Les personnages de méchants

Publié le 20 Février 2025

Les personnages de méchants

La culture populaire propose toute une galerie de personnages manichéens. Dictateurs, terroristes illuminés, criminels sans foi ni loi et génies du mal en tout genre deviennent des piliers indéboulonnables dans des aventures spectaculaires. Pourtant, tout le monde aime les méchants. Ils se révèlent souvent plus drôles, plus tragiques, plus touchants que les héros érigés en parangon de vertu. Ces personnages semblent inventifs et charismatiques car ils ne s’enferment pas dans des normes esthétiques et morales. Meilleur est le méchant, meilleur est le film.

Certains personnages semblent même plus complexes et ambigües qu’une incarnation du Mal assoiffée de richesses et de pouvoir. Certains méchants ne veulent pas détruire le monde, mais au contraire le changer. Ils veulent retourner la table et bousculer le statu quo. Ils se livrent à des actes condamnables, mais au nom d’une cause supérieure et d’un objectif louable. La culture populaire reflète nos sociétés et nos visions du monde. Elle alimente les représentations partagées et les imaginaires collectifs. Benjamin Patinaud, créateur de la chaîne Bolchegeek, explore ces figures de méchants dans le livre Le syndrôme Magneto.

 

Magneto apparaît comme le méchant le plus puissant et le plus extravagant de la pop culture. En 1963, le mouvement des droits civiques lutte pour la fin des discriminations envers les Afro-américains ainsi que pour l’égalité dans les domaines de l’emploi, du logement ou de la santé. C’est dans ce contexte que sont créés les X-Men par Stan Lee et Jack Kirby. Ce nouveau comics est lancé par Marvel, le grand rival de DC Comics. Un code moral régule les BD populaires à l’image du code Hays dans le cinéma. Le crime et le sexe sont proscrits tandis que la censure règne.

Les X-Men apparaissent comme des mutants qui subissent le racisme et l’intolérance. Stan Lee et Jack Kirby, comme beaucoup d’artistes, sont issus de milieux de juifs immigrés d’Europe. Ils semblent plus progressistes et de gauche que le reste de la population. Surtout, l’expérience de l’antisémtisme fait écho à celle du racisme. Mais les mutants peuvent évoquer les diverses minorités discriminées et opprimées. Les X-Men s’apparentent à des Juifs marranes qui dissimulent leur vraie nature pour s’intégrer dans la société. 

 

 

                      

 

 

Divergences stratégiques

 

Les gentils mutants sont incarnés par le Professeur Xavier. En revanche, Magneto veut dominer le monde et peut apparaître comme un suprémaciste mutant. Mais ce clivage semble refléter une divergence de stratégie politique. « Ici, les gentils mutants sont des modérés et leurs adversaires sont des extrémistes qui ne valent pas mieux que leurs oppresseurs », indique Benjamin Patinaud. Comme beaucoup de super-héros, les X-Men revendiquent les valeurs de la démocratie libérale américaine pour lutter contre les injustices. En revanche, Magneto remet en cause la légitimité de l’ordre social. 

Chris Claremont devient le nouvel auteur des X-Men et parvient à les moderniser. Dans un épisode de 1981, Magneto menace les dirigeants de la Terre. Il détruit la planète si les chefs d’État refusent de lui confier le contrôle politique total. Cependant, son projet de société vise à supprimer l’arme nucléaire mais aussi à éradiquer la faim, la maladie et la pauvreté. Magneto apparaît ensuite comme un rescapé des camps nazis qui semble désillusionné et souhaite se venger. Il est parfois comparé à Moïse qui menace les pharaons des pires fléaux pour exiger la libération des Hébreux. Magneto porte un projet politique global, mais il souhaite l’imposer par la violence et l’autoritarisme.

