Culture rock et domination de genre
Publié le 29 Juillet 2021
Une certaine misogynie se dégage de la culture rock. Pour certains artistes, il peut sembler cool ou transgressif d’évoquer le viol ou le meurtre de femmes. Le culte de la puissance du mâle viril reste au cœur de la scène rock. Ce qui s’accompagne d’un antiféminisme violent et explicite. Cette culture rejoint le projet conservateur qui vise à conforter les valeurs traditionnelles, les hiérarchies de genre et les rôles sexuels. La contre-culture historique attaque la bourgeoisie puritaine et austère. Mais un nouvel esprit de transgression vise davantage le conformisme de la gauche bien-pensante. Ce qui peut alimenter une extrême-droite conservatrice et libertarienne. Cette tradition machiste du rock semble se perpétuer dans le rap contemporain, et notamment le sous-genre de la trap.
La culture rock valorise le rebelle masculin et la virilité guerrière. Mais il développe également des stéréotypes de genre dans la représentation d’une féminité uniquement douce et protectrice. Néanmoins, des artistes femmes parviennent à affronter les codes sociaux et les assignations de genre. Plutôt que de fustiger le sexisme vulgaire du heavy metal ou du gangsta rap, il semble pertinent d’observer la subtile complicité avec les valeurs du patriarcat d’une culture rock qui se veut subversive et libertaire. Les Rolling Stones, les Stooges ou les Sex Pistols prétendent exploser toutes les contraintes sociales. Mais ils semblent également comporter des germes de domination. Simon Reynolds et Joy Press développent cette réflexion dans le livre Sex Revolts.
Contre-culture, rock et misogynie
Le discours rebelle des années 1950 fustige la matriarche qui impose un mode de vie médiocre et conformiste. La mère de famille est perçue comme l’administratrice de la vie domestique. Elle impose une existence routinière qui bride la liberté des hommes. Le livre classique de la beat generation, Sur la route de Jack Kerouac, montre des hommes qui partent à l’aventure pour fuir le foyer familial avec ses femmes étouffantes. La contre-culture des années 1960 qui dénonce le mode de vie américain semble également attaquer la figure de la matriarche qui bride le goût de l’aventure. « Le rock des années 1960 s’est construit précisément sur cette opposition entre la masculinité rebelle et la Femme, incarnation du conformisme », observent Simon Reynolds et Joy Press.
L’opposition entre les Beatles et les Rolling Stones rejoint celle entre la pop et le rock. Les Beatles incarnent la pop sensible avec une musique mélodieuse et des paroles sentimentales. Les Stones se posent comme des hommes rustres et virils. Les voyous du rock s’opposent aux gentils garçons de la pop. « La dichotomie Beatles/Stones a consolidé la séparation entre pop et rock : les vedettes soignées contre les marginaux débraillés, la romance contre la sexualité crue, la séduction contre le ravissement brutal », analysent Simon Reynolds et Joy Press. Des chansons des Stones rejettent la domestication monogame. Surtout, elle respire le mépris pour les femmes et la domination masculine. Les filles sont décrites comme malveillantes et perfides.
Plusieurs figures féminines reviennent dans les chansons rock. Notamment dans les morceaux qui évoquent la rupture amoureuse. La petite amie infidèle et ingrate, la bourgeoise hautaine et coincée, la femme fatale manipulatrice reviennent souvent. Les hommes libres et sauvages semblent subir la ruse féminine. Les musiciens de Roxy Music ou Nick Cave évoquent même le meurtre d’une femme dans leurs chansons.
Le punk incarne particulièrement la musique misogyne. Il critique de manière virulente le conformisme de la société. Ce qui peut rejoindre le discours de dénonciation des femmes par le rock. Surtout, le nihilisme généralisé et le côté « on déteste tout le monde » favorise les attaques contre les valeurs libérales, y compris le féminisme. Les Stranglers glorifient même les violences contre les femmes. Contre la vie conjugale jugée monotone, le rock valorise le voyage et l’aventure.
Rébellion au masculin
Les Clash valorisent la figure du guerrier comme les militants de la Fraction armée rouge et les guérilleros sandinistes, mais aussi le rebelle anticonformiste. Ils s’attachent à une fraternité virile et guerrière. « Le véritable objet de l’ardeur des Clash, c’est le bonheur absolu de la camaraderie entre mecs, la puissance de la force par le nombre, à mi-chemin entre le gang adolescent et la formation militaire », observent Simon Reynolds et Joy Press. Mais leurs chansons n’évoquent jamais la présence de femmes, ni même la sexualité. Les Clash insistent sur la frustration, l’ennui et l’envie d’agir.
