La gauche au pouvoir en Amérique latine
Publié le 28 Octobre 2021
Au début du XXIe siècle, l’Amérique latine concentre les espoirs de la gauche radicale. Des gouvernements progressistes accèdent au pouvoir dans une dizaine de pays. Des dirigeants de centre-gauche et des expériences national-populaires remettent en cause les politiques néolibérales. Surtout, ces nouveaux gouvernements semblent portés par de puissants mouvements sociaux comme au Venezuela en 1998, en Argentine en 2001 ou en Bolivie en 2003.
Ces gouvernements progressistes insistent sur la question sociale et sur le rôle régulateur de l’Etat. Les politiques d’éducation, de santé, d’alimentation ou de logement permettent une relative amélioration des conditions de vie de la population. Des processus constituants innovants insistent sur la démocratie participative et sur l’inclusion des peuples indigènes comme en Equateur, en Bolivie ou au Venezuela.
Mais ces expériences se heurtent à une opposition putschiste, avec une bourgeoisie soutenue par l’armée. Surtout, les gouvernements de gauche se moulent dans les vieilles pratiques de la cooptation, de la corruption, du clientélisme, de la bureaucratie et de la répression des mouvements sociaux.
Depuis 2015, la droite conservatrice retourne au pouvoir après des élections démocratiques. La chute du prix des matières premières alimente une crise économique dans les pays qui dépendent de l’industrie pétrolière. Un livre collectif permet de comprendre la conjoncture actuelle à travers le bilan des Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018).
Faillite des gouvernements de gauche
Frédéric Thomas évoque les relations économiques entre la Chine et l’Amérique latine qui reposent sur l’extractivisme. Ce terme renvoie à l’accumulation basée sur la surexploitation des ressources naturelles. L’extraction minière, l’exploitation du pétrole et la monoculture de soja deviennent la base de l’économie. Au niveau agricole, l’extractivisme débouche vers le modèle de l'agro-business avec la production de soja en masse et destinée à l’exportation. « Mais le soja, à l’instar de l’extractivisme en général, ne produit pas que des richesses ; il produit et reproduit des rapports sociaux, liés eux-mêmes à un certain type d’Etat et d’imaginaire, qui se fondent dans un modèle de société », analyse Frédéric Thomas. La concentration des terres se traduit par une minorité de propriétaires qui occupe la majorité des surfaces cultivées. Ensuite, les conséquences écologiques semblent désastreuses avec un recours massif aux OGM et aux pesticides mais aussi la déforestation. L’industrie agricole destinée à l’exportation prime sur l’agriculture paysanne destinée à nourrir la population.
Les gouvernements de gauche refusent tout début de transition de l’extractivisme vers l’agriculture paysanne. Ils préfèrent s’appuyer sur cette économie pour financer leurs politiques sociales. Mais cette distribution devient dépendante de l’économie extractiviste. Comme l’illustrent les révoltes sociales qui éclatent au Venezuela dans une période de crise pétrolière. Ensuite, les gouvernements de gauche refusent de s’attaquer aux inégalités sociales et se contentent de programmes d’aide ponctuelle plus ou moins clientéliste. Les puissantes entreprises du secteur agro-industriel ne sont pas menacées. Les gouvernements de gauche ne tentent aucune redistribution par la fiscalité, et encore moins le début d’une réforme agraire pour redistribuer la terre.
Miriam Lang dresse un bilan des gouvernements progressistes qui arrivent au pouvoir à la faveur d’une vague de mouvements sociaux. Ces gouvernements mettent en place des politiques keynésiennes qui s’appuient sur l’intervention de l’Etat et la croissance économique sans remettre en cause le modèle extractiviste. Ensuite, la centralisation du pouvoir débouche vers le clientélisme et la corruption, mais aussi vers un paternalisme qui écrase toute forme de contestation sociale.
