La révolte iranienne de 2022
Publié le 13 Février 2025
La révolte iranienne de 2022 reste difficile à analyser. Au-delà du flux médiatique, il semble important de revenir sur ces évènements qui ont menacé le régime théocratique. Une jeune femme est arrêtée et tabassée par la police en raison de son refus de porter le voile. Masha Amini succombe de ses blessures le 13 septembre 2022. Les violences de la police des mœurs sont désormais filmées et diffusées sur les réseaux sociaux.
Entre 2005 et 2011, le président Mahmoud Ahmadinejad règne sur l’Iran. Il n’est pas issu du clergé mais de la force armée des « gardiens de la révolution ». Il excelle dans la réorganisation de l’appareil sécuritaire avec la création de nouvelles forces de l’ordre comme la police des mœurs ou la cyber-police. Mais sa réélection frauduleuse débouche vers un mouvement de protestation en 2009.
En 1979, après plusieurs mois d’insurrection, la monarchie Pahlavi est renversée. Cependant, la révolution iranienne débouche vers un régime islamiste. Cette théocratie impose un parti unique et un appareil juridique contrôlé par le clergé chiite. Le gouvernement du Guide suprême Khamenei contrôle différentes milices et organes sécuritaires.Malgré le projet d’islamisation de la société, la jeunesse sait comment contourner les oppressions du quotidien. Ensuite, les différences socio-culturelles selon les classes sociales semblent s’atténuer.
Les réseaux sociaux permettent de sortir de sa localité et même de son pays. La scolarisation et la démocratisation massive des études supérieures favorisent également cette homogénéisation sociale. Mais l’échec économique et social permet aussi de créer des colères communes. Le chômage, la précarisation du travail, l’augmentation des inégalités déplacent les clivages. L’anthropologue Chowra Makaremi propo
Soulèvement
La famille de Jina Masha Amini décide d’organiser un enterrement public. Cependant, les forces de sécurité escortent le corps pour une cérémonie rapide et discrète. Mais la diffusion publique de l’horaire et du lieu permet à une foule de militants de faire fuir les forces de sécurité sous les huées. La famille prend la parole. Ensuite, les militants politiques, les féministes et les syndicalistes se relaient au micro. Les chants révolutionnaires de 1979 sont repris en chœur. « Tous et toutes pleurent leur fille Jina, mais inscrivent aussi sa mort dans l’histoire longue d’un État criminel et rappelent l’histoire de la résistance face à ces brutales dominations de l’Islam politique, de l’État central, de l’exploitation économique, de l’iranité xénophobe », décrit Chowra Makaremi. Les funérailles deviennent un véritable moment politique. Ce 17 septembre 2022 à Saghez, une manifestation envahit la place Qods : le centre sécuritaire et répressif du pouvoir. Le slogan kurde « Femme Vie Liberté » est repris en persan.
Les images de femmes iraniennes qui enlèvent leur voile se diffusent sur les réseaux sociaux. C’est avant tout une protestation contre l’obligation de porter le voile et les lois absurdes d’un régime théocratique. C’est un geste de défi face à l’arbitraire du pouvoir. « Enlever ou brûler son voile en public est un acte politique qui affirme, avec la plus grande économie de moyens, qu’on monte au créneau et qu’on défie l’ordre établi », précise Chowra Makaremi. Les hommes qui applaudissent ne se contentent pas de soutenir les femmes, ils participent à cette révolte contre le régime. Cette opposition frontale est assumée avec joie et créativité. L’absence de peur est mise en scène.
Les manifestations embrasent le pays depuis une semaine. Même les provinces les plus conservatrices sont secouées. Un poste de police est incendié dans la banlieue de Yazd. La contestation prend diverses formes. Des manifestations de voitures ralentissent la circulation et des gens crient des slogans depuis leurs fenêtres. Dans la rue, ce ne sont pas uniquement les voiles qui brûlent, mais aussi les poubelles, les pneus, les voitures de police et les bâtiments publics. Des poubelles renversées et incendiées suffisent à déclencher une manifestation. La foule se disperse au bout d’une dizaine de minutes, à l’arrivée des forces anti-émeutes, pour se rassembler plus tard à un autre endroit. Les feux allumés permettent d’atténuer l’effet des gaz lacrymogènes et de signaler les lieux de rassemblement. Mais aussi parce que c’est convivial et pratique pour brûler des voiles.