« London’s Burning » décrit la métropole britannique sous les flammes. « Career Opportunities » attaque l’abrutissement au travail tandis que « 48 Hours » dénonce le conformisme des loisirs avant de retourner travailler. Mais seule l’action guerrière semble pouvoir permettre de sortir de la routine de la vie domestique. « La société en temps de paix n’offrait aucune perspective de libération explosive, seulement la corvée de la vie administrative ou bureaucratique, et de la comptabilité : celle des finances comme celle du temps », résument Simon Reynolds et Joy Press. L’engagement légitime et la lutte contre les oppressions peut devenir un prétexte pour ignorer les femmes, leur qualité de sujet et leur présence au monde.
Le rock et la contre-culture baignent dans un anarchisme individualiste. Les Sex Pistols chantent un anarchisme qui repose sur la liberté individuelle avec le refus des normes et des contraintes. Néanmoins, cet individualisme libertaire peut aussi déboucher vers des formes de domination. La star de rock se prend pour un roi et l’anarchisme individualiste débouche vers la glorification de son propre ego. Cette démarche semble rejoindre celle du Marquis de Sade avec l’affirmation de soi par la destruction de l’autre.
La contre-culture valorise toutes les formes de transgression morale, y compris la criminalité. L'écrivain Norman Mailer glorifie tous les clichés du machisme afro-américain dans son article sur le Blanc-Nègre. Les Black Panthers s’appuient également sur une virilité martiale pour politiser les petits délinquants. Ce qui conduit vers une apologie de la criminalité et des gangsters. La culture hip hop et le gangsta rap ne font que reprendre cette posture et cet imaginaire d’affirmation virile.
Un rock psychédélique se développe dans le sillage du mouvement hippie. Cette musique peut accompagner les sensations de la drogue. Ce rock vise à créer une ambiance de cocon protecteur, comme dans le ventre maternel. Brian Eno incarne cette évolution vers une musique d’ambiance douce et envoûtante, loin de la culture guerrière du rock. « Avec l’ambiant, il remplaçait le désir par le plaisir, le bruit perturbateur par une musique-décor », analysent Simon Reynolds et Joy Press. Ce rock psychédélique propose un nouvel homme féminisé, mais pas forcément féministe. La femme reste essentialisée et toujours associée à la mère douce et protectrice.
Rock au féminin
Dans les mouvements de contre-culture, les femmes apparaissent comme des personnages secondaires au service des hommes. Pour s’imposer sur la scène rock, les musiciennes adoptent les codes virils et guerriers qui prédominent. Elles veulent démontrer qu’elles sont capables de faire aussi bien que les hommes sur leur propre terrain. Une autre approche vise à développer une force féminine, différente mais équivalente à celle des hommes. Mais la valorisation du féminin risque de sombrer dans les codes imposés par le patriarcat. La féminité reste émotionnelle, vulnérable, attentionnée, maternelle.
Patti Smith semble tiraillée entre la critique du patriarcat conformiste et la figure de la masculinité rebelle. Elle décide de masquer sa féminité pour s’imposer comme une artiste rock incontournable. Chrissie Hynde ou PJ Harvey suivent ce même modèle de femmes qui reprennent les codes de la rébellion virile. Pour Kim Gordon ou les L7, la posture guerrière permet de tenir tête aux hommes et de renverser la domination à travers une affirmation virile.
Le grunge évoque la masculinité ratée des marginaux et des inadaptés. Courtney Love s’inscrit dans ce mouvement. Elle cultive le look de la « pute-enfant » avec des robes de petite fille et un maquillage qui reprend les codes de séduction des adultes. Ce qui doit permettre de casser l’opposition entre la vierge et la putain. Ses chansons explorent la sexualité de manière directe.
Janis Joplin incarne la rébellion féminine face aux contraintes imposées par la société patriarcale. La vie d’aventures et d’illégalismes incarnée par la contre-culture reste tolérée pour les hommes. Mais beaucoup moins pour les femmes qui doivent rester enfermées dans leur foyer familial. La libération sexuelle incarne ce refus des contraintes patriarcales. « Par conséquent, les femmes ont accordé une immense importance symbolique à l’idée de libération sexuelle : celle-ci s’est chargée de toute l’énergie secrète d’une rébellion plus large et, jusqu’à présent, encore brimée », observe Ellen Willis.
