Séries et cinéma pour penser le monde
Publié le 7 Mars 2020
Les séries télévisées sont désormais prises au sérieux. Longtemps considérées comme un divertissement inoffensif, les séries sont désormais décortiquées par de nombreux journalistes, sociologues et théoriciens en tout genre. Comme le cinéma auparavant, les séries se sont imposées comme un nouvel art à part entière.
Depuis 2013, la philosophe Sandra Laugier consacre une chronique aux séries télévisées dans le journal Libération. Elle propose un regard de passionnée, plus que de spécialiste. Surtout, la philosophe s’appuie sur les séries pour analyser l’actualité. La culture populaire rythme notre vie quotidienne et nourrit la réflexion sur le monde.
Les objets de la culture populaire permettent facilement d’exprimer un jugement. Même les enfants peuvent dire « j’aime » ou « je n’aime pas ». Pas besoin de diplômes ou de compétences intellectuelles pour exprimer une réflexion à partir d’une série. Les personnages sont confrontés à des situations ordinaires de la vie et à des problèmes éthiques particuliers. Le public n’est pas un récepteur passif mais peut se forger une sensibilité critique à travers les séries. Sandra Laugier livre ses réflexions philosophiques dans Nos vies en séries.
Depuis le XXIe siècle, les séries se sont imposées dans nos vies ordinaires. Elles nourrissent nos conversations, nos relations et font découvrir nos sociétés. Les séries s’appuient sur la réalité quotidienne et participent à notre éducation morale. Loin d’une simple aliénation imposée par la culture de masse, les séries permettent le développement des capacités politiques de chacun et chacune.
Des séries émergent dans les années 1970 avec Amicalement vôtre et Starsky et Hutch. Dans les années 1980, les séries se multiplient pour le meilleur et pour le pire. On découvre Magnum, Dallas et Colombo. Dans les années 1990 émergent des grands classiques comme Urgences ou Friends. Au tournant du siècle, les chaînes du câble imposent des séries de qualité avec The Wire, Les Soprano ou The Shield. Le niveau d’exigence du public devient plus élevé. La chaîne HBO propose de véritables créations esthétiques et morales. Dans les années 2010, Game of Thrones s’impose comme une grande série. Netflix propose de nouvelles créations comme Narcos ou Stranger Things.
Le philosophe Stanley Cavell insiste sur l’importance du cinéma populaire dans la construction d’une philosophie morale par les individus. Les séries participent également à ressentir des expériences et à se forger une sensibilité critique. « Les séries sont en effet le lieu de constitution d’une subjectivité ou les goûts vont être à la fois fortement individualisés et fondés sur une expérience partagée », souligne Sandra Laugier. Les discussions qui suivent le film influencent notre réception. La tradition du cinéma français valorise au contraire une esthétique élitiste au détriment de l’expérience du film et de son contexte.
La culture populaire n’est plus considérée comme une sous-culture méprisée. Le terme de populaire est même désormais valorisé, et mis à toutes les sauces dans une certaine confusion. Le populaire s’oppose alors au populisme. Pour Stanley Cavell, le cinéma populaire est celui qui véhicule un réalisme de l’ordinaire. Le cinéma s’intègre alors dans notre vie quotidienne. Tout le monde s’en préoccupe. L’expérience du cinéma devient largement partagée. « La culture populaire comme partagée est tout l’inverse d’un abrutissement des masses : c’est le lieu d’élaboration de valeurs non conformistes ou alternatives à celles du capitalisme », estime Sandra Laugier.
Les séries contribuent à diffuser des valeurs morales et politiques. Elles peuvent évoquer le risque sécuritaire ou climatique. Elles insistent sur l’inclusion sociale et l’intégration de la diversité en termes de genre, de race, ou de sexualité. Elles attirent l’attention sur des questions sociales et politiques. Les nouvelles séries s’attachent ouvertement à la lutte contre les discriminations.
Une littérature importante se penche sur la culture populaire, avec des approches différentes. La sociologie observe la réception des séries. Des livres évoquent surtout la dimension esthétique des séries avec une lecture élitiste. Les études culturelles réhabilitent les séries comme des outils pour comprendre les phénomènes sociaux.