Riposte contre la répression
Le mouvement riposte face à la répression. Les maisons des miliciens sont marquées d’une croix ou d’un slogan. Des photos d’eux avec leur adresse sont diffusées sur les réseaux sociaux pour les dissuader de sortir. Ensuite, des casernes sont attaquées au cocktail Molotov. Ce qui immobilise une partie des troupes. Créer du désordre dans les rues empêche les unités de se déplacer facilement. Des affrontements au corps à corps avec la police éclatent également. Cependant, les manifestants n’utilisent pas d’arme à feu car ils ne veulent pas que la révolte débouche vers un conflit armé. Le 26 septembre 2022, les manifestations deviennent moins nombreuses mais plus violentes. Elles durent longtemps, de la mi-journée et tard dans la nuit. Elles visent à épuiser l’ennemi. 74 morts sont comptabilisés par Iran Human Right. Mais le rideau de peur est tombé.
Dans le Kurdistan iranien, les manifestations incendient les postes de police et attaquent les casernes militaires. Cependant, les militants kurdes refusent de participer à la révolte. Ils ne veulent prendre le risque de rentrer en conflit avec la République islamique. Mais cette prudence n’empêche pas l’État iranien de riposter. Des drones bombardent les bases des groupes d’opposition réfugiés au Kurdistan irakien. Néanmoins, les partis kurdes restent dans la passivité durant l’insurrection iranienne. Ils considèrent que la révolte n’est pas assez organisée pour renverser le régime. L’État iranien de 1979 réprime violemment le Kurdistan. Il impose une culture perse et la religion chiite. Les minorités sont réprimées et marginalisées comme une atteinte à l’intégrité nationale.
Des vidéos montrent des lycéennes qui enlèvent leur voile en rigolant. D’autres montrent des élèves qui chassent un professeur sous les huées. Cette jeunesse refuse les lois d’un régime absurde et autoritaire. Les lycéens sont actifs durant la révolte de 1979. En revanche, la jeunesse disparaît au moment des luttes réformistes de 1999, 2009 ou 2019. Le retour de la révolte de la jeunesse marque une dimension décisive. Le soulèvement de 2022 tranche avec les précédents mouvements qui se contentent de demander des réformes pour faire évoluer le régime vers davantage de démocratie. La révolte de 2022 aspire à renverser le pouvoir d’État.
Grèves
La grève reste un élément décisif du soulèvement. En 1978, ce sont les grèves dans tout le pays, notamment dans le secteur essentiel du pétrole, qui ont affaibli le régime. En 2022, les grèves doivent également permettre de donner une ampleur décisive à la contestation. Le site pétrolier d’Assulyeh est à l’arrêt depuis le 10 octobre. Au quatrième jour, les grévistes bloquent la route vers le site. D’autres terminaux pétroliers leur embrayent le pas. Des grèves éclatent dans diverses usines qui cessent leur production. Cependant, le mouvement massif attendu n’a pas lieu. Les syndicalistes subissent une forte répression et beaucoup sont en prison. Quand le secteur industriel rejoint la lutte, il est privé des ouvriers les plus organisés et expérimentés. Même si des pratiques de lutte se transmettent dans la mémoire de la culture ouvrière.
Les grévistes soutiennent le mouvement Femme Vie Liberté mais portent également des revendications sur les salaires et les conditions de travail. L’accès à l’eau potable reste un élément décisif dans le déclenchement des grèves. L’absence de la généralisation des conflits sociaux ne s’explique pas uniquement par la répression. Dans les années 1990, l’État adopte des réformes néolibérales. Les contrats courts deviennent la norme. Les ouvriers peuvent être licenciés sans préavis ni compensation. Les directions s’appuient sur les différentes catégories de salariés pour désactiver leurs luttes. Dès que les ouvriers précaires rejoignent la grève, un accord est proposé aux seuls salariés à statut en échange d’une reprise du travail. En 2022, le gouvernement cède sur les augmentations de salaires pour faire cesser les grèves. Par ailleurs, une grande partie de la population reste touchée par le chômage ou travaille dans le secteur informel.
Même si le secteur industriel ne rejoint pas le mouvement Femme Vie Liberté, la lutte se propage dans le secteur tertiaire. Des grèves paralysantes se développent avec les transports publics, les routiers, les enseignants et les universités. Les bazars, qui regroupent la bourgeoisie commerçante et conservatrice, jouent un rôle politique central dans l’histoire de l’Iran. Ils sont la base sociale, politique et économique de l’élite religieuse chiite. Le bazar a fourni un réseau de soutien financier à l’opposition islamique à la monarchie Pahlavi. La contestation qui touche le bazar semble percuter un point d’équilibre de la société iranienne.
