Podemos : un mouvement-parti
Publié le 3 Octobre 2015
Le mouvement Podemos exprime une nouvelle forme politique. Cette organisation semble découler du mouvement du 15-M en Espagne et des luttes sociales. En dehors du clivage gauche / droite, ce parti se présente comme une alternative aux politiques d’austérité. Sa popularité se développe et la nouvelle mairie de Barcelone est déjà sous son contrôle. Podemos entend sortir de la vieille tem bouille politicienne des partis classiques et se veut le reflet institutionnel d’un nouveau rapport à la politique. Pourtant, Podemos s’inscrit pleinement dans la démocratie représentative et en épouse les travers.
Il existe peu de textes d’analyse critique sur Podemos. En revanche, ses cadres dirigeants sont particulièrement prolixes. Ce sont pour la plupart des brillants chercheurs en science politique qui tentent d’appliquer leur savoir universitaire à la vie réelle. Un livre collectif, Podemos. Sûr que nous pouvons !, revient sur cette expérience et sur le succès populaire de ce nouveau mouvement.
Inigo Errejon retrace le parcours de Podemos. Cette initiative provient d’un petit groupe d’universitaires. Dès 2006, il se lance dans l’activisme étudiant dans la faculté de sciences politiques et de sociologie de Complutense à Madrid. Ils organisent une action dans la cafétéria, vêtus de blanc. « Avec la désobéissance, facilement et en nous distrayant, nous pouvons changer les rôles et retourner les choses comme une crêpe », affirme le communiqué lu dans un mégaphone. Ces étudiants deviennent ensuite chercheurs et professeurs. Ils développent une analyse critique du néolibéralisme et s’appuient sur les expériences de lutte en Amérique latine. Mais la participation et la victoire aux élections crée des divisions. Ce groupe décide alors de s’appuyer sur l’émergence des réseaux sociaux pour créer La Tuerka, une télévision numérique. Leurs analyses politiques peuvent ainsi devenir accessibles pour se diffuser.
Le mouvement du 15-M permet une résurgence de la contestation et une ouverture d’esprit. Mais la gauche traditionnelle méprise un mouvement qui refuse d’adopter son langage. « Néanmoins, de la même manière qu’en Amérique latine, à un moment donné, partant d’une crise des récits traditionnels, il s’est développé un mécontentement au-delà des voies prévues pour le drainer, au-delà des catégories qui jusque là avaient ordonné la vie politique », analyse Inigo Errejon. Les questions de vie quotidienne liées à la précarité, comme les jeunes adultes qui doivent vivre chez leurs parents, deviennent publiques et politiques. Avec le 15-M, le discours critique se diffuse au-delà du petit milieu gauchiste.
Les fondateurs de Podemos s’appuient sur ce mouvement pour élaborer un nouveau discours. Le clivage n’oppose plus la gauche et la droite, mais le peuple et les élites. Le terme de caste regroupe les classes dirigeantes égoïstes. Une équipe se forme pour mener une campagne électorale en janvier 2014. Podemos obtient 5 députés européens.
Juan Carlos Monedeno présente la création de Podemos. Il estime que ce parti permet aux personnes qui luttent de se réapproprier la politique institutionnelle. Podemos se range du côté des opprimés et des exploités. « Du côté de ceux qui survivent avec 400 € par mois. Du côté de ceux qui rentrent avec honte dans les bureaux d’État. Du côté de ceux qui ressentent avec colère les mensonges des puissants, lesquels affirment que le pire est passé », précise Juan Carlos Monedeno.
Podemos reprend les critiques de la démocratie représentative. Les élus sont considérés comme éloignés du peuple qui ne plus décider de quoi que ce soit. « Pourquoi y avait-il des gens que personnes n’avaient élu mais qui commandaient plus que les autres ? Pourquoi décidions nous une fois tous les quatre ans, alors que les puissants votent tous les jours ? », interroge Juan Carlos Monedeno. Mais la démocratie ne doit pas être remise en cause, seulement améliorer. Podemos entend rapprocher les élus des électeurs, mais se refuse à abolir la séparation entre dirigeants et dirigés. L’État n’est pas non plus remis en cause, malgré ses bureaucrates et ses forces de répression. « Il est temps de réinventer l’État pour qu’il cesse d’être une vaste machine à obéir et devienne un instrument de la citoyenneté au service de l’intérêt collectif », assène Juan Carlos Monedeno.
