La gauche alternative en Espagne
Publié le 5 Mai 2022
Les conséquences de la crise de 2008 se font toujours sentir en Espagne. Le chômage, la précarité, les difficultés d’accès au logement et le creusement des inégalités ont provoqué la crise de la social-démocratie en Europe du sud. Comme en Grèce et en Italie, ce courant incarné en Espagne par le PSOE s’est effondré. L’accompagnement des politiques d’austérité et des affaires de corruption débouchent vers des débâcles électorales.
Le PSOE gouverne entre 2004 et 2011. Il se rallie à l’idéologie néolibérale. La diminution des dépenses publiques et la libéralisation du marché du travail provoquent une augmentation du chômage. Le gouvernement socialiste ne prend même pas les mesures d’urgence pour aider les plus pauvres face à la crise.
Mais, depuis 2008, s’observe également un renouveau de la contestation sociale. De nombreux mouvements de grève éclatent. La mobilisation de la jeunesse se diffuse dans toute la société. Le collectif Juventud Sin Futuro est lancé par des jeunes précaires et des diplômés chômeurs. En 2011 éclate le mouvement du 15-M qui revendique une démocratie plus participative et égalitaire. Les places publiques sont occupées. La lutte pour le logement permet également de renouer avec l’action directe.
L’effondrement de la social-démocratie provoque le développement de la gauche radicale, comme en Grèce ou au Portugal. En Espagne, Podemos parvient également à s’adresser à une jeunesse qui n’a vécu que la crise. Ce mouvement politique s’appuie sur une stratégie populiste et propose un nouveau discours politique. Mathieu Petithomme se penche sur l’émergence de cette organisation dans son livre Génération Podemos.
Construction intellectuelle
Les dirigeants de Podemos sont des professeurs de l’Université de Complutense de Madrid. Ils puisent dans diverses sources intellectuelles pour renouveler le discours politique. Ils s’inspirent également des expériences des gouvernements de gauche en Amérique latine.Pablo Iglesias reste la figure emblématique de Podemos. Il constate l’impuissance de la gauche et participe au mouvement altermondialiste. Il s’inspire de l’expérience du Parti communiste italien (PCI) qui domine l’opposition de gauche entre 1945 et 1990. Il s’inspire également de la philosophie post-marxiste de Toni Negri. Cette figure du mouvement opéraïste participe aux revues Quaderni Rossi et Classe operaïa. Ce courant considère que le PCI s’est trop enlisé dans une logique institutionnelle. Cette critique débouche vers l’émergence du mouvement autonome qui s’organise en dehors du pouvoir d’Etat, des syndicats et des partis traditionnels. La résistance quotidienne se construit depuis la base, dans les lieux de travail et les quartiers.
Mais, à partir de 1997, Toni Negri devient un idéologue altermondialiste. Il théorise le « pouvoir constituant » et la « multitude » qui s’opposent à « l’Empire ». Il valorise une forme de désobéissance civile qui ne défend plus des intérêts de classe et des conditions matérielles d’existence mais le « bien commun ». Pablo Iglesias s’inspire fortement de cette réflexion et participe aux pitreries altermondialistes avec les Tute Bianche. L’agitation altermondialiste, qui apparaît surtout folklorique et symbolique, échoue et s’effondre. Mais Pablo Iglesias tente de sortir l’extrême-gauche de la marginalité sectaire pour s’adresser à l’ensemble de la population.
Juan Carlos Monedero se tourne vers le Venezuela d’Hugo Chavez. Il insiste sur le rôle du leader et sur l’importance de la personnalisation politique. Inigo Errejon se penche sur la Bolivie. D’importants conflits sociaux en 2000 et en 2003 permettent à Evo Morales d’accéder au pouvoir en 2006. Inigo Errejon se réfère également à Antonio Gramsci et à son concept d’hégémonie qui considère la lutte politique comme une bataille culturelle. La classe dominante impose ses normes et ses valeurs, comme l’individualisme ou la compétition. Cette analyse débouche vers une stratégie populiste. Podemos propose un discours transversal, et non exclusivement de gauche. Il se présente comme le véritable défenseur des intérêts du peuple, qui comprend les classes moyennes et populaires. La philosophe Chantal Mouffe insiste également sur l’importance des affects et des émotions en politique.
Podemos insiste sur l’importance de la communication. En 2010 est lancée La Tuerka. Cette émission de débats politiques est animée par Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero. Ce média alternatif permet aux dirigeants de Podemos de peaufiner leur discours avant de se lancer dans les grands débats télévisés. La Tuerka propose un nouvel agenda avec des thèmes peu traités par les médias traditionnels. L’émission donne la parole aux acteurs des mouvements sociaux. Des sujets plus culturels peuvent être abordés, comme les séries télévisées à l’image de Game of Thrones. Un clip de rap conclut l’émission.
