Le capitalisme moderne

Publié le 17 Avril 2025

Enjoy (2024)

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Les mutations du capitalisme au XXIe siècle déouchent vers de nouvelles formes d'exploitation et d'aliénation. Les techniques managériales, renforcées par les nouvelles technologies, contribuent à la dégradation des conditions de travail. Les plateforme numériques renforcent l'emprise de la logique marchande dans la vie quotidienne. 

 

 

L’effondrement du marxisme, malgré son dogmatisme, débouche vers une grande désorientation collective et nourrit une impuissance face aux évolutions du capitalisme contemporain. Internet, les plateformes numériques et la montée en puissance des multinationales modifient le rapport des individus à leur travail. Le capitalisme parvient à digérer ses critiques. Le compromis social-démocrate intègre l’exigence de redistribution. Le néolibéralisme récupère la revendication d’autonomie.

La gauche semble affaiblie pour diverses raisons. L’absence de grille claire d’interprétation du monde ne permet pas d’analyser les lois d’un système économique fondé sur la propriété privée et l’exploitation. Différentes recherches en sciences sociales et en philosophie se penchent sur la souffrance au travail, sur le néolibéralisme ou sur la marchandisation de nos émotions. Cependant, il semble indispensable de dresser une perspective d’ensemble sur notre système économique pour permettre la résurgence d’un projet global de dépassement du capitalisme.

 

La théorie marxiste fournit des analyses et des concepts qui permettent de brosser un tableau général du monde social. Les relations économiques et sociales qui lient les êtres humains à leur environnement, aux autres et à eux-mêmes restent décisives. Ce marxisme humaniste s’inscrit dans la filiation rationaliste des Lumières. La philosophe Stéphanie Roza se penche sur les mutations du capitalisme dans le livre Marx contre les GAFAM.

Karl Marx définit le travail comme la production de valeurs d’usages et l’échange de marchandises. Le jeune Marx analyse l’aliénation du travail. L’ouvrier produit une grande quantité de marchandises qui enrichissent le capitaliste en échange d’un revenu misérable. Le salaire n’est pas à la hauteur de la richesse produite. Ensuite, l’usine décompose la production en une multitude de tâches partielles. Le produit du travail apparaît étranger et indépendant au travailleur. Le travail dépossède l’ouvrier de sa vie toute entière. Il ruine son corps et son esprit au lieu de les développer.

 

 

                      Image du produit Marx contre les GAFAM : le travail aliéné à l'heure du numérique

 

 

Marxisme humaniste

                         

Dans Le Capital, Marx décrit l’exploitation du travail humain qui sous-tend l’aliénation. L’ouvrier reçoit sous forme de salaire seulement une partie de la valeur produite. Les luttes pour la réduction du temps de travail mettent un frein à l’augmentation de la plus value absolue. Mais le capitaliste tente d’intensifier le travail à travers les machines. Ce qui renforce l’aliénation avec des gestes encore plus mécaniques et moins créatifs.

Cependant, Marx perçoit dans le capitalisme les possibilités de son dépassement. L’exploitation et l’aliénation peuvent déclencher des révoltes ouvrières pour l’appropriation des moyens de production. Cependant, les luttes sociales débouchent surtout vers une renégociation des conditions de cette exploitation et de cette aliénation. Le mouvement ouvrier se contente d’un partage un peu moins injuste de la valeur entre capitalistes et producteurs.

La société communiste consiste à produire pour la satisfaction des besoins de tous avec un minimum de travail pour chacun. Le communisme refuse également la division du travail entre manuels et intellectuels. Marx hésite entre la libération du travail et l’abolition du travail. La première option propose une activité productive plus libre et créative. La seconde option considère que l’émancipation commence au-delà du travail productif avec une libre activité.

 

Le marxisme humaniste émerge dans les années 1920. Ce courant puise dans la critique de l’aliénation du jeune Marx pour s’opposer au dogmatisme stalinien. Le marxisme humaniste refuse le réductionnisme économique qui minore les phénomènes politiques, idéologiques ou juridiques. Ce courant refuse également le déterminisme mécanique. « Dans cette perspective, les individus, leurs convictions personnelles, leurs choix, leurs objectifs jouent un rôle historique négligeable », déplore Stéphanie Roza.