La série The West Wing, diffusée de 1999 à 2006, montre un président idéalisé. C’est un intellectuel qui se soucie du bien commun. Ce personnage contraste avec la réalité du néoconservatisme du président Bush alors au pouvoir. En 2013, sous l’ère Obama, la série House of Cards montre un politicien manipulateur. Entre 2006 et 2013, les personnages sont devenus plus sombres et plus complexes. Mais la démocratie représentative semble également davantage critiquée. Le mouvement Occupy remet en cause la classe dirigeante. « Pourtant, l’idéal démocratique demeure, non plus dans les institutions et pouvoirs de la politique, mais comme revendication, dans les mouvements de révolte à travers le monde », souligne Sandra Laugier.
The Americans montre un couple d’agents du KGB infiltrés dans la société américaine des années 1980. La série repose sur l’attachement aux personnages. Mais le contexte historique des années Reagan stimule également l’imagination. C’est une période datée, avant la chute de l’URSS, avec ses guerres entre services d’espionnage. Mais c’est aussi un moment charnière avec l’émergence du capitalisme néolibéral. Cette famille modèle de la petite bourgeoisie vit dans une banlieue pavillonnaire. Mais les citoyens modèles mènent aussi des missions de renseignement, des infiltrations, des kidnappings et des assassinats.
Le Bureau des légendes, d’Eric Rochant, prend le public au sérieux. Cette série explore le fonctionnement de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure). Elle présente les enjeux géopolitiques du monde arabe, de la Syrie, du terrorisme islamiste et même de l’espionnage numérique. La série montre aussi l’importance de l’humain. Les agents infiltrés, les contacts, les indics incarnent ces enjeux complexes à travers leur façon d’être et leurs interactions. Ces personnages sont traversés par des contradictions entre leurs affects personnels et leur devoir professionnel, entre la loyauté aux impératifs et celles aux proches.
24 Heures chrono reste une série décriée et jugée réactionnaire. Elle s’inscrit dans le contexte de la présidence Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Mais 24 ne se réduit pas à une banale série d’action à l’idéologie sécuritaire. Elle habitue le spectateur à un président noir, et même à une femme présidente. Elle présente les dangers du nucléaire et des armes biologiques. Elle humanise parfois les terroristes. Elle remet en cause la compétence du pouvoir exécutif et de la diplomatie. Autant de questions rarement soulevées en France.
Les nouveaux personnages féminins ne sont plus jeunes et sexy. Les femmes de Homeland, Borgen, The Killing ou Damages se distinguent par leur intelligence et leur ambition professionnelle. Elles sont autonomes et n’attendent pas le Prince charmant. Au contraire, Ally McBeal vit dans l’attente de la rencontre amoureuse et les Desperates housewifes restent enfermées dans des préoccupations familiales.
Buffy, série culte pour ados, apparaît comme féministe. La chasseuse de vampires sort des stéréotypes de la fille victime de tueurs ou banalement frivole. Mais Buffy reste gentille et jolie. Après les Soprano, de nombreux personnages principaux deviennent sombres. Les femmes aussi deviennent méchantes. Claire Undewood dans House of Cards, ou les mères de Game of Thrones, montrent des femmes âgées qui recherchent surtout le pouvoir.
Les films catastrophe montrent les effets dévastateurs du dérèglement climatique. Le jour d’après, de Roland Emmerich, évoque également les inégalités face à la catastrophe. Les plus riches peuvent s’enfuir tandis que les pauvres n’ont pas les moyens d’échapper au désastre. En 2005, l’ouragan Katrina a surtout fait des victimes parmi les franges les plus pauvres de la population. « Le changement climatique touchera essentiellement les populations vulnérables des zones littorales, où les privilégiés auront les moyens de se protéger », déplore Sandra Laugier.
