Les contre-cultures françaises
Publié le 29 Juillet 2017
Une contre-culture émerge en France, dans les marges de la culture bourgeoise. C’est dans le sillage de la contestation des années 1968 que s’invente cette contre-culture. En France, les cultures populaires (cinéma, rock, bande dessinée, journalisme, télévision, graffiti…) influent sur les cultures traditionnelles (littérature, philosophie, art, théâtre…). Guillaume Désanges et François Piron dirigent un livre collectif intitulé Contre-cultures 1969-1989. L’esprit français.
Les contre-cultures françaises mêlent tous les genres et refusent les séparations, avec « un mélange d’idéalisme et de nihilisme, d’humour caustique et d’érotisme, de noirceur et d’hédonisme », présentent Guillaume Désanges et François Piron. L’absurde et l’humour noir conduisent à la révolte. L’individualisme et la marge sont valorisés. « La liberté française se cultive hors-sol, hors des mouvements et des écoles. Elle célèbre les autodidactes, les dissidents et les inclassables », observent Guillaume Désanges et François Piron. C’est dans la marge que la créativité peut réellement s’exprimer.
Les contre-cultures valorisent un esprit de provocation. Elles attaquent les structures politiques, administratives et morales de la société. Le mauvais esprit et l’insolence défient la censure pour affirmer une critique virulente des institutions. Des slogans de Mai 68 jusqu’à la noirceur des années 1980, la critique de l’Etat et de ses symboles est valorisée. L’anti-France provoque le nationalisme et le civisme. La marseillaise de Serge Gainsbourg ou l’humour de Charlie Hebdo expriment le plaisir de défier tous les pouvoirs politiques, militaires ou religieux. Les contre-cultures françaises rejettent les classes dominantes pour leur conformisme. L’ennemi devient le bourgeois qui respecte les conventions établies.
Antoine Idier évoque la figure de Guy Hocqueghem. Il incarne la puissance de Mai 68. Cette révolte devient « le point de départ d’une séquence d’une extraordinaire nouveauté, de remise en cause de l’existant et de l’invention de nouvelles formes, que ces dernières soient politiques, artistiques, littéraires, intellectuelles ou, tout simplement, de vie », décrit Antoine Idier. Mai 68 bouleverse la vie de Guy Hocqueghem. Dans les années 1960, ce militant gauchiste masque son homosexualité. Après Mai 68, il participe au mouvement homosexuel. Il ne réduit pas le social à l’économique mais insiste sur les liens entre désir et politique. Guy Hocqueghem s’attache à faire vivre l’esprit de Mai 68 contre les reniements gauchistes.
Les luttes des années 1968 remettent en cause tous les rapports de pouvoir. L’aliénation du travail s’étend à toutes les institutions : école, asile, prison. Les mouvements féministes et homosexuels remettent en cause le patriarcat et la normativité des structures sociales. L’école incarne le conformisme et le conditionnement. Au contraire, des mouvements libertaires considèrent l’enfant comme un sujet pensant et sexué.
Les mouvements de libération sexuelle relient le corps et la question sociale. Sexualité, désir et politique s’opposent aux fondements patriarcaux de la société incarnés par le modèle de la famille.
Le journal Tout !, issu d’un courant maoïste spontanéiste, étend la lutte des classes à tous les domaines de la vie quotidienne. Il propose un numéro spécial. La une affiche une paire de fesses avec le titre : « Libre disposition de notre corps ». En 1971 est créé le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Ce groupe s’organise en assemblées. Il s’oppose à la société normative des « hétéro-flics » et lutte pour une révolution totale. La présence des homosexuels à la manifestation du 1er mai 1971 perturbe les bureaucrates de la CGT. « Nous sommes plus de 343 salopes. Nous nous sommes fait enculer par des Arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons », affirme le FHAR.
Les Gazolines, avec leur féminité exacerbée et leurs provocations ludiques, minent l’esprit de sérieux qui menace le mouvement homosexuel. Elles remettent en cause les conventions gauchistes et la virilité guerrière. Elles pleurent pour perturber la cérémonie de l’enterrement de Pierre Overney orchestrée par les maoïstes de la Gauche Prolétarienne. « La politique, on n’y comprend rien », devient leur slogan. La dérision glisse progressivement vers la dépolitisation, à l’image des contre-cultures des années 1980.
Avec la crise économique et le chômage, le contexte évolue. L’effondrement des luttes sociales et l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 favorise une institutionnalisation de la contestation. Alain Pacadis, journaliste rock, devient chroniqueur à Libération. Il apporte l’humour, le sens de la provocation et le dandysme qui manquent au journal gauchiste. Il participe à la revue Façade qui illustre sa trajectoire. La critique des politiciens et des intellectuels laisse alors place à la mode, la publicité et au clubbing.