Le Hongrois Georg Lukacs vit en URSS. Mais il se penche sur les questions esthétiques et littéraires. Le philosophe Henri Lefebvre reste marginalisé par le Parti communiste français. Ces deux intellectuels s’opposent aux représentants du marxisme officiel. Pour Georg Lukacs, l’œuvre humaine autocréatrice ne passe pas uniquement par le travail mais surtout par l’art, la magie, la religion. L’idéologie ne se réduit pas à une mystification mais peut permettre une prise de conscience des problèmes qui traversent la société.

Georg Lukacs élabore le concept de réification. Il observe que l’aliénation s’observe au travail mais aussi dans tous les domaines de la vie. Les hommes traitent les autres et eux-mêmes comme des objets, de manière instrumentale, pour répondre à des injonctions sociales et politiques et non à leurs propres objectifs. Les humains réifiés deviennent passifs et contemplatifs. Ils n’envisagent plus de maîtriser le cours de leur existence, et encore moins d’influer sur le devenir de la société. Ils se replient sur les satisfactions immédiates comme l’argent ou la reconnaissance sociale. Le phénomène de manipulation entraîne la participation volontaire des individus à leur propre aliénation.

 

 

                    Pour Le Monde, le vendredi 20 janvier 2023, reportage dans les environs de Blois (Loir-et-Cher) sur les pas de deux factrices. Ici, tri du courrier à la plateforme de préparation et de distribution du courrier de Blois.

 

 

Mutations du capitalisme

 

Ce marxisme hétérodoxe peut permettre d’analyser les nouvelles formes d’aliénation, notamment dans le monde du travail. Le capitalisme néolibéral a supplanté le modèle fordiste des Trente glorieuses. Après 1945, un nouveau modèle social émerge. Le patronat et les syndicats s’accordent sur un compromis fordiste. Les conflits sociaux permettent des améliorations de salaires et des conditions de travail. En revanche, les ouvriers restent astreints à des tâches répétitives et spécialisées imposées par une organisation scientifique du travail. Ils doivent également subir la forte hiérarchie de l’usine qui reste tempérée par les grèves et les conflits sociaux.

Le néolibéralisme vise le renforcement du pouvoir et du revenu de la classe capitaliste. Les États ne cessent de diminuer les prélèvements sur le capital. Ainsi, les entreprises ne cessent d’augmenter leurs profits. Ensuite, les États mènent des politiques d’austérité qui débouchent vers une stagnation des salaires. Les gouvernements facilitent également les licenciements à travers des réformes du droit du travail. Ce qui contribue à aggraver la concurrence entre les individus sur le marché du travail. Le capitalisme néolibéral repose également sur le rôle important de la finance et sur la mondialisation de la production.

 

La logique financière impose une valorisation intensive et à très court terme du capital. La réduction maximale des coûts de production devient la priorité. Les entreprises favorisent l’externalisation. Cette méthode permet d’amortir les conséquences en cas de crise sectorielle. Surtout, les conditions de travail dans les entreprises sous-traitantes ne sont plus négociées de longue date avec les syndicats. De nouvelles méthodes de management visent à rationaliser et à optimiser l’ensemble du processus de production et de commercialisation. Les outils informatiques permettent de quantifier l’activité pour imposer des normes et des objectifs chiffrés. Les performances individuelles sont évaluées régulièrement.

Les objectifs quantifiés et les procédures précises alimentent la dégradation des conditions de travail. Ces nouvelles contraintes débouchent vers des démissions et des burn-out dans les hôpitaux ou à La Poste. Les évaluations individuelles renforcent la concurrence et fragilisent les collectifs de travail. Ce qui ne permet plus de développer des résistances face à ces nouvelles contraintes. 