Les Slits proposent une musique qui semble spontanée et improvisée. Elles attaquent le conformisme imposé par la société de consommation, mais avec une tonalité plus mélancolique que militante. « Mais la musique du groupe, un reggae-punk onirique mâtiné de dub, parlait d’individus atomisés, engourdis par la méthadone culturelle pop, avec bien plus de mélancolie et d’expressivité que celle des Clash », soulignent Simon Reynolds et Joy Press. Les Slits s’inscrivent dans le mouvement post-punk, avec son regard ironique sur la culture pop. Elles s’attaquent aux stéréotypes de genre et à la féminité conventionnelle. Elles ironisent sur la femme sentimentale et fidèle, désespérément attachée à son homme.
Riot grrrls et rébellion féministe
Au début des années 1990 se développe le mouvement riot grrrls. Elles revendiquent les stéréotypes du glamour féminin de manière agressive et joyeuse. Elle s’oppose au standard qui dénigre la femme avec une sexualité libérée, alors que le même comportement est valorisé chez les hommes. « Ouais, je suis une traînée. Mon corps est à moi. Je couche avec qui je veux […]. Je ne suis pas ta propriété », lance le fanzine Hungry Girls. Les riot grrrls s’opposent également à une scène rock dominée par les hommes. Les femmes restent considérées comme sans talent et inférieures dans les normes hiérarchiques.
Le corps reste une question centrale pour les féministes. La révolution sexuelle proclame une libération des corps. Mais les femmes restent soumises à de nouvelles normes et injonctions contradictoires. Avec leur arrivée dans le monde du travail, les femmes ne peuvent plus autant se valoriser à travers les tâches ménagères. Naomi Wolf, dans son livre Quand la beauté fait mal, observe que c’est à ce moment que les produits de beauté et les cosmétiques apparaissent. « Pour Wolf, le culte de la beauté n’est rien moins qu’une conspiration patriarcale visant à détourner les femmes des politiques féministes, en leur laissant croire que leurs problèmes peuvent être résolus et leurs rêves réalisés si seulement elles parviennent à atteindre tel poids, celui du corps parfait, et tel visage idéal », résument Simon Reynolds et Joy Press
Mais ce culte du corps reste traversé par diverses contradictions. Une femme peut être dénigrée car trop sexy. Une victime de violences sexuelles peut se voir reprocher sa tenue jugée provocatrice. Inversement, une femme peut être accusée de passer trop inaperçue et de ne pas être assez soignée. Les fanzines riot grrrls s’emparent de cette question du corps à travers des sujets lourds comme le viol, l’inceste, l’anorexie, le harcèlement. Mais l’anxiété liée à l’apparence et au physique reste également un sujet central. Le corps apparaît souvent comme une prison. Au contraire, des artistes affirment leur corps sans pour autant chercher à rentrer dans la norme de séduction. « Les chansons de PJ Harvey dramatisent les tensions entre le fait de posséder un corps, de désirer et d’être désirée, en leur conférant une charge sexuelle, mais sans les rendre sexy pour autant », illustrent Simon Reynolds et Joy Press.
Le punk attaque le conformisme du mode de vie périurbain. La femme subit la routine et la monotonie des tâches ménagères. « Happy House » compare même l’engagement du mariage à l’internement psychiatrique. Avec Cut (1979), les Slits attaquent l’aliénation urbaine du point de vue des femmes. Le consumérisme tente de remplir le vide intérieur. Plutôt que le shopping, les Slits valorisent le vol à l’étalage. « Ces chansons laissent entendre que si « la pauvreté de la vie quotidienne » est la forme majeure d’oppression dans les sociétés occidentales de la fin du XXe siècle (tel que l’on avancé les situationnistes), alors les femmes sont la pointe en matière d’expérience de l’ennui et de l’aliénation », analysent Simon Reynolds et Joy Press.
Rock et critique culturelle
Simon Reynolds et Joy Press proposent une étude approfondie de la culture rock du point de vue de la question du genre. Les auteurs proposent un regard original qui puise dans le meilleur des Cultural Studies. Une première partie propose une critique féministe de la culture rock. Les auteurs étayent l’intuition d’une nouvelle culture de droite qui s’inspire de l’anticonformisme issu de la contre-culture. Le rejet du conformisme et la transgression débouchent vers un dénigrement des valeurs progressistes. Surtout, les auteurs évoquent la dimension virile et guerrière du rock qui laisse peu de place aux femmes.
