Le féminisme des salopes
Publié le 15 Octobre 2020
Salope est devenue une insulte répandue. Mais cette expression peut aussi faire l’objet de réappropriation et devenir positive. Le journal Charlie Hebdo décrit un texte pour la liberté d’avortement comme le manifeste des « 343 salopes ». L’insulte devient une revendication, celle de la libre sexualité des femmes pour jouir sans entraves. Etre une salope signifie être une femme libre.
Adeline Anfray a travaillé dans la communication de Marc Dorcel, un producteur de films porno. Les actrices sont alors considérées comme des salopes, tout comme l’ensemble des femmes qui travaillent dans cet univers. Adeline Anfray propose une enquête sur les salopes, avec une approche qui défend l’égalité et la liberté sexuelle, dans son livre Toutes des salopes.
Salopes et femmes libres
Le terme de salope conserve une connotation négative. Il peut désigner une personne méchante, portée sur les coups bas et la trahison. Le terme de salope désigne également une femme avec une sexualité libérée, mais qui reste inaccessible. Elle peut coucher avec des hommes sans avoir de sentiments, juste pour « prendre du bon temps ». Mais la salope peut également subir cette situation. Elle apparaît comme une fille facile, dont on a le droit de profiter sans écouter ses désirs. La salope apparaît encore plus sale que la pute, qui peut subir la contrainte et le besoin matériel.
Sa sexualité est décomplexée car émancipée de toute pression sociale. C’est une femme en pleine possession de sa sensualité et épanouie sexuellement. « Une salope, c’est une femme qui ose. Une femme qui s’en fout. Une femme qui parle trop fort, s’habille trop court, boit trop, chante quand il ne faut pas, répond quand on lui parle mal, drague sans attendre d’être courtisée, fait l’amour quand elle en a envie, exprime ses envies, n’a pas honte de son corps », indique la journaliste Clarence Edgard-Rosa. La salope apparaît donc comme une femme libre.
La Marquise de Merteuil, dans Les liaisons dangereuses, reste considérée comme la figure de la salope dans la littérature. C’est une femme forte, puissante et complexe. Elle préserve son image de femme respectable, mais multiplie les amants. Surtout, elle dénigre les institutions comme la religion ou le mariage. « Ce qu’on découvre, c’est que la marquise est finalement en lutte contre une société dont elle attaque les valeurs », indique Adeline Anfray. Elle incarne la défense d’une liberté absolue.
L’insulte de salope conserve une connotation morale et patriarcale. Proférée dans la rue, elle renvoie à une injonction faite aux femmes de rester à la maison. Cette insulte vise à diviser les femmes pour sanctionner celles qui s’écartent du droit chemin. Pour beaucoup d’hommes, « une femme n’est pas respectable si elle affiche ses désirs, si elle assume sa sexualité, revendique une féminité agressive », observe Stéphane Rose. Les hommes prétendent préférer les femmes « respectables ». Ils n’épousent pas les salopes, mais c’est avec elles qu’ils trompent leur femme. Les hommes désignent ainsi des femmes qui les excitent, mais pour lesquelles ils n’assument pas cette excitation. Ensuite, la société patriarcale stigmatise les femmes qui multiplient les amants. En revanche, pour les hommes, les nombreuses conquêtes sexuelles suscitent l’admiration.
Le personnage de Catherine Tramell, Sharon Stone dans Basic Instinct, reste une figure incontournable. Elle est soupçonnée de meurtre au pique à glace. Mais l’inspecteur Nick Curran, chargé de l’enquête, reste troublé par son charme et sa sensualité. « Elle est l’objet de toutes les convoitises, mais elle est active dans ce rôle. C’est elle qui décide de tout, et elle finit même par mener l’interrogatoire dont elle devait faire l’objet en provoquant et posant des questions gênantes à Nick », décrit Adeline Anfray. Elle incarne la femme forte, intelligente, indépendante, avec une sexualité débridée.
