Le féminisme des chanteuses de blues
Publié le 22 Décembre 2017
Le blues et les musiques noires américaines influencent fortement la culture populaire. Elles proposent un rythme nouveau et des sonorités entraînantes. Du mouvement hip hop à la musique pop, la culture noire américaine provient d’une longue tradition héritée du blues. Mais les spécialistes du jazz ont réduit cette musique à une danse de salon bourgeoise. Angela Davis, militante révolutionnaire, invite à redécouvrir la dimension critique de la musique dans le livre Blues et féminisme noir.
LeRoi Jones a déjà proposé une lecture politique de cette musique dans Le Peuple du blues. Angela Davis rajoute une dimension féministe. Les chanteuses de blues refusent de se conformer aux stéréotypes racistes et sexistes. Elles sont femmes, noires, fêtardes, indépendantes et bisexuelles.
Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday sont trois artistes qui jouent un rôle majeur dans la culture musicale populaire des Etats-Unis. « Ce livre a pour ambition de déceler en quoi leurs chansons mettent en évidence les traditions méconnues d’une conscience féministe de la classe laborieuse américaine », introduit Angela Davis. A partir des années 1920, de nombreuses femmes enregistrent des disques.
Ces chanteuses brisent alors les tabous de l’ordre moral. La libération sexuelle devient la dimension centrale d’une conscience féministe. Les chansons de blues révèlent les manifestations quotidiennes de la conscience féministe. Cette musique « met en évidence la figure émergente de la prolétaire – qui est sexuellement indépendante, autonome, créative et influente », observe Daphne Harrisson.
Le blues, comme les autres musiques populaires, propose de nombreuses chansons d’amour. Mais le blues se distingue par son imagerie sexuelle provocatrice et omniprésente. Les chansons ne se réduisent pas au cadre du couple hétérosexuel monogame. Les relations extra-conjugales et les relations éphémères avec de multiples partenaires sont également évoquées. La libération de l’esclavage ne supprime pas les difficiles conditions de vie des Noirs. Mais la sexualité est en revanche libérée.
Le blues attaque le patriarcat. Plusieurs chansons critiquent l’institution du mariage, la vie de couple et l’exclusivité sexuelle. « Pas le temps de se marier, pas le temps de s’installer. Je suis une jeune femme et je n’ai pas finit d’aller voir de droite à gauche », chante Bessie Smith dans Young Woman’s Blues. Les chanteuses refusent de jouer le rôle de la femme au foyer docile. Elles ironisent sur les tâches ménagères au service du mari. Les chanteuses refusent également de se réduire à des victimes qui pleurent quand leur mari les quitte. « Les femmes qui chantaient le blues ne revendiquaient pas la résignation et l’impuissance féminines, tout comme elles n’acceptaient pas la relégation des femmes dans les sphères privées et domestiques », observe Angela Davis.
Les chanteuses de blues ne se posent pas en victimes. Au contraire, elles peuvent même affirmer les mêmes désirs sexuels que les hommes. Contre la subordination des femmes, elles adoptent les mêmes tendances pour l’ivresse la danse et le sexe. Leurs chansons ne se conforment pas au modèle de l’amour romantique qui idéalise les hommes comme des princes charmants. Le bonheur des femmes est même associé au désir sexuel, plus qu’à l’amour fusionnel. « De telles affirmations d’autonomie sexuelle et de telles expressions ouvertes du désir sexuel féminin donnent une voix historique à des perspectives d’égalité qui n’étaient alors pas formulées par ailleurs », analyse Angela Davis.
Les chansons de blues traitent ouvertement des violences conjugales. Mais le ton reste ironique et des commentateurs reprochent au blues sa complaisance. Dans la tradition de la musique noire, l’oppresseur est attaqué de manière subtile. Mais les femmes ne restent pas enfermées dans une position de victime. Elles peuvent aussi réagir et se venger. Elles sont également capables de violence. Les femmes noires refusent la norme de la féminité. Le blues des années 1920 propose de « nouveaux et différentes modèles pour les femmes noires : plus affirmées, plus sexy, plus sexuellement conscientes, plus indépendantes, plus réalistes, plus complexes, plus vivantes », décrit Daphne Duval Harrisson.