« Même s’il est indispensable de reconnaître les progressismes comme une tentative de transformation sociale initiée par les gauches sociales et politiques, celle-ci a été fortement limitée dans son potentiel émancipateur par la prépondérance qu’ont acquises les institutions de l’Etat dans l’agencement et l’impulsion de cette transformation », analyse Miriam Lang. L’Etat central entend mener la transformation par en haut sans s’appuyer sur les mouvements sociaux et l’action autonome de la population.
Capitalisme extractiviste
Matthieu Le Quang évoque le modèle de développement en Equateur. En 2007, Rafael Correa arrive au pouvoir. Il prétend sortir de l’économie extractiviste et s’appuie sur le concept de bien vivre. Une nouvelle Constitution donne un rôle prépondérant à l’Etat, avec la régulation et la planification des politiques publiques mais aussi la nationalisation des ressources stratégiques comme le pétrole et les mines.
Le bien vivre provient du mouvement indigène qui s’appuie sur une organisation communautaire pour favoriser des formes de vie rurales et sauvages. Le développement et le progrès économique sont remis en cause, tout comme le règne de la logique marchande. L’objectif reste l’amélioration des relations humaines à travers les biens communs et publics pour sortir de la marchandisation. « Cela aiderait à améliorer les relations humaines, libérer du temps pour profiter d’autres activités comme la participation politique, les relations familiales, les loisirs, c’est-à-dire tout ce qui a à voir avec les relations communautaires et sociétales », précise Matthieu Le Quang.
Mais le bien vivre reste traversé par différents courants. Les écologistes remettent en cause le modèle extractiviste qui repose sur une exploitation démesurée de la nature. Ensuite, la dimension coloniale de ces activités est également critiquée. Une dimension autoritaire se traduit également par la dépossession des terres au détriment des peuples qui habitent les zones d’extraction. En revanche, un courant étatiste proche des gouvernements s’appuie sur l’extractivisme pour mener des politiques sociales. Pour Alvaro Garcia Linera, membre du pouvoir en Bolivie, l’extractivisme doit permettre le bien vivre à travers la redistribution des richesses produites.
En Equateur, le gouvernement s’appuie sur l’extractivisme et la nationalisation de l’industrie pétrolière. Mais il prétend que cette étape doit permettre une transition pour sortir de ce modèle de développement. Cette extension de l’extractivisme débouche vers des conflits avec des communautés indigènes et rurales. La sauvegarde du territoire comme lieu de vie et la consultation démocratique des populations locales ne sont pas prises en compte par le pouvoir. Ensuite, le modèle extractiviste et productiviste repose sur la dépendance au commerce international. Il ne permet pas un véritable développement économique et une amélioration des conditions de vie de la population.
Mouvements sociaux sous contrôle
Yoletty Bracho se penche sur les organisations populaires à Caracas. Le pouvoir au Venezuela favorise l'institutionnalisation des mouvements sociaux. Des militants sont intégrés à l’administration publique. Pendant les campagnes électorales, ces organisations portent leurs propres revendications et peuvent même critiquer les politiques publiques. Mais elles appellent toujours à voter pour le pouvoir chaviste. Ensuite, ces organisations militantes ne cessent de promouvoir les acquis de la « révolution » bolivarienne au quotidien.
Pierre Rouxel se penche sur le syndicalisme en Argentine, à partir d’une usine dans l’agro-alimentaire à Buenos Aires. Le gouvernement Kirchner impose un contrôle des syndicats. Pourtant, des ouvriers prennent leurs distances avec le pouvoir. Ils critiquent les aides sociales accordées aux plus pauvres de manière clientéliste. Surtout, ils s’opposent aux délégués syndicaux proches de la direction de la centrale qui sont considérés comme bureaucratisés, antidémocratiques et inefficaces pour représenter les salariés. Dans l’usine, les conditions de travail ne s’améliorent pas et le niveau d’exploitation reste élevé.