 

Tandis que les méchants veulent renverser l’équilibre du monde, les héros se contentent de défendre le statu quo et l’ordre existant. Les gentils ne proposent aucun projet de société mais se contentent de vouloir éviter le pire. Mais le méchant questionne également les certitudes morales du héros et de son public. Dans The Dark Knight, le Joker charge d’explosifs deux ferrys, l’un transporte des prisonniers tandis que l’autre regroupe des citoyens « ordinaires ». Cette expérience sociale vise à interroger l’éthique de ces deux groupes. On découvre que les « bons citoyens » sont prêts à sacrifier les criminels, sans que cela soit réciproque. Même si Batman parvient à empêcher l’explosion des deux bateaux pour éviter une crise morale.

Face aux dilemmes moraux posés par les méchants, les héros parviennent à sauver tout le monde pour éviter de répondre à la question éthique. Ces personnages restent englués dans leur pureté morale. Le Punisher considère que la fin justifie les moyens et bascule alors du côté des anti-héros. L’absence de réalisme des scènes d’action permet également de sauver la pureté morale des héros. Les courses-poursuites de James Bond ne provoquent aucun accident, de même que les fusillades en pleine rue. Néanmoins, les DC Comics de Zack Znyder se veulent plus sombres et réalistes tandis que la BD critique The Boys questionne les conséquences des exploits des super-héros.

 

 

         photo, Chadwick Boseman

 

 

Points de vue politiques

 

L’opposition entre le Professeur Xavier et Magneto peut renvoyer à un clivage politique. Le Professeur semble évoquer Martin Luther King qui privilégie la non-violence et les grandes marches pacifiques. Au contraire, Magneto renvoie à Malcolm X et au mouvement des Black Panthers qui valorise l’auto-défense armée et le conflit ouvert. L’histoire officielle érige Martin Luther King en homme d’Église qui a obtenu l’égalité des droits grâce à la non-violence et à la pureté morale.

Néanmoins, l’assassinat de Martin Luther King débouche vers d’importantes émeutes. Les luttes des Afro-américains passent par diverses stratégies qui se combinent pour arracher de nouveaux droits par l’action directe non violente, les émeutes ou la lutte armée. Ensuite, les représentations collectives évoluent. De son vivant, Martin Luther King était attaqué par les médias et traqué par le FBI. Par ailleurs, Malcolm X et les Black Panthers irriguent davantage l’imaginaire du hip hop et de la pop culture actuelle que le pasteur non violent.

 

La trajectoire de Nelson Mandela glisse de Magneto au Professeur Xavier. Ce militant participe à l’ANC, un mouvement de lutte armée contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Il se rapproche également des mouvements communistes et reste considéré comme terroriste par les États occidentaux. Le régime d’apartheid est soutenu activement par les États-Unis, Israël ou l’Angleterre de Margareth Thatcher. Cependant, après de nombreuses années de prison, Nelson Mandela devient président d’Afrique du Sud et Prix Nobel de la Paix. Il devient alors une figure consensuelle et réconciliatrice.

Les origines des méchants permettent de leur donner davantage d’humanité. Ces personnages ont connu des souffrances dans leur enfance qui expliquent leur cruauté. Les méchants découlent des injustices sociales qu’ils ont subies. Magneto n’a plus confiance en l’humanité car c’est un rescapé des camps nazis. Mais la souffrance subie peut aussi déboucher vers la haine et la folie, à l’image des ennemis de Batman qui finissent à l’asile. Le gentil qui a moins souffert semble plus rationnel et pragmatique contrairement à des personnes trop impliquées émotionnellement pour déceler la complexité des enjeux. Le gentil semble donc davantage issu d’un milieu bourgeois. « Moins ressentir les injustices implique de moins ressentir l’urgence d’y remédier. Surtout lorsque la façon dont le monde tourne nous est bénéfique », souligne Benjamin Patinaud.

