Actuel, journal underground
Publié le 12 Août 2021
Le magazine Actuel a marqué l’histoire de la presse parallèle et de la contre-culture française. Ce titre fondé par Jean-François Bizot incarne l’esprit joyeusement libertaire de la contestation des années 1968. Il irrigue également la culture populaire et la télévision. Karl Zéro, Frédéric Taddéi, Ariel Wizman, Edouard Baer ou Jamel Debbouze sont passés par Actuel. Le journaliste Patrice Van Eersel participe aux débuts de ce journal mythique. Il propose son témoignage dans le livre L’aventure Actuel telle que je l’ai vécue.
Presse underground et contestation
En 1971, Patrice Van Eersel découvre le magazine Actuel. « Free, pop et politique », annonce le numéro 5. Il comprend notamment une interview croisée d’Eldridge Cleaver du Black Panthers Party et de Timothy Leary considéré comme le pape du LSD. Le magazine est coloré, avec les dessins de Robert Crumb qui parodient la contre-culture.
Actuel traite de vie en communauté, de liberté sexuelle, de voyage, de Jack Kerouac, d’anti-psychiatrie, d’anti-militarisme, de Raoul Vaneigem, d’autogestion, d’Herbert Marcuse. Le magazine reste un des premiers à évoquer l’écologie, avec Charlie Hebdo. La musique est également présente, avec le jazz, le blues et le rock. Actuel incarne toutes les utopies des années 1968.
Ce magazine s’inspire de la free press qui embrasse la contestation de la jeunesse anglo-saxonne de la fin des années 1960. « Des révolutionnaires à la fois cultivés et drôles », décrit Patrice Van Eersel. Le jeune homme rêve alors de journalisme et d’aventure. Il découvre un univers joyeusement contestataire qui tranche avec le conformisme de ses études à Sciences Po et au Centre de formation des journalistes.
Patrice Van Eersel est contaminé par le virus gauchiste. Cet esprit irrévérencieux et contestataire abreuve une jeunesse révoltée. Le journaliste fréquente des activistes de Mai 68, comme le comité du IIIe. Loin des étiquettes trotskistes et bolcheviques, ces militants semblent proche de l’esprit libertaire du mouvement de 68. Patrice Van Eersel décide ensuite de rejoindre un nouveau journal : Libération.
Ce journal révolutionnaire propose un salaire unique, égal pour tous, du balayeur au directeur. Patrice Van Eersel rencontre Serge July et décide de participer à Libération. Ces anciens camarades de Sciences Po touchent des salaires importants, mais le jeune journaliste préfère l’aventure et la liberté. Le journal d’origine maoïste valorise l’enquête et le témoignage. Il s’attache à relayer toutes les luttes.
Le journal donne la parole au mouvement homosexuel incarné par le FHAR de Guy Hocquenghem, au Mouvement de libération des femmes, aux luttes des travailleurs immigrés, aux révoltes des prisonniers incarnées par le Comité d’action des prisonniers (CAP) du libertaire Serge Livrozet.
L’aventure Actuel
Patrice Van Eersel découvre ensuite le bouillonnement qui traverse la rédaction d’Actuel. Jean-François Bizot, Michel-Antoine Burnier, Jean-Pierre Lentin, Patrick Rambaud ou Léon Mercadet sont des journalistes brillants et cultivés. Ce sont des intellectuels passés par le gauchisme, mais qui sortent de la routine militante. Leur érudition leur permet de développer les thèmes de la contre-culture. « Une nouvelle société est en train de naître, avec ses valeurs, ses mœurs, ses rites et même son économie », observe Patrice Van Eersel. Il est intégré à l’équipe. Il réalise les interviews d’intellectuels comme Henri Lefebvre, des Paysans travailleurs de Loire-Atlantique et de militants du Mouvement des travailleurs arabes.
Le magazine Actuel est fondé par Jean-François Bizot. Issu de la haute bourgeoisie, il se tourne pourtant vers le journaliste dans les années 1960. Il travaille à L’Express, aux côtés de Jean-François Kahn. Jean-François Bizot s’enthousiasme pour la révolte de Mai 68. Ensuite, au cours d’un séjour aux Etats-Unis, il découvre la contre-culture. Mais ces thématiques n’intéressent pas la vieille presse. Jean-François Bizot crée alors Actuel pour traiter de tous les sujets liés à la contre-culture. Il fait appel à des intellectuels gauchistes qui s’intéressent à tous les nouveaux mouvements contestataires.
L’équipe d’Actuel rejette le stalinisme et le marxisme-léninisme. En revanche, elle soutient les luttes sociales. La grève des Lip incarne cette révolte libertaire qui sort des vieux schémas gauchistes. « Osant braver la loi et la police, tout le personnel de l’entreprise, hommes et femmes, cadres et ouvriers, s’empare des machines, des stocks et de la trésorerie pour fonder une sorte de coopérative sauvage », décrit Patrice Van Eersel. Les salariés de Lip sont des ouvriers qualifiés, soutenus par le Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard qui défend un socialisme autogestionnaire. La lutte du Larzac contre un camp militaire reste l’autre grand conflit de cette époque. Le magazine suit également l’aventure des communautés et l’expérimentation de l’amour libre.
