Séries et influences politiques
Publié le 17 Novembre 2022
L’univers des séries reste envoûtant. Mais, à côté de la distraction, ce sont de nouveaux récits qui sont proposés. Ces séries bousculent les représentations dominantes et induisent des constructions sociales. Objets de distraction, elles peuvent aussi aborder des sujets brûlants. Les séries dressent le tableau d’une époque, à l’image des romans de Balzac ou de Zola en leur temps. Elles permettent également d’entrevoir les enjeux à venir. La politiste Virginie Martin se penche sur l’influence politique et culturelle des séries à travers le soft power. Mais elle évoque également le regard critique sur la société dans le livre Le charme discret des séries.
Industrie culturelle
Le monde des séries s’est imposé comme une industrie créative particulièrement puissante et influente. « Cet objet culturel a acquis tant de puissance qu’il est devenu un sujet d’étude à part entière », constate Virginie Martin. Netflix pèse 200 millions d’abonnés à travers le monde. D’autres plateformes semblent également très influentes. Disney + et Amazon Prime Vidéo montent en puissance tandis que HBO reste la référence historique incontournable. Ces plateformes misent sur le marketing et la communication pour s’implanter aux quatre coins de la planète. Cette industrie culturelle investit des sommes importantes pour produire de nombreuses séries.
Netflix alimente le binge-watching avec des épisodes qui s’enchaînent sans coupures. Les algorithmes permettent de proposer aux clients des séries qui correspondent à leurs goûts personnels et proches de celles que nous venons de voir. Des études qualitatives permettent de connaître les désirs des spectateurs pour produire des séries qui leur correspondent. Des spin-off s'appuient sur un personnage d’une série populaire pour reproduire son univers et permettre un nouveau succès. Après la fin de Breaking Bad est créée la série Better call Saul. La course à la production de contenus nouveaux débouche vers un flux permanent de séries, souvent plus quantitatif que qualitatif.
Le binge-watching repose sur des stimuli émotionnels. La passion, la colère, l’angoisse, l’effroi, le plaisir, l’amitié ou l’amour sont mobilisés. Les séries stimulent également la dopamine. « Sa consommation peut vite créer des comportements addictifs, car le consommateur veut retrouver le plaisir ressenti lors de l’expérience précédente », observe Virginie Martin. Les séries deviennent toujours plus rythmées, avec de nombreuses surprises. Le suspens à la fin d’un épisode doit donner envie de passer rapidement au suivant. Ce qui reprend le modèle du roman-feuilleton publié dans la presse du XIXe siècle.
Mais les cultural studies montrent que les spectateurs ne sont pas passifs devant leur écran. Les séries nous accompagnent au cours de notre vie quotidienne. Contrairement au film qui se termine rapidement, les séries s’étendent sur plusieurs épisodes avec des saisons sur plusieurs années. Ce qui permet au public de s’identifier fortement aux personnages. C’est l’intrigue qui est au cœur de la série. Ce ne sont pas les metteurs en scène, mais les scénaristes qui dirigent le processus de création de la série.
Géopolitique et influence culturelle
Le soft power exprime l’influence politique des Etats à travers l’industrie culturelle. C’est devenu un enjeu décisif dans les relations internationales. Les Etats-Unis valorisent leur mode de vie et leur société démocratique à travers le cinéma hollywoodien et les séries. Les plateformes américaines diffusent leur abondante production à travers le monde. Le soft power américain s’oppose aux discriminations et valorise les minorités. Les femmes, les personnes issues des communautés afro-américaines ou LGBTQIA + accèdent aux commandes. Ensuite, la propagande patriotique laisse plus subtilement place à la nuance. La série d’espionnage Homeland se montre souvent très critique à l’égard de la politique américaine. Mais le public s’identifie malgré tout à des agents de la CIA.
Netflix peut même apparaître comme un Etat qui s’implante dans des États rivaux pour diffuser son point de vue. La série Leila critique le pouvoir autoritaire de Modi en Inde, sous la forme d’une dystopie pour échapper à la censure. En Turquie, Netflix diffuse une série qui évoque le viol et l’homosexualité. Ce qui égratigne le modèle de la puissance ottomane colportée par Erdogan. Jinn, la première série en langue arabe et destinée au monde musulman, montre des lycéens qui boivent, s’embrasent, jurent ou fument des joints. Le pouvoir jordanien ne parvient pas à interdire cette série. Les Etats prennent au sérieux et redoutent l’influence des séries américaines sur leur population.
