Le trotskisme d'Ernest Mandel
Publié le 30 Octobre 2025
Ernest Mandel apparaît comme l’un des penseurs les plus créatifs du monde de l’après-guerre. Il publie de nombreux livres sur la théorie marxiste, l’histoire du monde et l’économie politique. Il devient un éminent dirigeant et théoricien de la 4e Internationale à partir de la fin des années 1950. Durant les années 1968, il devient une figure influente et un théoricien respecté, notamment en Allemagne.
Juif et résistant face au nazisme, il se démarque de l’alliance entre Staline et Hitler. Durant les années 1960 et 1970, Ernest Mandel scrute de près les activités des militants trotskystes de chaque pays. Il tente de leur faire suivre la voie révolutionnaire face aux dérives et aux compromissions. Néanmoins, ce brillant intellectuel s’adresse également au grand public à travers des livres et des conférences.
Ernest Mandel apparaît comme un intellectuel radical mais non dogmatique. Malgré son influence considérable au niveau international sur « la génération 68 », il reste ancré en Belgique. Il devient rédacteur en chef de La Wallonie et le peuple, le quotidien bruxellois du Parti socialiste belge. Il participe activement à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) et à la grande grève de l’hiver 1960-1961.
Ernest Mandel reste détesté par la droite et la gauche stalinienne. Il soutient le Printemps de Prague mais aussi toutes les contestations anti-autoritaires en Europe de l’Ouest et en Amérique qui secouent le conformisme bourgeois et la société de consommation. L'historien Jan Willem Stutje retrace le parcours politique et intellectuel du militant trotskyste dans le livre Ernest Mandel. Un révolutionnaire dans le siècle.
Ernest Mandel né dans une famille de commerçants juifs polonais exilés en Belgique. Son père Henri Mandel participe aux activités de la 4e Internationale. Il accueille des juifs réfugiés proches du trotskisme. Le jeune Ernest Mandel se forge une conscience antistalinienne dans les années 1930. Il est marqué par la révolution espagnole de 1936 avec le soutien au POUM. Cette période est également secouée par les procès de Moscou. Cependant, le petit groupe trotskiste belge s’effondre avec l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale.
Abraham Léon permet la reconstruction du mouvement trotskiste belge. Henri et Ernest Mandel participent à la résistance face à l’occupation allemande. Ils contribuent à rédiger des tracts et des journaux. Jusqu’en 1941, avant la rupture du Pacte germano-soviétique, les trotskistes demeurent le principal courant à participer à la résistance. Depuis la grève de 1941, les trotskistes considèrent l’organisation des métallurgistes comme un enjeu clé. Ils se rapprochent du Mouvement syndical unifié (MSU) qui regroupe les comités d’usine. Cette organisation dirigée par André Renard demeure indépendante des socialistes et des communistes. Ernest Mandel est arrêté par la Gestapo et libéré contre rançon. Il est arrêté une seconde fois et envoyé en camp de travail avant la Libération.

Luttes sociales en Belgique
Ernest Mandel se lance dans le journalisme. Il rédige des articles dans La Wallonie qui devient la voix de l’aile gauche du mouvement syndical. Il écrit également pour Le Peuple, le journal social-démocrate. Les groupes trotskistes ne parviennent pas à se développer. Ils décident alors de rejoindre les partis ouvriers les plus puissants. En Italie et en France, ils rejoignent le Parti communiste. En Angleterre, en Allemagne et en Belgique, ils rallient les partis sociaux-démocrates.
La vague de grève qui éclate le 6 juillet 1950 touche le cœur industriel de la Wallonie et paralyse les transports. Ce mouvement est impulsé par la fédération syndicale FGTB dirigée par André Renard et soutenu par le Parti socialiste (PSB). Mais, aux premiers signes d’insurrection, Léopold abdique au profit de son fils Baudouin. Les grévistes reprennent le travail. Ernest Mandel considère que l’activité spontanée s’est révélée insuffisante. Il manque une « direction révolutionnaire » pour guider les masses vers la conquête du pouvoir selon le théoricien trotskiste. Cependant, en attendant de construire cette avant-garde, le Parti socialiste regroupe les travailleurs les plus combatifs.