Les nouvelles formes d’aliénation favorisent la rapidité d’exécution plutôt que la qualité du travail à réaliser. Néanmoins, le nombre de grèves ne cesse de diminuer. La peur du chômage et la nécessité d’un revenu pour survivre peuvent expliquer ce déclin des luttes dans les entreprises. Ensuite, l’aliénation au travail ne débouche pas vers la révolte mais plutôt vers le burn-out voire le suicide. La solitude, le repli sur soi et la dépolitisation rendent plus rares les luttes collectives.

 

 

Uber, stade suprême de l'aliénation ?

 

 

Nouvelles aliénations

 

L’aliénation capitaliste dépasse le travail et s’étend sur tous les domaines de la vie. Les relations sociales, amicales ou amoureuses peuvent se soumettre à une logique capitaliste. Henri Lefebvre développe une critique de la vie quotidienne. Les luttes du mouvement ouvrier permettent une réduction du temps de travail. Cependant, le développement de la consommation et des loisirs apparaissent comme de nouvelles formes d’aliénation. Néanmoins, Henri Lefebvre précise que ce temps de non-travail peut également se consacrer à la satisfaction des besoins et des désirs.

La communication et la publicité se développent fortement. La consommation d’une marchandise est associée au mode de vie bourgeois et au prestige social de l’élite économique. Les images publicitaires saturent l’espace social mais également l’espace mental des individus. La consommation devient une distraction mais aussi un emblème du bonheur individuel. La publicité impose de nouvelles normes esthétiques et morales. La société de consommation débouche vers une nouvelle hiérarchie des besoins. Le capitalisme de plateforme favorise la publicité ciblée à travers les algorithmes. Facebook et les réseaux sociaux atténuent la séparation entre activité productive et loisir.

 

La sociologue Eva Illouz observe que les actes de consommation et la vie émotionnelle s’entrelacent. Un séjour au Club Med doit permettre de multiplier les émotions positives. Les entreprises vendent des « expériences » dans lesquelles les produits de consommation doivent alimenter des émotions. L’industrie publicitaire façonne un individualisme hédoniste censé permettre l’accomplissement d’un moi « authentique ». Le bonheur se réduit à des émotions et à une « psychologie positive » qui ne remet pas en cause l’ordre établi. Cette notion du bonheur vise à légitimer l’idéologie individualiste du néolibéralisme. Les aspirations existentielles doivent épouser les finalités de l’économie de marché. La réussite individuelle et les émotions positives deviennent l’unique objectif existentiel.

La logique marchande s’étend à la sphère des relations amoureuses. Ainsi, les sites de rencontres se présentent comme de vastes supermarchés avec un choix de profils désirables selon des critères comme son apparence, ses goûts ou le type de relation souhaitée. Le choix d’un partenaire ne repose plus sur les interactions et la spontanéité de la rencontre mais correspond au choix d’une marchandise adaptée à ses projets et à ses désirs. La relation ne repose plus sur la découverte mutuelle mais s’apparente à un plan de carrière ou au recrutement du collaborateur adapté aux besoins de l’entreprise. L’amour devient un marché concurrentiel qui repose sur la valorisation de soi et l’auto-promotion. La logique rationnelle prime sur l’intensité émotionnelle.

 

 

     

 

 

Critique du capitalisme

 

Le livre de Stéphanie Roza propose une belle synthèse des réflexions sur le capitalisme au XXIe siècle. La philosophe s’inscrit dans la filiation du marxisme humaniste qui attaque l’exploitation économique mais aussi l’aliénation dans la vie quotidienne. Cette approche permet de remettre en cause l’emprise de la logique marchande sur tous les aspects de la vie. Stéphanie Roza permet d’actualiser la critique de la vie quotidienne. La critique du capitalisme propose alors son dépassement pour permettre de vivre pleinement.