Israël reste un gros producteur de séries par rapport à son nombre d’habitants. Fauda, Our boys ou Hatufim évoquent directement le conflit israélo-palestinien. La politique du gouvernement de Netanyahu est parfois attaquée. Mais les séries contribuent malgré tout à la visibilité et au prestige d’Israël à travers le monde. La Corée du Sud rayonne également à travers l’exportation de ses nombreuses séries. Le gouvernement exige des quotas de production locale et favorise un protectionnisme culturel. La culture japonaise est incarnée par des mangas connus à travers le monde. Les télénovelas brésiliennes et les séries nigérianes se diffusent en Amérique latine et en Afrique.
L’Europe semble un continent moins créatif. L’Allemagne et l’Italie, pourtant pays de cinéma, proposent peu de séries. La France reste engluée dans les clichés et les productions traditionnelles. Néanmoins, Lupin montre les lieux historiques de Paris. Ce qui peut favoriser le tourisme. Le thriller scandinave parvient néanmoins à s’imposer, avec ses nombreuses séries dans une ambiance nordique et des paysages enneigés.
Intersectionnalité et diversité
Les séries favorisent la diversité de genre, de race, d’âge. Chaque produit peut s’adresser à un public ciblé qui peut plus facilement s’identifier aux personnages. Même si cette démarche reste plus économique que morale, le paysage des séries se révèle particulièrement inclusif. Les femmes occupent la place du personnage principal dans de nombreuses séries. Elles sortent du stéréotype de genre. Ce sont souvent des femmes charismatiques et avec une forte personnalité. Carrie, dans Homeland, délaisse sa fille et sa vie de famille pour protéger l’Amérique du terrorisme. Les femmes âgées ont davantage leur place dans les séries, contrairement au cinéma. Damages montre une avocate particulièrement féroce et machiavélique.
Orange is the New Black montre une diversité de femmes, avec des corps différents. Les séries tournées vers l’action peuvent également reposer sur des héroïnes, comme Jett, Queen of South ou Killing Eve. Ces séries tranchent avec le stéréotype de la femme douce et gentille. Les personnages peuvent au contraire se révéler particulièrement violents. La Servante écarlate dénonce ouvertement un système patriarcal et autoritaire. Les femmes scénaristes deviennent nombreuses et proposent un regard singulier sur le monde, d’un point de vue plus féminin.
Le cinéma afro-américain propose déjà une longue tradition ouverte à la diversité. Mais la communauté afro-américaine devient largement représentée dans le contexte de Black Lives Matter. En revanche, la communauté latino-américaine semble peu représentée, malgré quelques personnages dans Orange is the New Black. Les asiatiques semblent également peu présents. La communauté arabo-musulmane reste la plus stigmatisée et souvent associée au terrorisme. Elle est présente dans les séries françaises qui confortent les clichés. Même si Plus belle la vie reste attachée à la diversité. Les Sauvages propose un regard plus nuancé et montre les clivages de classe qui traversent la communauté arabo-musulmane. Idder Chaouch, français d’origine kabyle, devient président de la République française. Ce qui peut contribuer à modifier les représentations.
Les séries sont à l’avant-garde du queer. Netflix dispose même d’une rubrique « séries LGBTQ ». L’homosexualité semble désormais banalisée comme une relation amoureuse parmi d’autres. Les marges de la société ne se laissent plus enfermer dans la domination. Les minorités sont présentes et valorisées. La démarche intersectionnelle permet de croiser les différentes formes d’oppression. Les dominations de genre et de race sont clairement dénoncées. « Dans ce type de séries, le pari "intersectionnel" est souvent relevé, même si la classe sociale, il est vrai, reste un peu le parent pauvre de la fiction américaine », observe Virginie Martin.
Science-fiction
Les séries de science-fiction semblent les plus ouvertement politiques. La dystopie s’apparente à une contre-utopie avec un regard pessimiste sur l’avenir. Elle critique la dérive autoritaire des pouvoirs et l’emprise technologique. La Servante écarlate, Black Mirror ou Westworld s’inscrivent dans cette filiation. « Certes ces dystopies sont pessimistes mais elles peuvent nous alerter, nous faire prendre conscience, nous réveiller en quelque sorte et donc nous intimer à agir », estime Virginie Martin.
Black Mirror propose une critique des technologies qui renforcent le contrôle et la surveillance. Ensuite, l’intelligence artificielle devient utilisée sans limites éthiques. L’Etat et les entreprises contrôlent la population, mais les individus se surveillent aussi entre eux. Ils intègrent la discipline et le contrôle. Dans Psycho-Pass, toutes les déviances doivent être gérées pour imposer un monde « parfait ». Les « criminels dormants » sont détectés et la punition précède l’infraction.