Le personnage de Buffy apparaît à la fois comme une redoutable tueuse de vampires, mais aussi comme une jeune fille banale avec ses problèmes d’adolescente. Elle montre solidaire avec ses amis. « L’héroïsme du quotidien qu’incarne Buffy est aussi l’affirmation d’une autre éthique, fondée sur l’attention à l’autre et la protection du proche », observe Sandra Laugier. Buffy s’appuie sur un groupe d’amis et sur l’action collective pour se sortir des problèmes. Le féminisme de la série s’appuie sur une héroïne ordinaire qui donne confiance en chacune en sa capacité de changer le monde.
The Handmaid’s Tale évoque une dystopie dans laquelle les femmes sont réduites en esclavage, enfermées et violées pour produire un enfant. Mais ce monde s’apparente à un futur proche. Des flash-back évoquent la vie « normale » avant le coup d’état réactionnaire. Les libertés des femmes semblent alors fragiles et menacées. C’est bien notre présent que cette série interroge, avec les inégalités entre hommes et femmes ainsi que les formes d’esclavage contemporains. Mais elle porte aussi l’espoir d’une solidarité entre femmes. Les manifestantes qui veulent préserver le droit à l’avortement, contre la réforme de Santé de Trump, arborent la robe rouge et cornette en référence à la série.
La Casa de papel tranche avec le classique film de braquage. Loin d’une action furtive et rapide, la réussite du coup dépend du temps passé dans la fabrique de la Monnaie pour imprimer le plus de billets. Leur action s’apparente davantage à une occupation. Cette pratique est popularisée par le mouvement du 15-M sur la Puerta del Sol et par les occupations de places à travers le monde. Durant ce braquage, les personnages créent des liens entre eux et avec les spectateurs. Les prolétaires et les gens ordinaires développent davantage de capacités morales que les responsables de la politique ou du maintien de l’ordre. Cette série résonne comme un appel à l’action et à la rébellion face à la politique d’austérité et au pouvoir des capitalistes.
Le film 120 Battements par minute montre la lutte d’Act Up Paris pour l’accès aux soins contre le Sida dans les années 1980. Le film dévoile les organisations d’action mais aussi des exposés qui visent à casser la figure de l’expert scientifique. Act Up valorise la désobéissance civile et l’action directe pour sortir du cadre des négociations. « Mais justement, la seule chance d’un tel combat est de rejeter le cadre de discussions verrouillées, où les autres font les règles », souligne Sandra Laugier.
Narcos se penche sur la figure de Pablo Escobar, mais surtout sur le développement du trafic de drogue. Elle repend les codes des films de gangsters des années 1970 et 1980, comme Le Parrain ou Scarface. A travers le trafic de drogue, la série explore également la face sombre de la société capitaliste. « Narcos, avec ses écoutes téléphoniques, son ambiance morale, ses obsessions, ses victimes collatérales et son cynisme politique… est bien aujourd’hui le véritable successeur de The Wire », estime Sandra Laugier.
Game of Thrones explore le pouvoir et la guerre. Mais la série repose sur une diversité de personnages. Les handicapés, les adolescents les nains, les prostituées, les sauvageons brisent le mythe du courage chevaleresque. Ces personnages attachants inventent un héroïsme ordinaire et accessible à tous.
Sandra Laugier propose des réflexions stimulantes sur les séries. Son approche reste la plus pertinente. Elle s’écarte du bavardage élitiste qui se focalise sur l’esthétique. La philosophe insiste sur l’importance des séries dans notre vie quotidienne. Les personnages nous accompagnent durant plusieurs années. Le public s’identifie à leur personnalité et se met à leur place. La série apparaît alors comme un support de réflexion critique sur les choix individuels et sur le monde actuel.
Sandra Laugier refuse la posture élitiste qui réduit la culture populaire à une aliénation des masses et à un divertissement abrutissant. Elle fait confiance à l’intelligence du public. Elle posture l’égale capacité à exprimer un point de vue politique à partir d’une série. Il semble effectivement plus accessible de se forger un point de vue à partir des séries plutôt qu’à la lecture de philosophes pédants.
