Réflexions politiques sur Breaking Bad
Publié le 20 Octobre 2014
Le cinéma et les séries télévisées, derrière le divertissement populaire et accessible, soulèvent des réflexions critiques. Des journalistes et universitaires analysent Breaking Bad, une série devenue culte, dans un livre recent. Walter White, banal prof de chimie, est atteint d’un cancer et ne dispose plus que de quelques mois à vivre. Pour payer son traitement et subvenir aux besoins de sa famille après sa mort, il se lance dans la fabrication et la vente des meilleures métamphétamines de tout le Nouveau Mexique. La série décrit le parcours d’un père de famille conformiste de classe moyenne qui devient un baron de la drogue impitoyable et sanguinaire.
Emmanuel Burdeau ouvre le livre collectif en présentant la série diffusée à partir de 2008. Lorsqu’il se rase le crâne à la fin de la première saison, Walter White semble accepter son cancer. Mais cette transformation physique révèle surtout la métamorphose du bon père de famille en criminel. « Le crâne rasé est signe d’une passivité, d’un assentiment à l’impuissance. Le crâne rasé du criminel est à l’inverse le signe d’une agressivité, le signe d’une nouvelle volonté de puissance », analyse Emmanuel Burdeau. Cette ambivalence traverse la série. Les nouveaux héros apparaissent comme des colosses aux pieds d’argile, à l’image de Tony Soprano. Le parrain de la mafia du New Jersey apparaît aussi comme un dépressif qui consulte une psy.
La puissance et l’impuissance, la terreur ressentie et administrée, traverse le personnage de Walter White. Il devient de plus en plus désagréable pour sa femme comme pour le spectateur. Malgré son évolution, certains traits de caractère restent les mêmes. Surtout, il apparaît comme un malade du cancer malgré ses activités criminelles.
L’esthétique de la série reprend des objets, des sons ou des images récurrentes. Mais ces aspects ne revêtent aucune véritable signification et n’apportent rien au récit. Les jumeaux mexicains qui rampent au sol pendant la saison 3 exécutent un rituel aussi mystérieux qu’inutile, à la fois inquiétant et loufoque.
En 2008, la qualité de la série Les Soprano semble hors d’atteinte. Un personnage dur à cuire et rongé par l’angoisse, une trame romanesque, une passion pour l’Histoire et des références aux films de Mafia signés par Scorsese et Coppola fondent un nouveau modèle. Mais Breaking Bad semble plus épuré que Les Sopranos ou Mad Men au niveau des références culturelles et cinématographiques. Avec Internet et le streaming, les séries télévisées deviennent un véritable art autonome.
François Cusset évoque Breaking Bad comme un brouillage des différences entre bien et mal. L’écrivain des camps d’extermination Primo Levi évoque une « zone grise ». La survie dépend d’une suspension des règles morales, mais aussi des sentiments et de tous les affects. Mais, pour juger Walter White, il faudrait subir sa même condition de malade en phase terminale. « C’est un jugement que nous voudrions confier uniquement à ceux qui ont eu la possibilité de vérifier sur eux-mêmes ce que signifie le fait d’agir en état de contrainte », tranche Primo Levi.
Dans l’épisode 4, une solution financière légale est proposée à Walter White pour financer ses frais médicaux et subvenir aux besoins de sa famille. Mais il la refuse et opte en conscience pour la spirale infernale de la drogue, de l’argent et de la violence. Tous les personnages, jusqu’au beau frère agent de la DEA, semblent compromis dans leurs mensonges et leurs entorses à la légalité. « Ambivalence légale, donc, ambivalence morale, ambivalence affective, et même, au cœur du système Breaking Bad, ambivalence idéologique assumée d’une telle aventure et des morales que l’on pourrait en tirer », observe François Cusset.
La trajectoire de Walter White semble refléter la logique du système dominant, et non son dévoiement. Le commerce de la drogue doit permettre de financer des soins médicaux en l’absence de couverture universelle. L’industrie de la drogue nécessite également d’éliminer les concurrents pour atteindre la réussite, à l’image du modèle néolibéral. D’un côté, la série peut sembler vanter la réussite individuelle par la prise de risque entrepreneuriale. De l’autre, cette réussite qui repose sur le système semble rendre justice à ceux qui enfreignent la loi. Walter White, simple prolétaire, s’est fait déposséder ses inventions chimiques par un camarade moins doué mais devenu milliardaire grâce à lui. Dès lors, le banal prof de lycée n’a plus aucun scrupule pour utiliser également la chimie comme plan de carrière, mais aussi comme arme létale.
Même le jugement moral à l’égard du système capitaliste semble indéterminé. Les morts semblent parfois inutiles et provoquées par l’enchaînement des évènements. La cruauté semble alors moins immorale, que simplement logique et inévitable.