Nouveau cycle de lutte
Le 17 novembre 2022, une nouvelle dynamique s’ouvre avec la commémoration des révoltes d’âban de 2019. Trois jours de mobilisation sont organisés à cette occasion. La vague de soulèvements de 2019 touche également l’Iran. Les révoltes d’âban éclatent le 15 novembre 2019. L’augmentation du prix de l’essence dans un État pétrolier a déclenché la colère. « Comme la plupart des révoltes des classes populaires depuis des siècles, ce n’est pas la suffocation matérielle en elle-même qui a mis le feu aux poudres, mais l’outrage moral provoqué par le sentiment d’injustice qu’elle révélait », analyse Chowra Makaremi. Ce mouvement s’inscrit dans un cycle de contestation entre décembre 2017 et 2019. L’Iran est secoué par une série de protestations urbaines et de grèves ouvrières. Les iraniens pauvres descendent massivement dans la rue. Les banlieues, les villes petites et moyennes participent à ce mouvement contre la vie chère.
Cette révolte de 2019 remet en cause le régime, mais aussi sa prétention à soutenir les pauvres comme pilier de sa légitimité. Une répression particulièrement brutale frappe ce soulèvement avec plus de mille arrestations et des tirs à balles réelles sur les manifestations. Ce mouvement est lié à toute une série de grèves dans l’industrie (pétrole, sucre, acier). En revanche, les classes moyennes, les organisations étudiantes et les activistes féministes ne sont pas solidaires de la révolte de 2019. Le gros des cortèges du mouvement démocratique de 2009 n’est pas descendu dans la rue. Désormais, les vidéos de témoignage sur la répression en 2019 circulent à nouveau. « Les révoltes d’âban et toutes celles qui ont secoué le pays depuis 2017 sont ressaisies aujourd’hui comme le début d’une séquence de soulèvements remettant foncièrement en cause la République islamique », souligne Chowra Makaremi. Ce mouvement considéré à l’époque comme périphérique et minoritaire fait désormais l’objet d’une réappropriation collective.
Le 10 février 2023, des syndicats et des associations proposent une « Charte de revendications minimales ». Ce texte propose un changement de système politique et une véritable transformation sociale impulsée par les mouvements sociaux. Les signataires proposent de « changer la structure politique, économique et sociale du pays en intervenant en masse à partir d’en bas ». Le mouvement ouvrier iranien a joué un rôle central dans les soulèvements du XXe siècle. Depuis plusieurs années, un syndicalisme de base s’organise à l’échelle locale. Les travailleurs temporaires ont mis en place des « comités » sur les sites pétroliers. Ces structures insistent sur les améliorations des conditions de travail et délaissent les revendications politiques. Néanmoins, les ouvriers peuvent décider et discuter collectivement. Ces comités demeurent des outils stratégiques majeurs dans la perspective d’une transformation politique par le bas.
Analyse d’une révolte
Chowra Makaremi propose un livre précieux pour comprendre la révolte iranienne de 2022. L’anthropologue s’appuie sur un recul historique et sur ses recherches anthropologiques pour mieux saisir ce surgissement. Son livre permet d’analyser les forces et les faiblesses de l’insurrection de 2022. Chowra Makaremi souligne la spontanéité de la révolte qui surgit en raison d’un crime policier. Cette insurrection éclate alors que l’opposition au régime s’est effondrée. Les partis de gauche se contentent de réclamer quelques améliorations institutionnelles tandis que ce soulèvement vise à renverser le régime. Les partis kurdes s’attachent à préparer la révolution dans une optique marxiste-léniniste ringardisée par les émeutes qui éclatent. Comme souvent, les partis d’opposition ne prévoient pas les révoltes et ne savent pas s’en saisir.
Chowra Makaremi évoque également la force d’un féminisme de masse qui ne se réduit pas à une spécialisation politique. Femme Vie Liberté exprime une perpective globale. Les femmes qui portent le mouvement sont diverses, voilées et non voilées, religieuses ou laïques. Ce n’est pas une idéologie ou un programme de revendications qui guident ce soulèvement. C’est une aspiration à la liberté contre les oppressions et les autoritarismes. Chowra Makaremi évoque également l’impasse du réformiste et de l’opposition des classes moyennes. La révolte de 2022 comprend également une dimension sociale portée par des grèves.