En 1975, Actuel se saborde. Le journal tourne en rond. Les communautés, la route, la drogue, le rock après Dylan ou la pédagogie libertaire deviennent des sujets routiniers. L’équipe du journal part alors vivre en communauté dans le château de Saint-Maur, propriété de Jean-François Bizot.
Mais le magazine est recréé en 1979. Les reportages sont valorisés à travers le gonzo journalism inspiré par Hunter Thompson. L’écriture devient subjective et incarnée. Les reportages sont rédigés à la première personne. Tom Wolfe ou Norman Mailer deviennent également des figures de ce Nouveau journalisme. Patrice Van Eersel voyage au Nigéria pour écrire un reportage sur le musicien Fela. Même si les sujets deviennent sérieux, le style reste ludique et farceur.
Actuel devient un magazine branché et décalé. Il ne conteste plus la société mais lance les nouvelles tendances. Il se professionnalise et se finance également à travers la publicité. Le journal devient libertarien. Il reste attaché à l’esprit libertaire et à la libération des mœurs. Mais il se range derrière le conformisme des années frics qui valorise la liberté d’entreprise. En 1981, la gauche arrive au pouvoir. Ce qui permet la légalisation des radios pirates. Jean-François Bizot crée Radio Nova qui s’ouvre à toutes les nouvelles cultures, comme le mouvement hip hop. Actuel est alors associé au groupe Nova Presse.
Journalisme et contre-culture
Le livre de Patrice Van Eersel propose un témoignage vivant sur le magazine Actuel. Ce titre de presse devient le relais de toutes les contre-cultures en France. Le récit de Patrice Van Eersel permet également de faire revivre le bouillonnement des années 1968.
Actuel mêle contestation sociale et contre-culture. Ce journal est animé par des intellectuels gauchistes. Il se tourne vers les nouvelles luttes sociales comme le féminisme ou l’écologie. Il tranche avec l’austérité militante et valorise une contestation joyeuse. Actuel incarne également un mouvement qui remet en cause la routine de la vie quotidienne. L'existence doit alors devenir une aventure. Le journal évoque les communautés, les voyages, mais aussi la musique pop, l’amour libre et de nouvelles manières de vivre. Actuel semble proche du mouvement hippie dans sa remise en cause de tous les aspects de la vie.
Mais Actuel reflète également les limites de cette mouvance. La contre-culture est portée par une jeunesse qui rejette le conformisme et l’ennui de la société marchande. Mais la contre-culture reflète surtout les aspirations d’une petite bourgeoisie intellectuelle qui ne prend pas en compte les problèmes sociaux. Tout le monde ne peut pas se permettre de vivre dans l’insouciance de la vie communautaire. Jean-François Bizot doit s’appuyer sur un important héritage pour pouvoir vivre ses aventures. Le journal insiste donc sur l’invention de nouvelles manières de vivre. Mais la lutte des classes semble absente. L'insubordination ouvrière qui secoue les usines des années 1968 ne transparaît pas dans les pages d’Actuel.
Ses journalistes amalgament même la lutte des classes avec le marxisme-léninisme. La révolte ouvrière est perçue comme une vieillerie encadrée par des bureaucrates et des gauchistes sinistres. Actuel préfère le trip sous acide plutôt que la joie des grèves sauvages. Cette approche débouche vers un anti-marxisme primaire porté par le stalinien libéral André Glucksmann. Actuel ouvre ses colonnes à l’imposture des nouveaux philosophes dont l’entreprise vise à cracher sur les luttes sociales, assimilées au goulag. Le journal révèle donc toutes les limites d’une contre-culture déconnectée de la lutte des classes.
Patrice Van Eersel n’évoque pas la longue dérive du journal qui devient le torchon branché des années fric. Actuel veut devenir un titre respectable, reconnu par le pouvoir socialiste. Il perd sa dimension expérimentale et les journalistes professionnels veulent se prendre au sérieux. Les problèmes de la marchandisation et de la professionnalisation du journal ne surgissent pas immédiatement en raison des capacités financières de Bizot. Mais la publicité et la quête de respectabilité vont conduire Actuel à sa perte. Même si ce magazine reste un titre emblématique de la révolte des années 1968. Son irrévérence et sa contestation joyeuse devraient inspirer les journaux d’aujourd’hui.
Source : Patrice Van Eersel, L’aventure Actuel telle que je l’ai vécue, Albin Michel, 2017
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Charlie Hebdo, journal provocateur et libertaire
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Romain Charbo, Magazine Actuel, récit d'une utopie collective qui a marché, publié sur le site du magazine Grazia le 2 décembre 2017
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