 

 

        V pour Vendetta : photo

 

 

Succès des anti-héros

 

Les méchants peuvent également devenir les personnages principaux. Dans V pour Vendetta, un rebelle organise un attentat contre le Parlement dans une Angleterre rétro-futuriste. Avec un masque de Guy Fawkes, il célèbre la rébellion et revendique l’héritage du conspirateur de 1605. Le scénariste Alan Moore joue sur l'appétence de la culture populaire britannique pour les hors-la-loi, à l’image de Robin des Bois. Ce criminel, roi des voleurs, attaque les convois comme les Indiens de western. Surtout, il mène une révolte contre les autorités de Nottingham. Pourtant, Robin des Bois est devenu un héros populaire qui occupe une place centrale dans les imaginaires collectifs.

Le vengeur masqué revient dans des figures de justiciers qui s’inscrivent dans la filiation du banditisme social, comme Zorro. Le masque de V pour Vendetta se répand dans les mouvements sociaux et devient le symbole des Anonymous. Dans la série Mr Robot, des hacktivistes qui combattent le système financier utilisent un masque similaire. Dans La Casa de Papel, les braqueurs arborent des masques de Dali.

 

Le film V pour Vendetta semble plus lisse que la BD de l’anarchiste Alan Moore. V apparaît davantage comme une figure romantique plutôt que comme un terroriste et un anti-héros. L’identification devient plus confortable. « L’objectif du film diffère en cela du matériau d’origine : plutôt que de questionner le personnage, ce dernier doit d’abord inspirer un souffle de révolte », observe Benjamin Patinaud.V pour Vendetta reprend un imaginaire de dystopie mais ne renvoie pas à un régime totalitaire.

Cette fiction évoque l’Angleterre thatchérienne et la révolution conservatrice qui s’appuie sur la montée des forces d’extrême droite comme le National Front. L’adaptation cinématographique rappelle les lois sécuritaires de l’ère Bush et la propagande médiatique inspirée de Fox News. Les réalisatrices Lana et Lilly Wachowski ont également créé Matrix qui évoque un refus des normes sociales et de l’idéologie dominante. « Elles présentent des héros issus des marges et de la radicalité. Le monde tel qu’il est apparaît comme un mensonge, un carcan invisible de normes, d’exploitation et de manipulation », analyse Benjamin Patinaud.

 

 

    Photo Michael Fassbender

 

 

Personnages de la pop culture

 

Benjamin Patinaud propose un regard original et tranchant sur la pop culture. Son érudition nourrit la chaîne Bolchegeek qui propose des analyses politiques sur des phénomènes de la pop culture. Son livre renverse le regard manichéen porté sur les comics et les fictions. Il adopte le point de vue du méchant et renverse le jugement moral porté sur les personnages. Cette approche permet de nuancer la figure du héros. Le camp du Bien s’apparente souvent à la défense de l’ordre existant qu’il soit démocrate, capitaliste ou patriotique. Cette approche permet de jeter un regard plus lucide sur nos héros de jeunesse.

Mais Benjamin Patinaud souhaite même tordre le bâton dans l’autre sens pour prendre le parti des méchants. Il semble alors plus délicat de le suivre dans ses analyses. Dans un imaginaire américain qui se développe durant la guerre froide, les méchants s’inspirent de l’ennemi stalinien et des mouvements de contestation sociale. Certes, ces personnages peuvent attaquer les discriminations et les inégalités sociales. Cependant, les méchants considèrent que la fin justifie les moyens. Au nom de la paix universelle et de la fraternité, ils sont prêts à commettre un génocide. Benjamin Patinaud semble adopter ce regard, même avec un peu de provocation. Au contraire, le courant libertaire considère que les moyens déterminent la fin. Les pratiques d’auto-organisation peuvent plus facilement déboucher vers une société communiste qu’un parti centralisé qui repose sur la hiérarchie et la discipline.

 

Benjamin Patinaud se montre plus pertinent lorsqu’il évoque les nuances et les ambiguïtés des méchants. Les origines de ses personnages, avec un vécu de misère et de souffrance, permet de les humaniser. Ce récit des origines permet même de comprendre la colère et la révolte qui peut conduire vers leurs actes criminels. Dans la pop culture actuelle, la figure de l’anti-héros semble s’imposer pour sortir de la facilité manichéenne. Des personnages torturés tentent de survivre dans un monde sombre et violent. Benjamin Patinaud évoque également la figure du bandit qui refuse de se laisser enfermer dans le légalisme. Au contraire, les héros, même les plus violents, s’attachent à respecter l’autorité de l’État. Les bandits sociaux et les hors-la-loi peuvent agir de manière plus efficace pour la justice sociale.