Les catastrophes apparaissent également dans les séries. Dans Game of Thrones la menace des marcheurs blancs évoque le risque de l’effondrement écologique qui peut engloutir la civilisation. Chernobyl revient sur la catastrophe nucléaire de manière réaliste voire documentaire.
La série britannique Years and Years semble plus bancale. Elle observe les évolutions politiques et sociales du point de vue d’une famille anglaise. Une politicienne d’extrême-droite qui fait songer à Trump accède au pouvoir. La chasse aux migrants et la précarité du monde du travail sont également évoqués. Mais la série défend la démocratie libérale et l’ordre existant contre les populismes. Fascisme et extrême-gauche sont renvoyés dos à dos. « On est né dans les années 1980, on a eu droit à une pause, c’était cool. C’était le bon temps quand on baillait devant les infos ! », lance un personnage. Le mode de vie médiocre de la classe moyenne reste le point de vue imposé par cette série soporifique.
Des séries comme Real Humans ou Westworld évoquent les frontières poreuses entre intelligence artificielle et humains. Les robots ressemblent à des êtres vivants et expriment parfois des émotions. Dans Westworld, les humains se rendent dans ce centre d’attraction pour pouvoir commettre les pires atrocités. Les robots semblent alors davantage portés par des valeurs éthiques que les humains.
Séries et idéologie politique
Virginie Martin propose une vaste réflexion sur l’univers des séries. La première partie de son livre apparaît comme la plus originale. Avec un regard presque marxiste, elle revient sur les conditions de production des séries. Elle rappelle l'importance des plateformes qui deviennent les principales puissances économiques du capitalisme au XXIe siècle. Les séries n’ont pas pour objectif de diffuser un regard critique, mais de vendre des abonnements. Virginie Martin rappelle également la mécanique pour rendre une série addictive. Engloutir plusieurs séries Netflix permet d’ailleurs facilement de voir les grosses ficelles, avec son suspens, ses scènes de violence ou de sexe qui visent uniquement à maintenir l’attention du spectateur.
Virginie Martin propose une autre partie originale sur le soft power et la dimension géopolitique des séries. L’idéologie intersectionnelle ne vise pas uniquement à séduire une petite bourgeoisie intellectuelle acquise à la gauche. Elle diffuse également la propagande d’un Occident démocratique et progressiste pour mieux dénoncer en creux les Etats rivaux. La stratégie d’implantation de Netflix dans différents pays n’est pas uniquement commerciale, mais aussi politique. En plus d’être les mastodontes du capitalisme, les plateformes peuvent devenir des acteurs géopolitiques à part entière.
Virginie Martin revient sur la critique sociale diffusée par les séries. Ses chroniques pour Blast, celles de Sandra Laugier dans Libération et de nombreux articles et ouvrages sur le sujet ont déjà bien balisé le terrain. En quelques années, les séries sont largement devenues un sujet sérieux et légitime. Plus que par leur esthétique, elles se démarquent par leur scénario qui se penche sur des questions politiques et sociales.
Virginie Martin s’enthousiasme sur l’intersectionnalité et souligne que les séries contribuent à la remise en cause des préjugés de genre et de race. La dénonciation des discriminations devient un enjeu incontournable. Même si Virginie Martin se contente d’une vision politique pour l’égalité des droits et l’intégration des minorités. Les séries se risquent moins à défendre un monde qui abolit toutes les formes d’oppression et de hiérarchies sociales.
Néanmoins, la classe reste toujours le parent pauvre de la sainte trinité intersectionnelle. Les séries explorent peu les rapports d’exploitation et la vie quotidienne des prolétaires. Même si quelques séries évoquent l’univers des quartiers ouvriers. Mais ce sont souvent des récits destinés à un public masculin sur fond de trafic de drogues et de guerre de gangs, comme dans The Wire, Peaky Blinders ou Gomorra. La solidarité de classe passe alors davantage par le grand banditisme plutôt que par la lutte collective.
La question de l’exploitation et du monde du travail reste largement éludée par les séries. Même si la lutte des classes et les révoltes sociales peuvent être mises en scène. Les grèves et les insurrections comportent des moments épiques et des rebondissements. Les braquages de la Casa de Papel s’appuient d’ailleurs sur un imaginaire contestataire. Mais Disney ou Amazon ne sont peut-être pas encore prêts à montrer une révolte explicite contre le capitalisme, même pour accroître leurs profits.
Source : Virginie Martin, Le charme discret des séries, humenSciences, 2021
Extrait publié sur le site The Conversation
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