Stéphanie Roza propose surtout une analyse globale du capitalisme. Son approche tranche avec celle des économistes et des sociologues qui se spécialisent sur un domaine précis et séparé. Ce qui ne permet pas de comprendre les mutations d’ensemble qui traversent le capitalisme et la société marchande. Stéphanie Roza tient également à se démarquer du gauchisme postmoderne qui vise à sectoriser et à cloisonner les luttes selon un catalogue d’oppressions spécifiques. Stéphanie Roza montre bien que la logique marchande s’étend à l’ensemble des activités humaines et de la société. Elle permet de placer la question de l’exploitation et de l’aliénation au cœur des enjeux. L’anticapitalisme devient un levier central et non une lutte périphérique déléguée à des syndicats réformistes.

 

Néanmoins, la posture de Stéphanie Roza comporte également les restes d’une philosophie de manuel scolaire. Son livre s’inscrit dans la tradition de la vieille gauche élitiste qui méprise le bas peuple. C’est d’ailleurs le principal travers de la critique de l’aliénation qui peut se réduire à fustiger les activités primaires d’une populace éloignée de l’ascèse du philosophe éclairé. Cette posture peut sombrer dans le jugement moral et la hiérarchisation des activités humaines selon leur degré de pureté philosophique. Stéphanie Roza ne sombre évidemment pas dans ce travers. Mais la philosophie doit être nuancée par la sociologie des pratiques culturelles pour ne pas se contenter d’opposer l’abrutissement des masses au prestige de la culture bourgeoise.

Surtout, les ambiguïtés de Stéphanie Roza sur le travail dévoilent les limites de son approche. Certes, même chez Marx, le travail reste tiraillé entre aliénation à dépasser et production nécessaire. Néanmoins, Marx reste attaché à inventer d’autres manières de produire que par le travail. La contrainte et la hiérarchie doivent être rejetées. L’illusion autogestionnaire de la libération du travail débouche vers des formes d’auto-exploitation.

Stéphanie Roza refuse de pointer des enjeux décisifs. Qui, comment et quoi produire ? Comment permettre que la production découle de la créativité, du jeu et du plaisir et non pas de la contrainte et de l’injonction ? Même si ces questions plus politiques que philosophiques doivent se poser au cœur de soulèvements sociaux et non dans des laboratoires de recherche. Néanmoins, ces réflexions collectives doivent nourrir les luttes sociales pour ouvrir de véritables perspectives de dépassement de l’État, de la société de classes et du monde marchand.

 

Source : Stéphanie Roza, Marx contre les GAFAM. Le travail aliéné à l’heure du numérique, PUF, 2024

 

Articles liés :

Les Lumières et la gauche révolutionnaire

La libération de la vie quotidienne

Une critique radicale du travail

Face à l'offensive néolibérale

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : « GAFAM: L’aliénation du peuple » avec Stéphanie Roza, diffusée par QG TV le 7 octobre 2024

Vidéo : Le sens de la gauche ? Avec Raphaël Glucksmann et Stéphanie Roza, diffusée sur France Culture le 14 septembre 2021

Vidéo : Média des Idées | Épisode 3 : Stéphanie Roza, philosophe, chargée de recherche au CNRS, diffusée par le Parti socialiste le 10 juillet 2023

Vidéo : Le marxisme humaniste, diffusée par la Librairie Tropiques le 3 mars 2023

Radio : Les nouvelles aliénations avec Stéphanie Roza, diffusée sur France Inter le 14 septembre 2024

Radio : Stéphanie Roza, philosophe : « Marx contre les GAFAM, le travail aliéné à l'heure du numérique », diffusée sur RFI le 10 novembre 2024

Radio : Marx contre les GAFAM, avec Stéphanie Roza, diffusée sur Fréquence Protestante le 28 octobre 2024

Radio : émissions avec Stéphanie Roza diffusées sur Radio France

“Le capitalisme capte notre temps libre pour en faire du profit”, publié sur le site de la CFDT le 4 décembre 2024

Laëtitia Riss, « On ne fabrique pas de l'émancipation avec des arguments réactionnaires » – Entretien avec Stéphanie Roza, publié sur le site Le Vent Se Lève le 11 septembre 2020

Romain Masson, Stéphanie Roza : « La focalisation sur la race et le genre fait aujourd’hui écran aux questions sociales », publié sur le site Le Comptoir le 22 avril 2021

Publié dans #Pensée critique

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