Dès l’école, les jeunes filles sont traitées de salopes si elles semblent consentantes aux attouchements des garçons. Pour ne pas subir d’humiliation publique, il vaut donc mieux ne pas aimer les relations avec les garçons. « Partant de là, il me paraît compliqué, pour les filles, mais aussi pour les garçons, de construire une sexualité jouissive, simple, sereine et joyeuse… », souligne Adeline Anfray. Les filles sont soumises à des injonctions contradictoires. Elles doivent être suffisamment féminines et séduisantes pour plaire aux garçons, mais pas trop pour éviter de subir une réputation de salope. L’insulte sert surtout au dominant de rappeler à celle qu’il domine son statut d’infériorité. Une femme qui s’oppose aux ordres de son supérieur hiérarchique est considéré comme une salope.
Salopes contre l’ordre patriarcal
Olympe de Gouges et les premières féministes amorcent une filiation de lutte et de plaisir. « Mais ce sont aussi de grandes courtisanes qui utilisaient leur sexe comme instrument de pouvoir et renversaient tous les rôles en dominant ceux qui croyaient les posséder », analyse Marc Lemonier. La salope apparaît donc comme une femme qui refuse de répondre aux critères imposés par les hommes. Les salopes renversent surtout les rôles dans le domaine de la sexualité. Elles assument pleinement leurs désirs. « Les femmes qui osent afficher clairement leur désir et leur plaisir font figure d’insolentes », observe Agnès Grossmann.
La reine d’Egypte Cléopâtre parvient à séduire César. Elle parvient alors à imposer sa volonté au colonisateur romain et à renverser les rôles. Les femmes de pouvoir à la sexualité débridée subissent souvent une mort brutale. Les contes de fées visent également à un rappel à l’ordre pour les femmes qui s’affranchissent des contraintes imposées. « Ainsi les filles qui en font trop, qui ont trop d’amants, qui aiment trop le sexe et qui sortent du cadre, sont des salopes et elles sont punies », souligne Adeline Anfray.
Pour ces salopes historiques, comme Messaline ou Mata Hari, la liberté de l’esprit précède celle du corps. Ce sont des femmes libres et indépendantes qui refusent de se conformer aux normes de la société patriarcale. Même si elles ont connu des morts violentes. « C’est le prix à payer pour leur insatiable besoin de vivre et leur désir d'indépendance, qui ne cadre pas avec le rôle traditionnel assigné aux femmes que l’on voulaient mariées, mères, à la maison, pudiques et muettes », analyse Adeline Anfray.
La figure de la sorcière incarne également la femme qui menace l’ordre patriarcal. Les sorcières sont accusées de succomber facilement au Diable et de se rendre à des orgies nocturnes. « Affamées de chair et de sexe, car elles sont lubriques et pratiquent le sexe avec frénésie, évidemment », ironise Adeline Anfray. La chasse aux sorcières vise surtout les femmes libres qui ne respectent pas les conventions. Aujourd’hui, l’insulte de salope reste abondamment utilisée sur les réseaux sociaux. Elle vise à faire taire les femmes qui prennent la parole, notamment sur des sujets politiques.
Les femmes peuvent se réapproprier l’insulte de salope pour la retourner à leur avantage dans une revendication de liberté. S’affirmer comme salopes peut peut permettre aux femmes une appropriation de leur corps et de leur sexualité. Le terme de queer vise à stigmatiser les personnes qui ne rentrent pas dans le cadre d’une sexualité hétéronormée. Il est pourtant réapproprié par le mouvement queer. Les homosexuels peuvent également se désigner comme « pédés ». S’approprier une insulte peut aussi permettre de la désamorcer pour la rendre inoffensive. « C’est possible en arrêtant de le prendre comme une insulte, en s’auto-proclamant salopes, et en être fières », affirme l’actrice Anna Polina.