André Renard joue un rôle majeur dans l’opposition à Léopold III. De culture anarcho-syndicaliste, il défend l’unité des travailleurs et l’action directe. Ce dirigeant syndical ne se contente pas de s’occuper des problèmes immédiats de la vie quotidienne. Il défend la nécessité d’une économie contrôlée par les travailleurs. Ernest Mandel participe à la création de l’hebdomadaire La Gauche. Ce journal vise à élargir l’influence du courant trotskiste au-delà de son petit cercle. L’hebdomadaire s’appuie sur André Renard et l’aile gauche de la FGTB. Il accueille également des militants et intellectuels trotskistes ou « centristes ». Le journal demeure pluraliste mais critique à la fois le stalinisme et le capitalisme.
La grève de l’hiver 1960-1961 laisse éclater des clivages au sein de la FGTB. Un courant reste attaché à la nationalisation des mines et de l’énergie sous contrôle ouvrier. Au contraire, un autre courant se contente de la participation de socialistes au gouvernement pour sortir de la crise. Cependant, un puissant mouvement social éclate. 700 000 ouvriers et ouvrières font grève pendant cinq semaines. Néanmoins, les 70 trotskistes belges et même le journal La Gauche restent peu influents. Le mouvement s’effondre avec l’organisation d’élections.
Ernest Mandel propose une analyse de cette grève dans la revue Les Temps modernes, animée par Jean-Paul Sartre. La grève ne vise pas des gains matériels ou des réformes démocratiques mais aspire à la réorganisation de l’économie sur une base socialiste. Cette grève révèle la radicalisation de la classe ouvrière malgré un contexte de prospérité économique. Cependant, la coalition gouvernementale parvient à imposer une loi anti-grève. La mort prématurée d’André Renard affaiblit l’aile gauche de la FGTB. Ernest Mandel et les trotskistes décident alors de quitter le Parti socialiste. Mais ils ne parviennent pas à entraîner d’autres militants. La Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT) s’enferme dans la marginalité.

Luttes internationales
Le Traité d’économie marxiste permet d’actualiser la méthode de Karl Marx à partir de recherches empiriques. Il propose une brève histoire du capitalisme. Ensuite, Ernest Mandel analyse les contradictions du capitalisme moderne avec ses tendances historiques, le développement de la production et de la distribution, les mécanismes de l’exploitation. Il évoque également les crises de surproduction, le rôle de l’argent, du crédit, de la propriété foncière et de l’État comme garant des profits des grands monopoles. Ernest Mandel revient également sur les contradictions de l’URSS avec un pouvoir bureaucratique et une économie capitaliste.
Les dirigeants de la 4e Internationale soutiennent la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Les catholiques de gauche, les anarchistes et les trotskistes demeurent les principaux courants de soutien à la lutte anticoloniale. Ernest Mandel et Michel Pablo se rapprochent de Mohammed Harbi, un militant marxiste du FLN. L’Internationale est chargée de la production et de la distribution de Résistance algérienne, le premier journal illégal du FLN en France. Les trotskistes se lancent également dans la fabrication d’armes.
Le clivage entre Ernest Mandel et Michel Pablo révèle les divergences stratégiques au sein de l’Internationale. Les prédictions de Pablo se révèlent hasardeuses, comme l’hypothèse de la déstalinisation en URSS. Ensuite, il se tourne vers le tiers-monde et se repose uniquement sur les luttes anticoloniales. Il considère qu’aucune révolution ne peut éclater en Europe. Au contraire, Ernest Mandel s’éloigne du vieux modèle déterministe selon lequel une révolution peut émerger uniquement après une crise ou une guerre. Il estime que des révoltes peuvent se développer également dans le monde occidental. Les grèves de 1936 en France ou le mouvement de l’hiver 1960-1961 en Belgique illustrent les possibilités révolutionnaires en Europe.
Ernest Mandel se penche sur la guérilla cubaine. Il devient ami avec Che Guevara. Il soutient ses décisions au Ministère de l’économie contre Charles Bettelheim et les économistes staliniens. Che Guevara semble davantage attaché à la réappropriation collective et à des formes d’auto-organisation. Mais il quitte le gouvernement afin de poursuivre la guérilla au Congo et dans d’autres pays. Il est tué en Bolivie et devient une icône internationale.
Ernest Mandel participe à la fondation de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) en France en 1965. Cette nouvelle organisation comprend des trotskistes mais aussi des guévaristes et des antistaliniens. Alain Krivine, Henri Weber et Daniel Bensaïd dirigent ce mouvement de jeunesse qui entend renouveler le mouvement ouvrier. Ernest Mandel soutient également Rudi Dutschke et les manifestations de la jeunesse allemande contre la guerre du Vietnam.