Le personnage de Jesse Pinkman évoque à lui seul l’ambiguïté morale. Il participe à l’aventure criminelle mais s’attache à des enfants et tente de limiter la violence. Il transcende les frontières et semble à la fois du côté du producteur et de l’usager, du cartel et du toxico, du bourreau et de la victime. Mais les autres personnages évoquent également cette ambiguïté morale. Gustavo Fring, redoutable chef de gang, apparaît comme un citoyen modèle. Il se présente comme un homme courtois et civilisé. Il incarne le patron bienveillant et paternaliste. « Le diable, ici, à tous les atours de l’homme de bien, employeur juste et mécène des œuvres charitables de la police ; on lui confirait presque la garde de ses enfants », décrit François Cusset.
Philippe Vasset évoque l’entreprise de fabrication de métamphétamine dirigée par Walter White. La série se construit sur le développement de cette entreprise capitaliste, avec ses difficultés qui en deviennent les rebondissements et ressorts dramatiques. Comme dans The Wire et Weeds, la série présente un point de vue très critique sur le capitalisme américain. Un même phénomène, la fabrication et vente de drogue, permet d’envisager les mutations du marché mondial.
La série commence en 2008. L’économie américaine semble ravagée par la crise du capitalisme. Les assurances sont ruinées et ne peuvent plus payer les soins médicaux. L’école ne peut plus rémunérer ses enseignants. « Walter White est au bord d’un pays, au paroxysme d’un système en faillite, et il ne peut compter que sur lui-même », décrit Philippe Vasset.
Face à cette situation, il se lance dans le commerce de stupéfiants, qui apparaît comme un retour aux formes les plus pures du capitalisme. Chacun « ne peut compter que sur ses propres talents et son savoir-faire. Chaque erreur est potentiellement mortelle, il n’y a pas de seconde chance ni personne pour vous secourir », précise Philippe Vasset. Mais cette carrière de trafiquant de drogue permet à Walter White de devenir un homme nouveau. Le prof ringard à la personnalité tiède affirme son caractère et devient plus tranchant lorsqu’il sort du mirage du salariat et de la légalité. Le problème principal de cette PME de la drogue demeure le commerce et la distribution qui sont sujets à difficultés et rebondissements.
Gustavo Fring masque son trafic de métamphétamine derrière une chaîne de restauration rapide. Ce secteur économique « présente en effet de nombreuses similitudes avec le trafic de drogue : dans les deux cas les ingrédients nécessaires à la fabrication sont très bon marché et les coûts - et les risques - sont dans la distribution », remarque Philippe Vasset. Gustavo Fring apparaît comme l’entrepreneur moderne, prêt à risquer sa vie pour éliminer ses concurrents. Il consacre toute son existence à son entreprise et demeure insensible au plaisir, y compris sexuel.
Lorsque Walter White est recruté par Fring, la série quitte le monde de l’entreprise et de la micro-économie pour évoquer la macro-économie avec la guerre contre le cartel pour le contrôle d’un même marché, celui des consommateurs du sud des États-Unis. Gus Fring l’emporte grâce aux méthodes du management moderne. Le syndicat du crime privilégie les liens familiaux et amicaux pour construire son empire. Fring ne s’entoure pas de proches, mais de spécialistes dans leur domaine. Le cartel repose sur la contrainte et la menace. Lorsque la peur disparaît, l’entreprise subit des difficultés.
Fring s’appuie sur des hauts salaires et des possibilités d’avancement pour ses collaborateurs. Mais le management moderne cause également la perte de Fring. Walter White refuse d’être surveillé et contrôlé en permanence. Il vit mal le fait d’être un simple salarié qui ne maîtrise pas l’ensemble de la chaîne de production. Dans l’économie illégale, il ne peut pas démissionner. Il doit alors tuer son patron.
Le commerce de la drogue incarne le forme la plus aboutie du capitalisme. Le produit détruit ses consommateurs. Ensuite, les subordonnés au sein de l’entreprise sont constamment humiliés, rabaissés, voire menacés. Les règles de la concurrence semblent expéditives. Seule la mort permet d’éliminer les concurrents, même potentiels. White et Fring n’hésitent pas tuer des enfants pour permettre la survie de l’entreprise.
« Dans Breaking Bad, comme dans les traités d’économie libérale, les personnages ne sont motivés que par leur intérêt personnel et celui de leur famille », souligne Philippe Vasset. Le personnage du chimiste Gale Boetticher affirme un discours politique et développe des théories libertariennes pour la liberté du commerce de la drogue et des armes.
Les entreprises légales ne sont que des façades qui ne génèrent pas beaucoup de profits. La seul entreprise entièrement légale qui apparaît, celle de l'antipathique Ted Beneke, ne survit qu’en maquillant ses comptes et en adoptant des pratiques illégales. Le capitalisme apparaît comme une fiction, un simple décor en carton-pâte. Les entreprises légales ne sont pas utilisées pour produire de la valeur, mais pour masquer des activités illégales.
Breaking Bad peut apparaître comme une série clairement de droite. Les conséquences du capitalisme ne sont pas évoquées. Seule sa description prédomine. Surtout, les solutions aux divers problèmes semblent toujours individuelles. « Le discours des personnages qui font de l’égoïsme une vertu morale et de l’initiative économique l’alpha et l’oméga de la vie publique, est peu ou prou aligné sur celui de la droite américaine », constate Philippe Vasset. Le personnage principal demeure un ancien fonctionnaire qui se convertit aux bienfaits du capitalisme le plus sauvage.