Podemos tente également de congédier les idéologies et ne se réfère plus à la gauche traditionnelle. La lutte contre les politiques d’austérité, les expulsions de logement, la précarité, la dépossession de la prise de décision prime sur la référence aux valeurs de la gauche. Podemos se distingue surtout par sa stratégie médiatique. Ce mouvement a décidé de ne pas courir derrière les grands médias. Il se développe d’abord sur Internet. Une télévision devient un média numérique qui rend visible ce mouvement.
Luis Gimenez revient sur l’expérience de la Tuerka, une télévision alternative. La crise économique et le mouvement du 15-M permettent de multiplier les débats sur les questions sociales et les enjeux politiques. Pourtant, ces débats tournent à vide, sans arguments sérieux ni points de vue divergents. « Parce que le modèle qui s’étaient imposé été celui de débats tautologiques, avec des journalistes toujours prêts à intervenir et à opiner sur n’importe quelle question d’actualité, sans vraiment connaître les enjeux évoqués et même, le plus souvent, sans avoir préparé leurs interventions », décrit Luis Gimenez. Les points de vue alternatifs ne peuvent pas s’exprimer.
La droite dure monopolise les ondes audiovisuelles. Elle cadre les débats et impose sa communication. De son côté, la gauche radicale exprime un mépris élitiste pour les médias audiovisuels. L’équipe de La Tuerka tente de rendre les débats intellectuels moins ennuyeux pour les rendre accessibles aux classes populaires. Pour cela, ils doivent s’adapter au format télévisé.
« Ce que tous partageaient, quelle que soit leur trajectoire politique, c’était ça : on croyait qu’on pouvait et qu’on devait essayer d’être radicaux sans jamais renoncer à être majoritaires, et que les moyens de communication devaient jouer un rôle important dans cette proposition », indique Luis Gimenez. Cette équipe d’amateurs bénévoles refuse de s’adresser uniquement au petit milieu de la gauche radicale. Un espace doit permettre de confronter ses idées avec l’idéologie dominante. Ce média devient un espace de rencontres et de débats pour sortir des chapelles. « Mais La Tuerka servait aussi de point de rencontre pour les mouvements sociaux, d’espace pour penser et analyser la montée des mobilisations au cours de ces années », souligne Luis Gimenez.
La Tuerka rap laisse un espace à la culture hip hop. Un morceau de rap exprime la culture urbaine avec l’expérience, le mal-être et les désirs des classes populaires. Des personnes peu politisées s’intéressent alors à ce programme. La Tuerka se diffuse surtout à travers Youtube et les réseaux sociaux. Ce média alternatif fournit des arguments dans les conversations du quotidien pour attaquer les discours conservateurs.
Pablo Iglesias présente son expérience à La Tuerka. La gauche radicale s’est appropriée la forme du débat politique télévisé qui semblait l’apanage de la droite. Les grands partis viennent même participer à ces débats. La Tuerka devient un véritable espace de confrontation d’idées. Ce format de la réunion politique informelle connaît un important succès.
Un an après la création de ce média numérique éclate le mouvement du 15-M. De nouvelles idées critiques deviennent alors plus visibles. Même si ce mouvement n’exprime aucune véritable cohérence politique. « Le 15-M a complètement changé le scénario. Il a instauré un nouveau climat social, une repolitisation de la société et une prise de conscience nouvelle qu’il fallait abolir le règne des élites politiques et réfuter le modèle économique à l’origine de la crise », analyse Pablo Iglesias. Ce mouvement balaye les vieux clivages idéologiques. Ce n’est plus la droite face à la gauche, mais ceux du bas contre ceux d’en haut.
Les monologues de Pablo Iglesias s’apparentent à des billets d’humeur. Il s’exprime brièvement sur un sujet d’actualité avec un ton familier. Il n’hésite pas à interpeller les hommes politiques sur leurs affaires de corruption.
Ce livre collectif permet de bien comprendre le phénomène Podemos, loin des bavardages médiatiques. Ce sont ses acteurs qui s’expriment par eux-mêmes. Ils insistent sur l’importance des nouveaux médias et du 15-M qui ont permet d’ouvrir le discours politique. Bien que sympathique, cette expérience d’un mouvement-parti présente de nombreuses limites.