Le mouvement de Mai 68 vient démentir la théorie de l’intégration de la classe ouvrière dans le capitalisme. Ernest Mandel participe à la Nuit des barricades. La riposte étudiante face à la répression débouche vers des semaines d’affrontements dans le Quartier latin. La détermination de la jeunesse donne confiance aux ouvriers et débouche vers une grève générale. La 4e Internationale jette toutes ses forces dans la bataille.

Reflux des luttes sociales
Ernest Mandel publie un article sur « Les leçons de Mai 68 ». Il insiste sur la dimension spontanée de la révolte. Ensuite, le prolétariat prend conscience de son pouvoir une fois actif. Les jeunes travailleurs développent des pratiques d’action directe. Mais ce soulèvement n’aboutit pas et le pouvoir gaullien sort renforcé. Ernest Mandel insiste sur les revendications transitoires qui permettent de dépasser les demandes syndicales. En bon léniniste, il évoque également l’absence d’une avant-garde dans les usines similaires à celle implantée dans les universités. Mai 68 ne débouche pas vers une situation de double pouvoir.
Ernest Mandel est interdit de séjour dans plusieurs pays, dont la France, l’Allemagne et les États-Unis. Certes, l’intellectuel marxiste n’est pas le théoricien du terrorisme d’extrême gauche présenté par les médias. Cependant, la 4e Internationale décide de soutenir les luttes armées en Amérique latine. Des dictatures soutenues par l’impérialisme américain ne peuvent être balayées que par la résistance armée. Néanmoins, Ernest Mandel semble davantage attaché aux mouvements de masse. Pourtant, il soutient la stratégie minoritaire de guérilla pour ne pas se couper de la jeunesse européenne qui participe au renouveau de la 4e Internationale.
Ernest Mandel annonce une période pré-révolutionnaire au début des années 1970. Des grèves offensives éclatent en Grande-Bretagne, en France, en Espagne et en Italie. Cependant, les échecs de l’Unité Populaire au Chili en 1973 et de la révolution portugaise en 1975 marquent la fin d’un cycle de lutte. Les jeunes trotskistes doivent abandonner leurs fantasmes de guérilla pour se tourner vers la plus fastidieuse et moins folklorique implantation dans les syndicats.
Cependant, Ernest Mandel semble avoir du mal à accepter la réalité d’une révolution mondiale qui s’éloigne. Il s’accroche à la fondation du Parti des travailleurs (PT) au Brésil en 1979, à l’arrivée de la gauche au pouvoir en France en 1981 ou au mouvement Solidarité en Pologne. Mais ces phénomènes divers débouchent vers des déceptions. Il se penche également sur la lutte des classes en URSS. Il considère que la défaite historique de la classe ouvrière soviétique n’est pas définitive. L’intellectuel marxiste tente de préserver l’espérance révolutionnaire dans un contexte de crise économique et de reflux des luttes sociales.
La grève du chantier naval de Gdansk en 1980 débouche vers la création du syndicat Solidarité. La classe ouvrière s’organise pour ouvrir la perspective d’une révolution anti-bureaucratique en URSS. Un pouvoir ouvrier émerge sur les lieux de travail avec des grèves actives qui doivent permettre aux travailleurs de prendre le contrôle du processus de production. Ernest Mandel embrasse cette vision optimiste. L’économiste Catherine Samary propose une analyse plus nuancée. Elle observe l’influence du catholicisme et des idées réactionnaires au sein de la classe ouvrière polonaise.
En décembre 1981, le général Jaruzelski lance un coup d'État. Le syndicat Solidarnosc semble incapable de riposter. Les trotskistes conservent leur optimisme avant-gardiste. Ils soulignent que le syndicat Solidarnosc incarne une force collective avec 10 millions de membres. Il manque simplement à la classe ouvrière une direction révolutionnaire. Cependant, le syndicat Solidarité se rallie à la politique néolibérale qui s’impose dans de nombreux pays au cours des années 1980.

La faillite de la 4e Internationale
Le livre de Jan Willem Stutje demeure précieux sur plusieurs aspects. Il propose la biographie d’une figure intellectuelle du marxisme hétérodoxe. Ernest Mandel consacre plusieurs livres de références à l’histoire économique du capitalisme. Ses analyses font toujours références et sont reprises par des économistes. Ernest Mandel se penche également sur l’histoire du marxisme et du mouvement ouvrier. De manière plus originale, le théoricien révolutionnaire consacre une étude au roman noir. Le polar dévoile les contradictions des sociétés capitalistes. Ernest Mandel assume de politiser ses plaisirs de lecture. Ce qui tranche avec les austères intellectuels marxistes.