Cette posture permet de sortir de la victimisation face à une insulte qui vise à blesser. C’est dans cette démarche que s’inscrivent les SlutWalks, marches des salopes sur le modèle de la Gay Pride. Ces manifestations protestent contre les violences sexuelles et la stigmatisation des victimes. Les femmes s’habillent de manière jugée « provocante ». Le message devient : « Ne nous dites pas comment nous comporter, dites-leur de ne pas nous violer ». Ces femmes retournent l’insulte de salopes pour affirmer publiquement qu’elles aiment le plaisir sexuel et attirer des hommes. Ce féminisme pro-sexe vise à casser les schémas de domination.
Les artistes américaines se réapproprient facilement le mot bitch, qui signifie salope ou chienne. Madonna utilise fréquemment cette expression. Dans la culture rap, ce sont les femmes qui se proclament bitch pour désamorcer le sexisme ambiant et affirmer leur personnalité. Dans les années 1970, Jo Freeman publie le « BITCH Manifesto ». Une bitch refuse de se soumettre aux normes sociales. « Selon elle, les "bitches" sont entêtées et farouchement indépendantes. Elles occupent l’espace en tant que sujets plutôt qu’objets. Elles refusent de se conformer aux exigences de la société », résume Adeline Anfray. Le livre sur La salope éthique s’inscrit dans cette filiation. Des féministes valorisent cette figure pour décrire les femmes indépendantes qui vivent l’amour libre et une sexualité sans contraintes.
Mais cet hédonisme s’accompagne d’une maîtrise de la jalousie avec respect et bienveillance. « Encore une fois, le terme est employé pour désigner une attitude qui sort du cadre, qui questionne l’ordre établi, les traditions et les règles qui enferment », souligne Adeline Anfray. La salope éthique refuse les normes amoureuses et sexuelles imposées. Les organisatrices de la première Slut Walk se reconnaissent dans ce concept de salope éthique. Ce terme désigne « une femme libre qui assume sa sexualité et pratique le sexe avec bienveillance dans le respect de son désir et de ses partenaires », décrit Adeline Anfray. Les salopes renversent l’ordre moral pour valoriser la jouissance et le plaisir sexuel.
Révolution des salopes
La salope assume sa sexualité. Ce qui peut prendre plusieurs formes : une femme qui se masturbe, qui regarde un porno, qui n’a pas peur d’expérimenter ses fantasmes, une femme qui écrit de la littérature érotique, qui tourne du porno, assume le sexe sans amour, une femme qui ne veut pas de mari et d’enfant, qui préfère une sexualité récréative plutôt que procréative. Mais la salope peut aussi être une femme romantique qui aime son mari. C’est avant tout une femme qui a appris à se connaître, assume et affirme ce qui lui convient et lui fait du bien. Toutes les femmes sont des salopes qui s’ignorent. C’est le conditionnement social qui empêche les femmes d’exprimer leurs véritables désirs. « Etre salope, c’est un véritable art de vivre uniquement gouverné par la liberté d’être celle que l’on veut », insiste Adeline Anfray.
Son livre montre l’importance de la liberté des femmes. Adeline Anfray s’appuie sur des entretiens, des références historiques et même sur la culture pop pour montrer la force de cette figure de la salope. Elle valorise l’indépendance et la liberté des femmes contre l’ordre moral et patriarcal qui les veut soumises, dociles et obéissantes. Adeline Anfray insiste également sur la liberté sexuelle et sur l’importance du plaisir féminin. Dans ce domaine, c’est également la liberté et l’autonomie qui doit prévaloir sur les contraintes et les normes morales. Ensuite, Adeline Anfray refuse d’imposer un nouveau modèle figé de la salope. Chaque femme doit trouver son propre cheminement vers l’indépendance et le plaisir. Toutes les femmes peuvent devenir des salopes à leur manière.
Néanmoins, le féminisme d’Adeline Anfray reste individualiste et petit bourgeois. Elle insiste sur des grandes figures historiques qui ont fait avancer la cause des salopes. Mais elle oublie les combats collectifs menés par de nombreuses femmes anonymes. Même lorsqu’il s’agit de la lutte pour l’avortement, ce sont les intellectuelles pétitionnaires qui sont mises en avant plutôt que les collectifs de femmes. L’histoire serait donc le produit de grandes figures, mais pas des multiples anonymes et révoltes de femmes.