Les féministes noires sont souvent issues de classes moyennes. Elles privilégient alors les clubs. Les chanteuses de blues sont issues des classes populaires. Elles ne masquent pas les problèmes et affirment une culture autonome. Elles valorisent la force et la résistance. Les rivalités et les jalousies qui existent entre les femmes ne sont pas masquées. Tandis que les classes moyennes proclament un idéal de sororité, les chanteuses de blues refusent de nier ou de minorer les antagonismes entre femmes. Mais des chansons expriment aussi une critique de la jalousie et de son potentiel destructeur.
Les chansons évoquent des expériences personnelles. Mais ces récits peuvent faire écho au vécu d’autres femmes noires. Les chansons produisent alors une conscience collective. Les problèmes privés et personnels deviennent politiques. Les chanteuses donnent des conseils amoureux. Elles participent à créer une communauté solidaire de femmes noires. Elles s’opposent à la culture blanche dominante, mais aussi à la domination masculine dans les communautés noires elles-mêmes.
Les chanteuses de blues évoquent la thématique du voyage, associée à l’autonomie sexuelle et à la quête de liberté. « Elles voyagent parce qu’elles ont des amants dans d’autres villes ou qu’elles veulent en trouver de nouveaux », décrit Angela Davis. Après l’abolition de l’esclavage, le voyage est également associé à la liberté de mouvement et à l’émancipation. Le voyage permet également d’échapper à la routine et aux obligations domestiques. Ces chansons doivent également inciter son public féminin à voyager et à prendre leur liberté. Le voyage permet également de fuir le Sud, avec son passé esclavagiste. Mais l’installation dans le Nord se révèle décevante, avec la misère des ghettos noirs, l’exploitation et l’aliénation. Le voyage permet alors de retourner dans sa terre natale, avec de nouveaux espoirs.
L’amour et la sexualité restent les thématiques centrales du blues. Mais la sexualité ne se réduit pas à un problème privé. Elle est perçue comme une expérience partagée et un produit de la société. Les chanteuses de blues évoquent d’autres thématiques comme le travail, la prison ou la prostitution. Le racisme et les inégalités sociales sont souvent évoqués. Ces sujets reflètent l’histoire sociale des Noirs américains. Mais les universitaires paternalistes considèrent le blues comme une musique dépolitisée.
Des chansons expriment pourtant ouvertement une contestation sociale. Dans Poor Man’s Blues, les inégalités sociales sont dénoncées avec ironie. Wachwoman’s Blues décrit la souffrance des femmes noires qui occupent un travail domestique pour les Blancs. Cette chanson insiste sur l’abrutissement au travail. Certes, ces chansons n’expriment pas un appel à l’action. Mais les perspectives de lutte sont faibles pour les femmes noires dans les années 1920. Ces chansons affirment une critique sociale qui nourrit les luttes à venir.
Billie Holiday est souvent perçue uniquement comme une chanteuse légère. Mais elle s’inscrit dans cette tradition du blues qui donne une résonance politique aux chansons d’amour. Audre Lorde insiste sur la force de transformation de l’érotisme. La gamme émotionnelle de la voix de Billie Holiday exprime également une ironie critique contre les violences masculines. Sa manière de chanter My man révèle une attitude ambivalente plutôt qu’une acceptation de la violence. Sa voix à la fois malicieuse et plaintive « met en lumière les ambivalences et les ambiguïtés du positionnement des femmes dans les relations amoureuses », observe Angela Davis. Billie Holiday évoque les relations de pouvoir qui traversent les histoires d’amour.