Ensuite, Ernest Mandel n’est pas un banal universitaire ou un intellectuel qui se réfugie dans la théorie. C’est avant tout un militant trotskiste et un dirigeant de la 4e Internationale. Ernest Mandel refuse la séparation classique entre la théorie et la pratique. Il se démarque des intellectuels contemporains et du marxisme occidental pointés par son ami Perry Anderson. Cette biographie permet donc également de retracer l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle à travers les luttes sociales à l’échelle internationale. La biographie se penche particulièrement sur le courant trotskiste de la 4e Internationale.
Jan Willem Stutje embrasse avec empathie le parcours du dirigeant trotskiste mais sans éluder les débats qui secouent ce courant du mouvement ouvrier. Ernest Mandel embrasse les enthousiasmes et les désillusions de la 4e Internationale. Il incarne ce courant du trotskisme qui oscille entre espérance révolutionnaire et impasse stratégique. Cette mouvance participe à la solidarité active avec les luttes anticoloniales, et notamment pour l’indépendance algérienne. Néanmoins, la 4e Internationale sombre dans le tiers-mondisme et épouse l’impasse de la guérilla.
Même si Ernest Mandel reste attaché aux mouvements de masse et au syndicalisme de lutte. Il participe à la grève belge de 1960-1961. La classe ouvrière démontre sa combativité même dans une période de prospérité économique. Il accompagne également la radicalisation de la jeunesse étudiante et ouvrière dans les années 1968. Même si le courant trotskiste n’est pas le plus pertinent durant cette période de contestation sociale. Ernest Mandel et sa mouvance restent attachés aux vieilles structures syndicales et aux formes traditionnelles du mouvement ouvrier.
La force des révoltes des années 1968 repose sur la spontanéité, l’auto-organisation et l’action directe. Les trotskistes s’accrochent au vieux mythe du parti d’avant-garde. Les mouvements échoueraient uniquement en raison d’une absence de direction révolutionnaire. Un parti d’avant-garde suffisamment implanté dans la classe ouvrière et l’unité de la gauche sont martelés comme des vieilles recettes. Cette stratégie semble pourtant ni possible ni souhaitable.
Les trotskistes s’attachent à construire des sectes plutôt qu’à développer des pratiques de lutte au sein des mouvements de masse. Ils s’enferment dans une conception intellectuelle avec des revendications lointaines qui ne remettent pas en cause la société de classe et l’État. Au contraire, le mythe de l’avant-garde intellectuelle renforce les hiérarchies sociales et la bureaucratie.
Ensuite, les trotskistes préfèrent s’appuyer sur des revendications lunaires plutôt que sur les problèmes concrets des prolétaires. Au contraire, l’autonomie italienne et même l’ultra-gauche s’appuient d’abord sur les pratiques de lutte qui émergent dans la classe ouvrière pour élaborer leur réflexion théorique. Il semble important de sortir des vieilles postures d’avant-garde et des programmes fumeux pour s’ancrer dans la réalité des luttes sociales avec ses pratiques d’auto-organisation et d’action directe.
Source : Jan Willem Stutje, Ernest Mandel. Un révolutionnaire dans le siècle, traduit par Patrick Le Tréhondat, Syllepse, 2022
Aricles liés :
Daniel Bensaïd et les révoltes historiques
Les militants anticapitalistes
Jean-Paul Sartre et la gauche anti-bureaucratique
Pour aller plus loin :
Vidéo : ERNEST MANDEL: une vie pour la révolution, documentaire diffusé par Chris Den Hond en 2005
Vidéo : Un homme nommé ERNEST MANDEL, documentaire diffusé par Chris Den Hond le 28 février 2014
Jan Willem Stutje, MANDEL Ernst Ezra (Ernest), publié sur le site du Maitron le 4 juin 2021
Michael Löwy, Ernest-Mandel, un révolutionnaire dans le siècle, publié sur le site Presse-toi à gauche ! le 6 avril 2022
Michael Löwy, Stratégie socialiste d'Ernest Mandel, publié dans la revue Inprecor n°562-563 de juin - juillet 2010
Mateo Alaluf, Ernest Mandel. Un marxiste hétérodoxe dans les années 1960, publié sur le site A l'encontre le 21 juin 2015
Jan-Willem Stutje, Ernest Mandel en résistance. Les socialistes révolutionnaires en Belgique, 1940-1945, publié sur le site de la revue Dissidences le 5 mai 2011
Articles sur Ernest Mandel diffusés sur Europe Solidaire Sans Frontières
Dossier : Ernest Mandel, l’héritage immense d’un marxisme vivant, publié sur le site Contretemps
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