L’analyse de Podemos sur la caste et les 1% ne se contente pas de simplifier la réalité, elle la falsifie. C’est une vision particulièrement simpliste qui s’oppose à l’analyse en terme de classes sociales qui n’est pourtant pas plus difficile à comprendre. Si les 1% représente bien la haute bourgeoisie, les 99% semblent moins homogènes. Les employés, des ouvriers, des précaires et des chômeurs s’apparentent aux classes populaires.
En revanche, le « peuple » de Podemos comprend également de nombreuses personnes qui bénéficient d’un train de vie plus confortable. La petite bourgeoisie n’est pas du tout identifiée. Et pour cause, les théoriciens de Podemos en font pleinement partie. Plus exactement, Iglesias et ses amis appartiennent à la petite bourgeoisie intellectuelle. Ils expriment parfaitement l’idéologie et la défense des intérêts de cette classe.
Ils se réfèrent à Gramsci. Selon ce philosophe communiste italien, c’est la bataille idéologique et culturelle qui doit prédominer. Le parti qui parvient à imposer ses idées et son hégémonie culturelle doit logiquement arriver au pouvoir. Cette théorie insiste donc sur l’importance des théoriciens. Ce sont les intellectuels en élaborant des idées nouvelles qui doivent ainsi provoquer les changements politiques et sociaux. Cette théorie présente deux inconvénients. Déjà, elle donne du pouvoir et de l’importance aux intellectuels. Donner un rôle supérieur à un groupe social découle vers l’émergence d’une hiérarchie et s’oppose à une démarche réellement émancipatrice et égalitaire.
Surtout, cette théorie demeure fausse. Les changements sont toujours provoqués par des rapports de force, des luttes sociales, des combats politiques. Les idées peuvent y participer, mais leur rôle doit être relativisé. Ce sont les mouvements de grève, de blocage, d’insurrection qui permettent de faire plier le pouvoir. Davantage que l’élaboration de savantes théories déconnectées du mouvement réel. Elaborer un nouveau langage politique semble important, mais pas lorsqu’il masque de vieilles pratiques politiques.
Les fondateurs de Podemos ne font que recracher le dogme marxiste-léniniste masqué sous un très léger vernis libertaire. Tout y est. Dèjà, Podemos s’attache à une séparation entre le social et le politique. Certes, ses dirigeants ne cessent d’insister sur l’importance du 15-M. Pourtant, ils estiment que ce n’est pas au mouvement social à créer une société nouvelle. Les luttes doivent se cantonner à faire pression sur les institutions. Le mouvement doit poser des questions, mais surtout pas inventer des réponses. Pour Podemos, c’est au parti à prendre le pouvoir pour dresser des perspectives politiques. Au contraire de ce discours, le mouvement social porte, dans son autonomie et son désir de rupture, une dimension politique.
Cette théorie de séparation du social et du politique débouche vers la création d’une avant-garde pour éclairer et guider le mouvement de lutte. Iglesias et ses amis insistent sur leur importance dans l’élaboration et la diffusion des discours. Comme tout vulgaire groupuscule marxiste-léniniste, Podemos est dirigé par une bureaucratie entièrement issue de la petite bourgeoisie intellectuelle. Si ce parti entend proposer davantage de démocratie, il refuse de remettre en cause la séparation entre dirigeants et dirigés, entre gouvernants et gouvernés. Podemos défend l’État, le pouvoir, la patrie et toutes les formes de domination politique.
En Espagne et ailleurs, Podemos séduit des libertaires bien peu regardant. A Barcelone, avec sa nouvelle maire, un discours luxemburgiste semble poindre. Podemos permettrait une articulation entre luttes sociales et institutions. Mais en dehors de la méconnaissance des erreurs historiques du mouvement ouvrier, cette démarche semble ignorer le processus de bureaucratisation. Les institutions reproduisent les hiérarchies traditionnelles. Ce n’est pas à travers des gouvernants qu’il est possible de devenir ingouvernables.
Podemos permet de sortir des discours de la vieille gauche. Ce mouvement-parti se veut ancré dans les problèmes de la vie quotidienne. Mais il reproduit beaucoup trop les impasses historiques de la vieille gauche pour prétendre à la nouveauté. Podemos défend surtout le pouvoir de la petite bourgeoisie intellectuelle qui le dirige. Ce sont les mouvements de lutte et les organisations de base qui peuvent ouvrir de nouvelles possibilités d’existence.
Source : Ana Dominguez et Luis Gimenez (dir.), Podemos. Sûr que nous pouvons !, traduit par Martine Sicard, Indigène, 2015
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