François Cusset décrit le Palace comme l’incarnation du tournant des années 1980. Ce club branché célèbre les dix ans de Mai 68. « Le grand soir ne viendra plus. Plus personne ne l’espère. Désabusé, il ne reste qu’à se griser des nuits entières », écrit Alain Pacadis. Les Molotov sont remplacés par les cocktails tout court. La boîte culte du Palace incarne le désenchantement de la période noyé dans l’esprit de la fête. Mais ce club abrite aussi une véritable diversité sociale et culturelle. Il permet des rencontres et peut ébranler les hiérarchies sociales établies. La mixité sociale et sexuelle est valorisée.
Dans les années 1980, les banlieues semblent refléter tous les problèmes de la société. Jean-Pierre Gallepe tourne le film A force on s’habitue à Aulnay-sous-Bois. Les jeunes interviewés expriment le rejet de la vie ouvrière aliénante et la défiance à l’égard des pouvoirs publics. Ils dénoncent les déterminismes sociaux, entre colère et désenchantement. Les banlieues subissent la drogue, le quadrillage policier, le chômage massif et la violence. Les crimes policiers deviennent récurrents et provoquent des révoltes.
Olivier Marboeuf présente les cultures urbaines et les luttes de l’immigration. En 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme permet à la France de découvrir la jeunesse d’origine immigrée. Mais cette Marche s’inscrit dans une histoire plus ancienne, incarnée par Mognis H. Abdallah, qui mêle culture et politique. Il crée Rock Against Police avec des journaux militants, des comités de soutien et des concerts rock. « Rock Against Police souhaite ainsi se réapproprier des lieux de relégation pour en faire des lieux festifs tout autant que des plate-formes d’échange et de convergence en banlieue », décrit Olivier Marboeuf. En 1983, Mognis H. Abdallah crée l’agence IM’média pour documenter la banlieue et les luttes de l’immigration.
Le collectif Mohamed intervient sur France 2 après la projection de son film. Le racisme et la mairie communiste de Vitry sont dénoncés après le meurtre d’un jeune homme. « Mais je veux pas travailler moi ; pour gagner rien du tout, ça ne m’intéresse pas. Ce que je veux c’est vivre », lance un jeune sur le plateau de France 2.
La violence et la répression marquent cette période. Des groupes de lutte armée se créent, jusqu’à Action Directe. Un sentiment anti-flic se diffuse et le criminel Jacques Mesrine devient une figure populaire. La contre-culture hippie laisse la place à la révolte punk, plus agressive et violente.
Le Groupe d’information sur les prisons tente de relayer la parole des prisonniers. Des questionnaires sont envoyés pour décrire les conditions de détention. Cette démarche permet aussi de relayer les luttes des prisonniers, comme à Toul en 1971 et Nancy en 1972.
Jacques Mesrine devient la figure du hors-la-loi positif qui défie les pouvoirs judiciaire, politique et financier. Il se positionne comme un ennemi de l’institution, à l’image d’autres délinquants rebelles de l’époque comme Roger Knobelspiess ou Georges Courtois. Jacques Mesrine lutte également contre les quartiers de haute sécurité. Il inspire les mouvements autonomes, le cinéma et le punk.
Peggy Pierrot évoque le rock alternatif des années 1980. Les Béruriers noirs incarnent une scène qui se développe en marge des grandes maisons de disques. Ses thèmes font écho à l’autonomie italienne. Les luttes des homosexuels, des femmes, des immigrés, des prostitués, contre la psychiatrie et pour les médias libres irriguent la scène alternative. Les mouvements Scalp proposent de lutter contre le FN et le racisme d’Etat. Ils relient politique et concerts.
Ce livre collectif permet de montrer la diversité et l’originalité des contre-cultures en France. Les articles thématiques et les belles illustrations permettent de restituer l’ambiance de toute une époque. Deux périodes se distinguent. Les années 1968 sont marquées par l’euphorie de la révolte et de libération sexuelle. Une dimension festive et humoristique prédomine. Les contre-cultures se distinguent du vieux gauchisme et de sa grisaille militante. La contestation passe par le plaisir. Avec l’effondrement des luttes sociales, l’ambiance devient plus sombre. Les violences policières et le racisme accompagnent le tournant de la rigueur. Mais le livre tranche avec l’image d’une décennie des années 1980 noyée dans le formol du conformisme. Les luttes de l’immigration et des quartiers populaires se développent. La révolte contre le racisme permet d’endiguer le succès du Front National.
Ce livre collectif montre également les limites des contre-cultures hexagonales. L’esprit français semble plus cynique que révolté. La figure d’Alain Pacadis incarne cet esprit dandy. Un individualisme libertaire valorise la jouissance immédiate et la critique de tous les pouvoirs. Mais cette posture ne débouche vers aucune lutte collective. La dérision doit permettre de supporter l’ordre existant, mais pas le bousculer. L’humour noir devient un aveu d’impuissance.