Mais, après la critique, Simon Reynolds et Joy Press évoquent la dimension positive d’un rock qui s’inscrit dans une contestation féministe. Des femmes tentent de contourner les assignations de genre de l’homme guerrier et de la femme maternelle. Surtout, elles évoquent leurs problèmes du quotidien d’un point de vue féminin. La critique des normes et du culte du corps semble rejoindre le rejet du conformisme par la contre-culture.
La première partie sur la misogynie de la culture rock reste la plus originale, et la plus sujette à critique. Simon Reynolds et Joy Press jettent un nouveau regard sur cette musique. Derrière les sonorités musicales et les chansons entraînantes peuvent se déguiser des formes de domination. Cette approche permet de prendre un peu de distance avec le plaisir de la musique. Il est possible d’aimer le rock ou le rap et prendre du recul sur les aspects les plus contestables de ces genres musicaux. D’autant plus lorsque cette critique provient de personnes qui ne méprisent pas cette musique, mais au contraire l'apprécient.
Simon Reynolds et Joy Press prennent le rock au sérieux, mais peut-être un peu trop. La citation de textes de chansons en dehors de leur contexte peut éluder la dimension humoristique voire l’auto-dérision. La provocation du punk ne doit pas toujours être prise au sérieux. Même si Simon Reynolds et Joy Press ont raison de souligner les ambiguïtés de ces transgressions qui peuvent conforter des formes de domination.
La critique de la contre-culture comme profondément misogyne mérite également d’être nuancée. Certes, Simon Reynolds et Joy Press montrent bien que le refus du conformisme de la vie quotidienne peut supposer un rejet du foyer familial, de la femme ou de la mère. Néanmoins, toute forme de critique de la vie quotidienne ne peut être réduite à une vision machiste et guerrière. Même si cette dénonciation de l’aliénation du quotidien doit comprendre un regard féminin, comme le proposent d’ailleurs les Slits.
Le regard critique de Simon Reynolds et Joy Press comporte une tonalité militante qui s’observe à travers leur refus de prendre en compte l’humour. Mais leur regard sur la révolution sexuelle reflète parfois également un certain purisme gauchiste. Dans la première partie du livre, la révolution sexuelle apparaît comme un phénomène qui profite surtout aux hommes qui peuvent séduire davantage et exprimer leur domination virile.
La seconde partie sur le rock féministe permet de nuancer cette approche. Des femmes dénoncent une libération sexuelle qui n’a pas réellement eu lieu. De nouvelles normes sur les corps sont imposées. Néanmoins, ces femmes décident de s’affranchir de ces nouveaux conformismes pour assumer une sexualité libérée. Ainsi, la révolution sexuelle et la critique de la vie quotidienne doivent inclure un regard féminin pour ne pas reproduire des formes de domination.
Source : Simon Reynolds et Joy Press, Sex Revolts. Rock’n’roll, genre & rébellion, traduit par Samuel Roux, La Découverte, 2021
Extrait publié sur le site de la Philharmonie de Paris
Articles liés :
Le punk féministe des riot grrrls
Une histoire du mouvement punk-rock
Le punk, une contre-culture dans le capitalisme
Pour aller plus loin :
Sylvie Tissot, Faut-il jeter tous ses vinyles des Rolling Stones à la poubelle ?, publié sur le site Les mots sont importants le 25 août 2021
Bruno Lesprit, « Sex Revolts. Rock’n’Roll, genre et rébellion » : le rock, cette idéologie masculine, publié dans le journal Le Monde le 7 juin 2021
Jean-Louis Zuccolini, Note de lecture publiée sur le site Froggy's de light en mai 2021
Christophe Den Tandt, « La Culture rock entre utopie moderniste et construction d’une industrie alternative », publié dans la revue Volume ! en 2012
Simon Reynolds : 30 ans de critique musicale, publié sur le site Global Techno le 20 mars 2013
Alexis Bernier, Simon Reynolds : «Si j’écoute, c’est que ça doit être bon !», publié sur le site du journal Libération le 20 novembre 2020
Etienne Menu, Le livre de Simon Reynolds sur le glam est génial et nous le sortons en français le mois prochain, publié sur le site Musique journal le 27 octobre 2020
Vincent Chanson, Simon Reynolds, Le choc du glam (Editions Audimat), publié sur le site Section 26 le 14 décembre 2020
Santiago Artozqui, Am-stram-glam…, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 27 février 2021
Boris Hackman, Cinquante ans après, que reste-t-il du glam rock ? Simon Reynolds s’interroge dans un gros pavé, publié sur le site du magazine Gonzaï le 26 avril 2021