Strange Fruit aborde frontalement la question de l’injustice raciste. Billie Holiday interprète pour la première fois cette chanson en 1939. A partir de la crise économique de 1929 commence une décennie de racisme avec de nombreux lynchages et meurtres racistes. Mais dans les années 1930 émergent également des luttes contre le racisme et un important mouvement de chômeurs. Strange Fruit permet alors de renouer avec la tradition de contestation dans la musique et la culture populaires. Cette chanson illustre bien la rencontre entre la conscience sociale et la musique. Elle attaque non seulement les lynchages mais aussi un gouvernement qui couvre implicitement cette terreur. La justice sociale se donne une voix musicale.
Angela Davis soulèvent de nombreuses questions essentielles. Elle évoque le rôle de la culture populaire, l’émergence d’une conscience sociale, le rejet des normes et des contraintes, mais aussi la lutte politique. Angela Davis propose une analyse fine des mouvements noirs et féministes. Sa vie reste marquée par la lutte et la révolte permanente plutôt que par le gauchisme postmoderne issu des campus américains. Elle dénonce évidemment le racisme, mais accorde une importance aux femmes. Surtout, à rebours d’un certain féminisme intersectionnel pour carriéristes universitaires, elle insiste sur la dimension de classe.
Angela Davis propose une critique éclairante sur les clubs de femmes noires issues de la petite bourgeoisie intellectuelle. Leur féminisme noir reste enfermé dans le puritanisme et la passivité. Au contraire, les femmes noires des classes populaires refusent de s’enfermer dans une posture de victime. Elles expriment un désir de révolte et de libération sexuelle.
Angela Davis revalorise l’importance des chanteuses de blues. Cette culture populaire est évidemment dénigrée par les universitaires et musicologues. Ils restent enfermés dans l’élitisme de la culture bourgeoise. Lorsqu’ils se penchent sur les chanteuses de blues, ils ne font qu’exprimer un mépris de classe. Mais le blues est également dénigré par le mouvement de Harlem Renaissance. Ce mouvement culturel est issu de la petite bourgeoisie noire. Cette classe sociale vise à s’intégrer dans la société américaine en affirmant une identité noire. Mais le blues et son langage de la rue sont effacés par une culture noire identitaire et petite bourgeoise.
Angela Davis permet également de montrer l’importance du blues et des cultures populaires dans la construction d’une conscience sociale. Les chansons évoquent des expériences de la vie quotidienne qui semblent renvoyées à la sphère privée. Mais lorsque toute une partie de la population se reconnaît dans ces problèmes du quotidien, ils deviennent un enjeu collectif. Le blues relie l’individuel et le collectif, la vie quotidienne et la dimension sociale. Sans forcément exprimer une critique frontale du racisme et du patriarcat, le blues diffuse une ironie contre l’ordre existant. Angela Davis montre bien comment ces chansons permettent l’émergence de mouvements de lutte.
Angela Davis insiste sur le texte et les paroles. Elle n’entre pas dans les subtilités musicologiques ni dans les détails biographiques. Elle rappelle que la musique s’accompagne de textes. La culture populaire ne se réduit pas à un divertissement mais peut aussi exprimer une dimension sociale. Elle permet de concilier plaisir et réflexion critique.
Source : Angela Davis, Blues et féminisme noir. Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday, traduit par Julien Bordier, Libertalia, 2017
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Émilien Bernard, Le blues féministe de Ma Rainey et Bessie Smith : « Sweet mama », mon cul !, publié dans CQFD n° 160, décembre 2017
Jules Crétois, Musique : « Blues et féminisme noir », une analyse signée Angela Davis, publié sur le site de Jeune Afrique le 11 décembre 2017
Angela Davis, Quand une femme aime un homme. Les politiques sexuelles de Billie Holiday, publié sur le site Les mots sont importants le 7 avril 2015
Pacôme Thiellement, Les boucles d’oreille de Billie Holiday. Méditation pour le centenaire de Lady Day, publié sur le site Les mots sont importants le 7 avril 2015
Keivan Djavadzadeh, Les politiques sexuelles du blues, publié dans la revue Hermès n°69 en 2014
Jean Jamin, « Voix sans issue », publié dans la revue L’Homme n°170 en 2004
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