La Tuerka n’hésite pas à inviter des politiciens et des éditorialistes conservateurs. Ce qui tranche avec le purisme de la gauche radicale. Pourtant, ces débats vifs et animés tranchent avec le ronronnement de l’entre-soi militant. La Tuerka permet également de construire un discours critique sur la classe politique, son clientélisme et sa corruption. Surtout, les attaques contre la démocratie représentative deviennent consensuelles avec le mouvement de 15-M. Cette expérience permet à Pablo Iglesias de participer à des émissions dans les grands médias. Ses interventions argumentées et étayées d’exemples concrets connaissent un succès important.
Nouvelle organisation
Pablo Iglesias dresse le constat d’une crise économique, mais aussi institutionnelle. La social-démocratie rallie le néolibéralisme avant de s’effondrer. La corruption favorise la défiance à l’égard du système politique. Le mouvement du 15-M propose un nouveau discours qui oppose le peuple aux élites. La gauche traditionnelle se méfie de ce mouvement car elle reste attachée au folklore idéologique et au fonctionnement hiérarchisé des partis. Cependant, Pablo Iglesias reste critique du 15-M qui ne vise pas à modifier le jeu politique institutionnel. Il insiste également sur l’importance d’un leader alors que le 15-M se méfie de la délégation politique.
Le mouvement du 15-M reflue à partir de 2012, malgré la multiplication d'initiatives locales avec des luttes pour le logement. Mais le système politique reste inchangé avec une alternance entre PP et PSOE. « Rebattons les cartes : convertir l’indignation en changement politique » devient le manifeste de Podemos en 2014. Cette organisation nouvelle prépare les élections européennes de 2014. La campagne s’appuie sur Internet avec une plateforme participative à travers un programme qui peut être amendé par les citoyens. Cette campagne numérique permet de s’adresser à la jeunesse. Podemos s’appuie également sur des interventions télévisées percutantes. Pablo Iglesias n'hésite pas à attaquer un éditorialiste grassement rémunéré.
La presse insiste sur le succès de Podemos. Pourtant, le nouveau parti n’arrive qu’en quatrième place. Il atteint 7% des voix et 5 députés européens dans des élections qui favorisent souvent des nouveaux acteurs. Mais le discours de Podemos semble correspondre à la volonté de changement exprimée par la population. « La dénonciation de l’austérité et de la corruption, les appels au changement, au renouvellement des élites et des pratiques politiques, furent autant d’ingrédients qui expliquèrent son succès », souligne Mathieu Petithomme.
La structuration de Podemos s’appuie sur des assemblées locales, avec un modèle participatif issu du 15-M. L’absence de cotisations permet de casser la séparation entre militants et sympathisants. Mais des reflux s’observent au moment des crises internes et des défaites électorales. Surtout, c’est une structure fortement centralisée autour du secrétariat général qui prend toutes les décisions stratégiques majeures.
Podemos s’adapte aux mutations du militantisme, plus diffus, intermittent et individualisé. Il épouse la forme des mouvements sociaux pour favoriser une plus grande participation des individus. Il n’y a pas d’affiliation fermée. Chacun peut participer, se retirer, choisir son mode d’engagement. A partir de 2014, les assemblées locales se multiplient. N’importe qui peut être candidat pour les élections et peut être désigné par une primaire ouverte. Mais, malgré la forme réseau et l’horizontalité affichée, les délégués et les élus jouent progressivement un rôle plus important.
Les fondateurs continuent de monopoliser le pouvoir. En 2016, l’alliance avec le PSOE ne fait pas l’objet de débat ni de décision collective. Ce qui débouche vers une crise interne avec une vague de démissions. Pablo Iglesias n’hésite pas à exclure les dissidents pour garder le contrôle sur l’appareil. « Podemos n’échappe donc pas à la loi d’airain de l’oligarchie, tant au niveau local que national, de même qu’aux logiques classiques de compétition, de cooptation et de dissidences entre le groupe dirigeant et les élites locales », observe Mathieu Petithomme. L’absence de pluralisme provoque de nombreuses scissions. En 2019, Inigo Errejon quitte Podemos pour créer son propre parti.