Néanmoins, Chowra Makaremi évoque les limites d’un soulèvement qui ne parvient pas à renverser le régime. La répression violente ne suffit pas à expliquer cet échec. L’effondrement des pratiques de lutte dans les entreprises et les difficultés pour élargir la grève apparaissent comme un enjeu décisif. C’est lorsque l’économie est menacée que le régime commence à vaciller sérieusement. Le pouvoir cède aux revendications salariales des ouvriers du pétrole. Ce qui brise leur grève et ne permet pas d’élargir la lutte au-delà des revendications corporatistes. Le prolétariat reste fragmenté entre chômeurs et salariés, entre précaires et ouvriers à statut. Cette atomisation ne permet pas de construire une véritable solidarité de classe.
Ensuite, ce soulèvement n’ouvre pas de véritables perspectives. Malgré l’unité de la société iranienne pour renverser le régime, les projets politiques semblent divers. La bourgeoisie en exil qui souhaite une restauration monarchique demeure marginale. La petite bourgeoisie commerçante du bazar reste conservatrice et islamiste. Même si les difficultés peuvent faire vaciller cette base sociale du régime. La petite bourgeoisie intellectuelle et les classes moyennes insistent sur des évolutions politiques et institutionnelles.
Les classes populaires veulent également renverser le régime mais insistent aussi sur des améliorations sociales. Les grèves et les émeutes portent cette dynamique décisive. Les prolétaires affirment cette perspective mais peuvent se faire déposséder de leur révolte par d’autres acteurs comme durant les soulèvements de 2011 dans les pays arabes ou avec la révolution iranienne de 1979. Néanmoins, le renouveau du syndicalisme de base, les pratiques de lutte et les grèves peuvent ouvrir des perspectives nouvelles.
Source : Chowra Makaremi, Femme ! Vie ! Liberté ! Écho d’un soulèvement révolutionnaire en Iran, La Découverte, 2023
Articles liés :
La nouvelle contestation en Iran
La révolution iranienne de 1979
Nouvelles révoltes et classe moyenne
Nouvelle vague mondiale de soulèvements
Pour aller plus loin :
Vidéo : Enjamber la peur. Sur le soulèvement en Iran. Entretien avec Chowra Makaremi - paru dans lundimatin#354, le 11 octobre 2022
Vidéo : À quoi tient une révolution ? Les idées larges avec Chowra Makaremi, diffusée sur Arte le 1er mai 2024
Vidéo : Iran : la révolution des femmes a pris racine, diffusée sur Arte le 8 septembre 2023
Vidéo : Iran : la lutte politique des femmes - Entretien avec Chowra Makaremi, diffusée par le NPA le 27 février 2023
Vidéo : Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d'un soulèvement révolutionnaire en Iran avec Chowra Makaremi, diffusée sur le site Au Poste le 15 septembre 2023
Vidéo : Un état du monde. Interview de Chowra Makaremi, diffusée par Le Forum des images le 23 janvier 2024
Vidéo : Iran : « Femmes, vie, liberté, c'est un projet politique », diffusée par Mediapart le 29 septembre 2022
Vidéo : Chowra Makaremi : en Iran, "la société civile se nourrit d'une colère nouvelle avec les exécutions", diffusée sur France 24 le 16 janvier 2023
Radio : "Femme, vie, liberté" : chroniques d'une révolution en Iran, diffusée sur France Culture le 17 août 2023
Radio : "Femme ! Vie ! Liberté ! Echos d'un soulèvement révolutionnaire en Iran" avec Chowra Makaremi, diffusée sur France Inter le 14 septembre 2023
Radio : « Femmes, vie, liberté » : le dernier livre de Chowra Makaremi, diffusée sur RFI le 10 février 2024
Radio : Femme, vie, liberté : révolution en Iran, diffusée par Les couilles sur la table le 12 octobre 2023
Radio : Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un soulèvement révolutionnaire en Iran, diffusée par Les Oreilles loin du Front le 7 mars 2024
Chowra Makaremi, Rythmique et stratégies de la résistance iranienne. Quelques clarifications, paru dans lundimatin#365, le 9 janvier 2023
Chowra Makaremi, Iran : un soulèvement qui vient de loin, publié dans la revue L’Anticapitaliste n°149 de septembre 2023