Thomas Posado revient sur la relation entre les syndicats et les gouvernements progressistes en Amérique latine. A partir des années 1980 et 1990, le mouvement syndical est affaibli avec les politiques néolibérales et les mutations du monde du travail. La désindustrialisation et la perte des identités de classe débouchent vers une diminution du nombre de syndicalistes. La précarisation et le développement de l’économie informelle réduisent les possibilités d’organisation collective. Ensuite, le mouvement syndical latino-américain semble traditionnellement subordonné au politique.
Les gouvernements progressistes permettent certaines améliorations de la vie quotidienne, comme l’augmentation du salaire minimum. Cependant, le pouvoir cherche à encadrer le mouvement syndical. En Argentine ou au Venezuela, des organisations semblent soumises au gouvernement. Le pouvoir favorise également la cooptation, avec des syndicalistes qui deviennent hauts-fonctionnaires voire ministres ou présidents, comme en Bolivie ou au Brésil. Mais la crise économique peut favoriser un renouveau de la contestation sociale. Surtout que les gouvernements de gauche n’ont pas permis une augmentation des salaires.
Impasse de la gauche radicale en Amérique latine
Ce livre collectif permet de dresser un précieux bilan des gouvernements de gauche en Amérique latine. Il propose un regard nuancé qui permet de sortir de la propagande délivrée par la gauche bien-pensante, notamment Le Monde diplomatique. Loin du journalisme d’ambassade, des universitaires pointent les limites de ces expériences de gouvernement.
Même si plusieurs contributions semblent relativement indulgentes, deux critiques centrales reviennent depuis l’introduction de Franck Gaudichaud et Thomas Posado. Le modèle de développement repose toujours sur le capitalisme extractiviste, avec sa dépendance au commerce international et son productivisme. Les gouvernements de gauche ne tentent pas la moindre redistribution des terres en faveur d’une agriculture paysanne qui vise à nourrir la population plutôt qu’à produire pour exporter.
Ensuite, les gouvernements de gauche restent figés dans un modèle qui considère que la transformation sociale doit provenir uniquement du sommet de l’Etat. Des nationalisations et des politiques keynésiennes sont mises en œuvre. Mais cette démarche qui repose sur le pouvoir central favorise la corruption et le clientélisme. Surtout, les puissants mouvements sociaux sont muselés par la répression ou la cooptation. La contestation sociale disparaît et les capacités d’auto-organisation de la population sont brimées. En Amérique latine, comme ailleurs, les mouvements sociaux ont pourtant permis d’importantes améliorations des conditions de vie.
Mais nos universitaires ne veulent pas que leurs analyses critiques traversent l’Atlantique. Le terme de « gouvernements progressistes » vise à ne pas critiquer des gouvernements de gauche radicale. Malgré l’influence du populisme et les spécificités réelles de pays latino-américain, ces gouvernements assument clairement des valeurs de gauche. Ils se tournent vers le néo-stalinisme de Cuba ou vers une social-démocratie plus classique. Surtout, ces expériences ont particulièrement influencé l’ensemble de la gauche radicale, comme en Espagne avec Podemos mais aussi en France avec Jean-Luc Mélenchon. Dans le souffle de l’altermondialisme, ces gouvernements sont devenus de véritables modèles pour renouveler la gauche et ses stratégies politiques.
Ainsi, la faillite des gouvernements en Amérique latine fait écho à la stratégie de transformation sociale depuis la prise du pouvoir d’Etat valorisée par la gauche radicale européenne. Ces échecs montrent l’impasse du réformisme et des tentatives d’aménagements du capitalisme. Ils soulignent également l’importance des mouvements sociaux autonomes qui refusent toute forme d’encadrement par les partis et les institutions. La transformation sociale ne peut venir que depuis la base de la société.
Source : Franck Gaudichaud et Thomas Posado (dir.), Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un âge d’or, Presses Universitaires de Rennes, 2021
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps
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