Stratégie institutionnelle
Le groupe dirigeant se construit autour des universitaires de Complutense et de La Tuerka. Des cadres des mouvements sociaux le rejoignent, mais aussi des militants du groupuscule trotskiste Izquierda Anticapitalista. Les cadres de Podemos présentent le profil de jeunes précaires surdiplômés. La sociologie militante de Podemos ressemble à celle de la gauche. Les secteurs de la fonction publique, de l’enseignement, de la santé et de la culture sont bien représentés. La jeunesse est également présente, notamment la génération des 20-40 ans. C’est surtout une jeunesse surdiplômée mais qui ne parvient pas à s’insérer dans la vie active. Par exemple, un docteur en lettres, militant de Podemos Cadix, est employé à Leroy Merlin.
Malgré le marketing populiste, la stratégie électorale de Podemos s’apparente à celle de la gauche classique. Ce parti se moule dans la logique institutionnelle. Il devient vertical et bureaucratique malgré ses promesses de démocratie participative. Le programme de Podemos s’apparente à celui de l’extrême-gauche en Europe. C’est le retour de la vieille social-démocratie qui promet de mieux gérer le capitalisme. Podemos s’appuie d’ailleurs sur la base électorale d’Izquierda Unida (IU), groupuscule issu du parti communiste. Il parvient à s’élargir pour s’adresser à la fraction citoyenniste des mouvements sociaux. Mais Podemos se veut majoritaire et tente de présenter les revendications de la gauche radicale comme consensuelles.
L’électorat de Podemos regroupe surtout les déçus des partis de gauche comme le PSOE et IU. Sa dynamique électorale s’appuie également pour la sympathie et le soutien d’une grande partie de la population pour le 15-M. Podemos attire également une jeunesse diplômée issue de milieux populaires. Il s’adresse à une population précaire frappée directement par la crise économique, mais aussi à la classe moyenne qui subit un appauvrissement notamment pour la jeunesse. Mais l’électorat de Podemos se compose également d’une classe moyenne plus intégrée avec les professions intellectuelles, les enseignants, le secteur de la santé, de la culture et de la fonction publique. Ce qui reste la base électorale de la gauche traditionnelle. Podemos s’adresse aux classes moyennes et populaires pour éviter d’affirmer un discours de classe considéré comme un « ouvriérisme » désuet. Même si ce sont surtout les catégories sociales les plus pauvres qui se tournent vers Podemos.
En 2015 se forment des listes municipalistes autour de Podemos, de groupuscules locaux et de mouvements sociaux. Ces « mairies du changement » se présentent comme des laboratoires de la gauche alternative. Podemos prétend appliquer sa démarche à l’échelle des institutions locales. Ces nouvelles mairies veulent rompre avec un modèle qui repose sur la construction immobilière et le tourisme de masse. Elles insistent sur les budgets participatifs et l’action sociale.
Dans la pratique, les municipalités de Podemos mènent une bonne vieille gestion social-démocrate dans la tradition du PSOE. La fiscalité est modifiée, les dépenses sociales augmentent et davantage de logements sociaux sont construits. En revanche, les prix des loyers ne cessent de grimper et les expulsions continuent, notamment à Barcelone. Face au chômage et à la pauvreté, c’est le sentiment d’impuissance qui prédomine.
La mairie de Cadix, considérée comme le bastion de l’extrême-gauche la plus échevelée, mène une politique d’austérité avec des coupes budgétaires. « L’exemple de Cadix montre bien l’effet modérateur de l’accès au pouvoir sur les projets d’action publique : même la gauche alternative peut "intérioriser" les impératifs de la rigueur budgétaire en redimensionnant ses projets », souligne Mathieu Petithomme. Les gestions locales visent avant tout à démontrer la capacité de Podemos à gouverner. Les supposées « mairies du changement » ne permettent pas vraiment une transformation sociale de la vie quotidienne.
Faillite du populisme de gauche
Mathieu Petithomme propose une plongée sociologique dans cette « génération Podemos ». Il s’attache à décrire la pensée et la démarche de ses dirigeants. Mais il se penche également sur sa base militante et électorale. Ce qui permet de bien saisir l’originalité de ce parti-mouvement. Les observations et analyses sociologiques de Mathieu Petithomme permettent de comprendre les forces et les faiblesses de Podemos et de la gauche alternative.
La réflexion stratégique sur le populisme semble pertinente sur quelques points. Podemos rejette le folklore de la gauche pour s’adresser à l’ensemble de la population. Les problèmes concrets liés à la crise économique sont davantage mis en avant que les postures idéologiques. Cette démarche explique en grande partie le succès du discours de Podemos. Ensuite, ce parti s’appuie sur le mouvement du 15-M. Il parvient à saisir ses spécificités, comme le rejet des partis et la valorisation des pratiques horizontales. Podemos se construit à partir d’assemblées de base pour singer la forme du 15-M.
