c’est ce groupe social qui impulse des grèves et des pratiques de lutte offensive. Le groupuscule maoïste intervient dans les usines, pour regrouper une gauche ouvrière, mais aussi dans les quartiers. Le parti doit permettre de coordonner ces différents terrains d’intervention. En 1975, une grève des loyers éclate dans les foyers Sonacotra pour dénoncer les conditions de logement des ouvriers immigrés.
L’UCFml adopte la stratégie de l’autonomie ouvrière. Les exploités doivent s’organiser par eux-mêmes pour décider directement de leurs modes d’action. Cette stratégie prétend construire un « camp du peuple sous direction ouvrière ». Le militantisme dans les quartiers, la jeunesse et les usines composent différents fronts avec une direction locale. Badiou, Lazarus et Natacha Michel composent la direction de l’UCFml. Ces cadres militants multiplient les réunions en province et la rédaction de textes. Ils tentent de rallier des ouvriers d’usine mais aussi des intellectuels. Même si très peu d’universitaires acceptent de se lever à cinq heures du matin pour tracter devant les usines.
L’UCFml devient l’Organisation politique en 1985. Mais le groupuscule continue de soutenir les ouvriers immigrés à travers les luttes des sans-papiers. En 1997 est créé le « Rassemblement collectif des ouvriers sans-papiers des foyers et de l’Organisation politique ». Cet espace permet de sortir de l’isolement pour s’organiser collectivement. Cependant, même les sans papiers les plus actifs refusent de rejoindre l’Organisation politique. Surtout, le nombre de régularisations demeure faible par rapport au nombre de demandeurs.
L’occupation de l’église de Saint-Bernard en 1996 regroupe 235 familles qui viennent de toute la région parisienne. Cependant, l’Organisation politique se focalise davantage sur les ouvriers sans-papiers qui vivent dans les foyers. Des assemblées regroupent des sans-papiers et des militants. Ce qui tranche avec la pratique des « comités de soutien » avec des gauchistes qui s’écoutent parler sans discuter avec les sans-papiers.
Impasse du post-léninisme
Natacha Michel propose son témoignage sur les années 1970. Elle livre son point de vue singulier d’une dirigeante d’un groupuscule maoïste. Les cadres de l’UCFml restent attachés à la gauche radicale tandis que nombre d’intellectuels maoïstes se sont ralliés au pouvoir et au capitalisme triomphant. Même si Alain Badiou privilégie sa carrière personnelle pour devenir une figure médiatique à partir de 2007. L’UCFml lance une proposition politique singulière qui vise à se démarquer du maoïsme bondissant de la GP.
Au contraire, l’UCFml se tourne vers « la ligne de masse » qui s’apparente à une tentative d’implantation dans les usines et les quartiers. Ce groupuscule tente d’agir de manière concrète, notamment auprès des ouvriers immigrés qui demeurent la fraction du prolétariat délaissée par la CGT et le PCF. L’histoire de l’UCFml épouse celle de l’insubordination ouvrière et des luttes de l’immigration des années 1970. Le livre de Natacha Michel apporte un témoignage précieux sur cette période militante.
Néanmoins, les récits historiques sur ces luttes des années 1970 évoquent rarement le rôle de l’UCFml. Ces mouvements de révolte demeurent largement spontanés et ne proviennent pas des partis, des syndicats ni même des sectes gauchistes. La diffusion de pratiques de lutte comme les comités de grève s’explique par leur efficacité plutôt que par leur enrobage idéologique. En revanche, il faut reconnaître aux militants de l’UCFml d’avoir épouser cette constestation des années 1968 plutôt que de s’enfermer dans un entre-soi gauchiste qui peut déboucher vers la dérive sectaire.
Néanmoins, le léninisme puis le post-léninisme de Natacha Michel semblent moins convaincants. La dirigeante décrit l’UCFml comme un parti fortement hiérarchisé et cloisonné. Natacha Michel se situe au sommet avec son cercle formé avec Badiou et Lazarus. Ensuite, différents fronts sont séparés et hiérarchisés. Ce qui n’empêche pas les anciens chefs de la secte de fustiger la bureaucratie syndicale. Même si l’UCFml semble autant hiérarchisé et stratifié que les organisations de masse du mouvement ouvrier. La spécialisation des luttes et les organisations hiérarchiques doivent désormais être balayées pour favoriser des pratiques d’auto-organisation.
Ensuite, l’UCFml se vit comme une avant-garde sur le modèle marxiste-léniniste. Pourtant, le groupuscule parvient difficilement à impulser des luttes. Le récit de Natacha Michel se révèle d’ailleurs plutôt honnête sur cet aspect. En revanche, le groupuscule maoïste devient plus percutant quand il participe à des mouvements comme les grèves dans les usines et les luttes des foyers Sonacotra. Mais l’UCFml se fond alors dans un mouvement qui le dépasse largement et que ses dirigeants ne contrôlent pas.
Le post-léninisme, théorisé par Sylvain Lazarus, ne semble pas plus convaincant. Cette posture tente de s’adapter à la recomposition du capitalisme. Les grandes usines ont disparu et la classe ouvrière ne serait donc plus un sujet révolutionnaire. Néanmoins, des enquêtes ouvrières sérieuses, comme celle du groupe La Mouette enragée, dévoilent un monde du travail morcelé, avec des unités de production éclatées et un développement du secteur tertiaire. Néanmoins, les employés et les ouvriers demeurent le groupe social majoritaire. Les grèves et les luttes contre l’exploitation demeurent pertinentes. Les pratiques de lutte des années 1970 sont alors à redécouvrir et réinventer pour abattre le monde marchand.
Source : Natacha Michel, Le roman de la politique, La Fabrique, 2020
Extrait publié sur le site Acta Zone
Articles liés :
Les années rouges d'Alain Badiou
Les maoïstes de la Gauche Prolétarienne
La CFDT et les luttes de l'immigration
Pour aller plus loin :
Vidéo : AGORA - Natacha Michel & Sylvain Lazarus - Le roman de la politique, diffusée par UPOP Marseille le 6 novembre 2020
Mathieu Dejean, Ce que furent les années maos d’Alain Badiou, Natacha Michel et Sylvain Lazarus, publié sur le site du magazine Le Inrockuptibles le 8 septembre 2020
Petar Popara, À l’ombre de Mai 68 et de la Révolution Culturelle : un itinéraire maoïste, publié sur le site Contretemps le 10 juin 2021
Laurence De Cock, Comment devient-on mao ?, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 23 décembre 2020
Lazarus : Notes de travail sur le post-léninisme, publié sur le site Acta.zone le 7 mai 2020
Jean-Philippe Legois, Lectures: Joël Fallet, « Les maos de l’UCF : une histoire politique, 1970-1984 », publié sur le site du Germe
Christian Beuvain, Bernard Sichère, Ce grand soleil qui ne meurt pas, publié sur le site de la revue Dissidences le 11 avril 2012