Mais les contre-cultures peuvent également embrasser des luttes collectives. Elles accompagnent le mouvement autonome mais reflètent aussi ses limites. Les totos valorisent les luttes minoritaires, en dehors du monde du travail et de l’exploitation. Les autonomes soutiennent les luttes des femmes, des homosexuels, des prisonniers, des immigrés. Ils critiquent la police et le conformisme bourgeois. Mais ils s’enferment dans une posture alternativiste et dans l’entre soi minoritaire, bien illustré par la mouvance squat.
En revanche, la lutte des classe disparaît des contre-cultures à la française. Les grèves ouvrières, les révoltes des chômeurs et des précaires semblent peu présentes. L’exploitation et le salariat restent peu évoqués. Le refus du travail débouche vers une séparation avec le reste des classes populaires. Une posture minoritaire et avant-gardiste ne permet pas la jonction avec les comités de grèves et les luttes ouvrières autonomes. Pire, c’est toute la conflictualité de classe qui disparaît derrière l’apologie des marges, des Zones autonomes temporaires et autres Zones à défendre (ZAD).
Mais il existe aussi des expériences qui relient contre-cultures et lutte des classes. Le livre s’achève sur la présentation des éditions Champ libre. Son catalogue permet de relier différents univers. Des classiques de la théorie révolutionnaire jusqu’aux romans de science fiction, des luttes contre l’aliénation et les institutions jusqu’aux musiques alternatives. La critique de la vie quotidienne permet d’attaquer le règne de la marchandise dans tous les domaines de l’existence. Cette critique globale de la civilisation marchande peut s’appuyer sur les luttes sociales et sur les contre-cultures.
Source : Guillaume Désanges et François Piron (dir.), Contre-cultures 1969-1989. L’esprit français, La Découverte / La Maison rouge, 2017
Pour aller plus loin :
Vidéo : Provocations et contestations: l’autre «esprit français», publiée sur le site Mediapart le 4 mai 2017
Vidéo : Après 68 : la contre-culture, émission 28 minutes diffusée sur Arte le 5 avril 2017
Vidéo : Marie France ("39 de fièvre") & l'expo "L'esprit français, contre-cultures, 1969/1989"
Vidéo : L’esprit français à La Maison Rouge, publiée sur le site Contre Nature le 21 mars
Vidéos : documentaires de l'agence IM'media
Radio : Arts plastiques: "L’esprit français. Contre-cultures, 1969-1989", émission La Dispute diffusée sur France Culture le 1er mars 2017
Radio : José Marinho, «L’esprit français: contre-cultures, 1969-1989 » à la Maison Rouge de Paris, émission diffusée sur RFI le 15 mars 2017
Radio : Rock Against Police : des lascars s'organisent. Une série de 6 documentaires sonores
Vincent, Maison rouge : L’esprit français – Contre-cultures (1969-1989), publié sur le site Alternative Libertaire le 20 mai 2017
Vincent Chambarlhac, Note de lecture publiée sur le site de la revue Dissidences
Maïté Bouyssy, L’esprit français, publié sur le site En attendant Nadeau
Jean-Marie Baldner, Contre-cultures 1969-1989 L’esprit français, publié sur le site Le Critique le 9 mars 2017
Laurent Wolf, Vertige du sexe et batailles d’idées: voyage au cœur des contre-cultures françaises, publié dans le journal Le Temps le 18 mars 2017
Roxana Azimi, « L’esprit français » envahit la Maison rouge, publié dans M le magazine du Monde le 26 février 2017
Judicaël Lavrador, Art Patrie c'est fini, publié dans Next Libération le 24 février 2017
Valérie Duponchelle, Contre-cultures 1969-1989: zoom sur la nostagie révolutionnaire, publié dans le journal Le Figaro le 8 mars 2017
Mathilde Mauduit, Sexualité, violence, contestation : L’esprit français à la maison rouge, publié sur le site de TTT Magazine le 4 mai 2017
Jean-Jacques Birgé, Contre-cultures 1969-1989, l'esprit français, publié sur le site Mediapart le 27 février 2017
Jéremy Billault, L'esprit français et les contre-cultures : l’exposition alternative et réjouissante de la Maison Rouge, publié sur le site Exponaute le 15 mars 2017
Margaux Balloffet, Qu'est-ce que l'underground hexagonal ? Une expo retrace la contre-culture made in France, publié sur le site Konbini
Malou Briand Rautenberg, Oui, les contre-cultures font partie de l'histoire française, publié sur le webzine Vice le 1er mars 2017