Néanmoins, le point de vue politique de Sandra Laugier reste critiquable. La philosophe est connue pour être une proche de Benoît Hamon, le candidat du Parti socialiste à la dernière élection présidentielle. Elle adresse ses chroniques aux lecteurs de Libération, le quotidien fétiche de la petite bourgeoisie intellectuelle de centre-gauche. Sandra Laugier, comme les séries actuelles, insiste sur la lutte contre toutes les discriminations. L’intersectionnalité devient le nouveau concept à la mode. Netflix propose des séries inclusives. L’homosexualité ou le racisme n’apparaissent plus, au risque d’être éludés. La lutte contre les discriminations reste la grande force des séries actuelles. C’est un acquis appréciable.
Néanmoins, la lutte des classes disparaît, dans les séries comme chez Sandra Laugier. La philosophe évoque un peu la lutte et les solidarités qui se créent entre les personnages. Mais elle valorise surtout un démocratisme mou, version The West Wing, qui reflète bien le consensus de la vieille gauche responsable. La conflictualité et les antagonismes de classe sont rarement montrés sur les écrans. Sandra Laugier semble également se ranger derrière un féminisme bourgeois qui se contente de voir des femmes jouer les premiers rôles. Au contraire, le féminisme anticapitaliste insiste sur la lutte contre toutes les inégalités, entre hommes et femmes mais aussi entre les classes sociales.
La question sociale reste la grande absente des séries actuelles. Si de nombreuses séries critiquent la face sombre du pouvoir et des institutions, peu évoquent le point de vue des exploités. Les séries du journaliste David Simon sont souvent citées en exemple. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt de créations rarement ancrées dans la réalité sociale. Néanmoins, Sandra Laugier montre que les séries ne se focalisent pas uniquement sur un individu seul face au système, comme beaucoup de productions de cinéma. Les séries s’appuient sur une galerie de personnages et sur une communauté, avec ses solidarités qui se tissent. Certaines séries peuvent même inciter à l’action collective.
Source : Sandra Laugier, Nos vies en séries. Philosophie et morale d’une culture populaire, Climats – Flammarion, 2019
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Vidéo : La chronique culturelle - "Nos vies en séries", le livre sur les séries écrit par Sandra Laugier, mis en ligne sur le site de la RTS le 15 novembre 2019
Radio : Pierre-Edouard Deldique, Sandra Laugier: « Nos vies en séries. Les séries, une nouvelle école de philosophie », émission diffusée sur RFI le 17 novembre 2019
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Radio : émissions avec Sandra Laugier diffusées sur France Inter
Radio : Les séries : le nouveau lieu de la philosophie ?, émission diffusée sur France Culture le 31 octobre 2019
Radio : Séries, cinéma, idéologies et luttes des classes. Autour du cinéma populaire, des blockbusters, des séries et du cinéma dit militant et politique, émission diffusée sur Radio Vosstanie le 6 décembre 2014
Vincent Edin, Sandra Laugier : « Les séries sont aujourd'hui l'incarnation d'une forme de progressisme », publié sur le site de la revue Usbek & Rica le 14 octobre 2019
Sandra Laugier, Comment les séries TV prennent soin de nous, publié sur le site de la revue Plastik le 18 avril 2019
Game of Thrones : éthique, politique et pouvoir, publié par Etape / Grand Angle libertaires sur Mediapart le 14 mai 2019
Eric Aeschimann, De «Mad Men» à «The Wire»: le monde moderne vu par les séries, publié dans le magazine le Nouvel Observateur du 19 avril 2012
Sandra Laugier, «Star Wars», une mythologie contemporaine, publié sur le site Slate le 20 décembre 2015
Jacques Demange, Livre / Nos vies en séries : critique, publié sur le site Ciné Chronicle le 1er octobre 2019
Sandra Laugier, « Politique de l’ordinaire et cultures populaires : Philippe Corcuff self-made man », mis en ligne dans la revue en ligne SociologieS le 10 novembre 2014
Ariane Nicolas, Sandra Laugier : “Pour Stanley Cavell, l’éthique est cette volonté d’aller toujours au-delà de soi-même ”, publié sur le site de Philosophie Magazine le 22 juin 2016
Articles de Sandra Laugier publiés sur le site de la revue Multitudes
Articles de Sandra Laugier publiés dans le journal Libération