Thomas Hippler évoque la trajectoire de Walter White à l’ère du capitalisme néolibéral. « Monsieur Tout-le-Monde qui devient Scarface », résume Vince Gilligan le créateur de la série. Le film de 1983, réalisé par Brian de Palma, évoque l’ascension sociale d’un immigré cubain en quête d’enrichissement dans le contexte des Trente glorieuses. Walter White est issu des classes moyennes précarisées d’aujourd’hui. Il lutte contre le déclassement et les humiliations. La carrière criminelle ne permet plus la réussite sociale mais devient le seul moyen d’échapper à la misère et à la mort. L’illégalité doit permettre de soigner son cancer et de survenir aux besoins de sa famille. Si Breaking Bad n’évoque aucune perspective d’action collective pour sortir de la misère, la série demeure politique à travers une réflexion sur les rapports sociaux à l’ère néolibérale.
D’autres séries évoquent le capitalisme. Dans Les Sopranos, le parrain de la mafia locale apparaît comme une pièce mineure dans l’immense machine capitaliste qui le dépasse. Malgré le pouvoir, l’argent, sa position hiérarchique élevée, il reste un dominé. La série Mad Men évoque le monde de la publicité, du spectacle, des marques et des marchandises. Ses différentes fictions évoquent les rapports sociaux dans le contexte du capitalisme.
Mais le personnage de Walter White n’apparaît pas dès le début comme appartenant aux classes dominantes. Ce brillant chimiste a cru aux possibilités de l’ascension sociale par le travail et la méritocratie. Mais, au moment du début de la série, il oscille entre résignation et agressivité.
Mais Walt possède une maison avec piscine. Même déclassé et vengeur à l’égard des plus riches, il appartient à la classe moyenne. Ce n’est pas le point de vue des plus pauvres qui s’exprime. Au contraire, Walt tire son profit aux dépends des prolétaires drogués et prostitués auxquels il vend sa marchandise. Le crime et la violence n’est plus associé aux quartiers populaires, mais au monde des banlieues pavillonnaires. Cette classe moyenne n’exprime aucune communauté de solidarité mais s’appuie surtout sur l’individualisme.
Breaking Bad peut apparaître comme une série de droite, qui véhicule des valeurs conservatrices. Cette fiction devient alors un contre-pouvoir face à Obama et à l'Etat démocrate, comme ont pu l'être The West Wing et The Wire face à l'administration néo-conservatrice de Bush. Mais Breaking Bad montre surtout un capitalisme en bout de course prêt à toutes les barbaries pour survire. Il semble difficile d'analyser la réception de la série auprès d'un large public. Mais ce divertissement fait écho aux angoisses de chacun face au capitalisme et à la civilisation marchande. La série reflète bien l'inquiétude de se retrouver seul et sans ressources financières à l'issue d'un problème comme la maladie, le licenciement, la précarité et l'absence d'avenir. L'individu semble broyé par un système qui le dépasse. Le seul moyen de reprendre le contrôle de sa vie devient l'illégalité.
Les séries télévisées ne se réduisent plus au feuilleton ringard mais deviennent de véritables objets artistiques. Le récit s'étire sur plusieurs saisons qui permettent de montrer l'évolution des personnages et d'approfondir leur psychologie. La démarche du collectif animé par Emmanuel Burdeau semble particulièrement originale. Les séries et le cinéma peuvent être analysés comme de véritables sujets politiques. Des produits de divertissement, même malgré eux, peuvent diffuser des réflexions critiques qui peuvent remettre en cause la légitimité de l'ordre existant.
Source : Emmanuel Burdeau (dir.), Breaking Bad. Série Blanche, Les Prairies ordinaires, 2014
Extrait http://www.contretemps.eu/lectures/lire-extrait-breaking-bad-s%C3%A9rie-blanche publié sur le site de la revue Contretemps
Vidéo : Interview de Bryan Cranston (Walter White dans la série)
Vidéo : Vince Gilligan discute de la dernière saison
Entretien avec Vince Gilligan (1/2) : “J’ai pleuré quand j’ai écrit la fin du dernier épisode de 'Breaking Bad'”,
Entretien avec Vince Gilligan (2/2) : “'Breaking Bad' m’a appris pas mal de choses sur la peur”,
Les séries nous rendent-elles meilleurs ? (3/4) : Breaking Bad, diffusé sur France Culture le 20 mai 2015
Emmanuel Burdeau, "Où va le cinéma ?", entretien publié sur le site du Centre Pompidou
Articles d'Emmanuel Burdeau publiés sur le site de revue Vacarme
Critique sans âge(s) : dialogue avec Emmanuel Burdeau (Partie I), publié sur le site Ceci dit au bas mot le 14 novembre 2012
Radio : Séries, cinéma, idéologies et luttes des classes, sur le site Vosstanie le 5 novembre 2014