Benjamin Patinaud rappelle que la force des comics repose bien souvent sur l’originalité de leurs personnages. Cependant, il semble également important d’attaquer un travers de la fiction américaine. La figure du héros s’apparente à un individu exceptionnel sur lequel repose le sort de l’humanité. Mais l’évolution des sociétés ne dépend pas uniquement de la force de personnages singuliers. Ce sont avant tout les luttes collectives et les mouvements sociaux qui permettent les véritables transformations sociales.

 

Source : Benjamin Patinaud, Le syndrôme Magneto. Et si les méchants avaient raison ?, Au Diable Vauvert, 2023

 

Articles liés :

Super-héros et politique

Le mythe de Dark Vador

Les méchantes des séries TV

Les mouvements de lutte afro-américains

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Le syndrome Magneto : Pourquoi sont-ils si méchants ?, diffusée sur la chaîne Bolchegeek le 10 octobre 2019

Vidéo : David Dufresne, Et si les méchants avaient raison ? Avec Bolchegeek, diffusé sur le site Blast le 3 juin 2023

Vidéo : @bolchegeek est-il toujours bolchevik ? - Benjamin Patinaud est FACE à À GAUCHE - Épisode 19, diffusée sur la chaîne À gauche

Vidéo : Faut-il condamner les violences (de Magneto) ? - Benjamin Patinaud (Bolchegeek), diffusée sur la chaîne Soft Power le 22 juin 2023

Vidéo : UDT 2023 : Hégémonie culturelle et internet (avec Bolchegeek), diffusée sur le site du NPA le 3 septembre 2023

Radio : Méchants d'hier, héros de demain ?, diffusée sur France Inter le 17 août 2023

Radio : Magneto, vilain ou anti-héros ?, diffusée sur le site C'est plus que de la SF le 10 avril 2023

Radio : Sayanel, Interview : Bolchegeek, diffusée sur le site Marchombre le 1er décembre 2023

 

Benjamin Patinaud et Anthony Galluzzo, Pop-culture, politique et militantisme en ligne. Entretien avec Benjamin Patinaud, publié sur le site de la revue Contretemps le 8 janvier 2024

Antoine Daer, Benjamin Patinaud (Bolchegeek) : « Industrie du divertissement, pop culture et contre-culture, les liaisons infernales ? », publié sur le site de Mutation magazine le 20 février 2024 

Laure Coromines, Le syndrome Magneto : ces « méchants » qui racontent notre époque (et ont un peu raison), publié sur le site L'ADN le 4 juillet 2023

Pablo Maillé, « Face à l’urgence climatique, il va être de plus en plus difficile de créer des méchants “éco-terroristes” », publié sur le site du magazine Usbek & Rica le 6 avril 2023

Jonathan Fanara, « Le Syndrome Magneto » : derrière le méchant, publié sur le site LeMagduCiné le 5 avril 2023

Nicolas Winter, Le Syndrome Magneto : Et si les méchants avaient raison ? La fin justifie (peut-être) les moyens…, publié sur le site Juste un mot le 12 avril 2023

Note de lecture publiée sur le site Charybde 27

Erwann Perchoc, Note de lecture publiée sur le site Le Bélial

Benoit Migneault, Note de lecture publiée sur le site Fugues

Note de lecture publiée sur le site Le Galion des Etoiles

Note de lecture publiée sur le site Le nocher des livres

Note de lecture publiée sur le site L'Imaginaerum de Symphonie

Mouais, Bolchegeek : « La pop culture, c’est à nous, camarades ! », publié sur Le Club de Mediapart le 17 mai 2022

Publié dans #Contre culture

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article