En revanche, Podemos adopte rapidement une structure bureaucratique. Les décisions sont prises uniquement par un noyau militant. Les grands débats stratégiques restent l’apanage d’une élite intellectuelle. Ainsi, la base militante s’éloigne progressivement d’un parti sans pluralisme ni débats. Ensuite, Podemos se focalise sur une stratégie uniquement institutionnelle. Ce parti reste une vulgaire machine électorale. Les mouvements sociaux restent considérés comme un simple vivier de militants à instrumentaliser. La réflexion stratégique de Podemos se réduit à du marketing électoral qui refuse de prendre en compte la temporalité sociale et l’importance des mouvements sociaux.
Le discours du populisme de gauche conditionne également la composition sociale de Podemos. Les jeunes diplômés précaires se sont politisés avec le mouvement du 15-M. Ils deviennent la base militante et électorale de Podemos. Mais le populisme de gauche vise à effacer les clivages de classe pour se tourner vers la classe moyenne. Cette catégorie sociale subit un appauvrissement pendant la crise. Mais elle ne semble pas pour autant se tourner vers une critique radicale du capitalisme. La classe moyenne impose alors une idéologie citoyenniste.
L’exploitation ne doit pas être remise en cause, mais simplement aménagée et mieux vivable. La lutte des classes et les problèmes concrets de la vie quotidienne sont alors délaissés pour un discours abstrait autour des « biens communs ». Les luttes pour le salaire ou le logement ne sont plus prises en compte. Ce sont les victoires électorales qui doivent résoudre les problèmes du quotidien. Cette démarche de Podemos s’apparente à celle de la gauche. La classe moyenne défend ses intérêts propres en s’appuyant sur le soutien de la majorité des exploités.
Malgré la posture populiste, Podemos adopte les revendications traditionnelles de l’extrême-gauche européenne. Des mesures visent à réguler l’économie à travers l’Etat. Le programme électoral de Podemos s’apparente à celui de la social-démocratie historique. Ce courant se contente d’une gestion néolibérale du capitalisme. Mais son programme de réformes a échoué. Les mutations de l’économie et du monde du travail ne permettent plus les politiques de régulations étatiques héritées du keynésianisme. Les promesses de retour au plein-emploi semblent illusoires. La précarité, la désindustrialisation, la fragmentation et l’atomisation du prolétariat ne permettent plus de porter ce programme hérité des Trente glorieuses.
En plus de ces illusions économiques, Podemos colporte des illusions politiques. Ce parti diffuse des promesses électorales qui visent à démobiliser les luttes sociales. Le développement de Podemos s’accompagne d’un reflux de la contestation sociale. Certes, il est possible de considérer que le militantisme issu du 15-M se heurte à une absence de perspectives et de victoires. Il se tourne alors vers les élections. Mais des militants espagnols observent au contraire que le développement de Podemos contribue à affaiblir des luttes sociales qui ont perduré. La faillite de Podemos montre que la transformation sociale ne provient jamais des institutions, mais uniquement des luttes sociales.
Source : Mathieu Petithomme, Génération Podemos. Sociologie politique d’un parti indigné, Presses universitaires de Rennes, 2021
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Pour aller plus loin :
Radio : émissions avec Mathieu Petithomme diffusées sur France Culture
Radio : Mathieu Petithomme, maître de conférence en sciences politiques analyse le mouvement des gilets jaunes, diffusée sur France Bleu Besançon le 4 décembre 2018
Radio : En Espagne, le parti Podemos est-il en train de changer ?, émission diffusée sur France Culture le 15 juin 2021
Mathieu Petithomme, « L’"activisme institutionnel" de Podemos : entre contestation et transformation organisationnelle », publié dans la revue en ligne Variations 20 en 2017
Une nouvelle ère de pactes politiques s’ouvre en Espagne, publié sur le site The Conversation le 23 décembre 2015
Articles de Mathieu Petithomme publiés sur le portail Cairn
Damien Connil, « Alicia Fernandez Garcia, Mathieu Petithomme (dir.), Contester en Espagne. Crise démocratique et mouvements sociaux », publié sur le site Lectures le 16 février 2016
Jérémie Berthuin (AL Gard), Espagne : Podemos et ses contradictions, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 18 janvier 2015
Angel Bosqued, CGT Barcelona (traduction : Abóbora de Playa verde) et Christian, (AL 94), Espagne : Combattre les grèves ? Si, podemos !, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 8 mai 2016
Hector Martinez, libertaire espagnol : « Podemos a démantelé le tissu social », publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 4 avril 2016
Situation des luttes en Espagne : impasse politique et reflux social, publié dans le magazine Courant alternatif n°260 en Mai 2016