La mise en avant de personnes de pouvoir s’inscrit clairement dans un féminisme bourgeois, avec son incontournable tarte à la crème des « femmes puissantes ». Cette approche s’oppose au féminisme radical qui relie la liberté des femmes avec un désir radical d’égalité. Au contraire, le féminisme bourgeois s’inscrit dans l’optique méritocratique. Les femmes doivent être des dirigeantes et des patronnes. Ce qui s’oppose à un féminisme qui remet en cause toutes les hiérarchies, non seulement entre hommes et femmes, mais aussi entre exploiteurs et exploités, entre dirigeants et dirigés.
Adeline Anfray ne revendique pas clairement ce féminisme bourgeois. Néanmoins, son passage sur les femmes politiques semble glissant. Elle prend la défense de Le Pen, Thatcher ou Schiappa. Certes, elles sont attaquées en tant que femmes. L’insulte de « salopes » révèle cet aspect. Mais elles sont également critiquées pour leur position de pouvoir et leurs idées nauséabondes. Certes, toutes les femmes sont attaquées lorsqu’elles prennent la parole. Mais ça dépend aussi de ce qu’elles disent. Surtout, leur position de pouvoir les expose à juste titre. Mais il est vrai que la critique doit s’abattre sur l’ensemble de ces politiciens, sans viser les femmes plus que les autres.
Ensuite, Adeline Anfray semble s’inscrire dans le libéralisme d’extrême-gauche qui caractérise la mouvance postmoderne. La notion d’empowerment révèle cette dimension. Chaque femme doit individuellement prendre son destin en main pour s’arracher de son environnement social. Elle doit développer un véritable « art de vivre » pour reprendre sa vie en main. Cette approche convient bien à la petite bourgeoisie. Beaucoup moins aux ouvrières ou femmes de ménages. Toutes les femmes n’ont pas la possibilité de s’extraire de leur environnement social par l’empowerment.
Cette approche semble également s’inscrire dans la mode du développement personnel. Affirmer son autonomie et sa liberté est réduit à une question de volonté individuelle. Les normes et contraintes sont pourtant imposées par un ordre moral et patriarcal dont il semble difficile de s’extraire individuellement. Même si tous les actes de refus et d’affirmation de soi doivent être encouragés. Mais cette approche élude la nécessité de la lutte collective. Ce sont aussi des mouvements de révolution sexuelle qui ont permis d’améliorer la vie quotidienne des femmes. Les marches des salopes doivent alors s’inscrire dans une perspective révolutionnaire pour abattre l’ordre moral et patriarcal.
Source : Adeline Anfray, Toutes des salopes. Comment faire d’une insulte un étendard féministe, La Musardine, 2019
La libération sexuelle en France
Les féministes et la morale sexuelle
Vidéo : « Toutes des salopes » mis en ligne par Loopsider le 30 mars 2019
Vidéo : Adeline Anfray - Interview, mis en ligne par Marc Dorcel le 9 avril 2019
Vidéo : SEXPRESSION LIBRE par Adeline Anfray de Wyylde, émission Remue La Confiture #1 du 8 septembre 2016
Vidéo : Casser les codes, Saison 3 Ep. 19, émission Wyylde du 26 mars 2019
Radio : Brigitte Lahaie avec Adeline ANFRAY, émission diffusée sur Sud Radio le 5 avril 2019
Camille Emmanuelle, Petit café entre salopes : une interview d'Adeline Anfray, publié dans le webzine Brain le 2 mai 2019
Toutes des salopes : le livre pour être fières d'en être une publié sur le site Des déculottées
Note de lecture d'Ibidouu, publiée sur le site La paupiette culturelle le 30 juillet 2019
Note de lecture de Caroline Doudet, publiée sur le site Cultur'elle le 26 mars 2019
Note de lecture publiée sur le blog Nina a lu le 2 août 2019
Note de lecture de Tatiana publiée sur le site vit1rdv
Note de lecture publiée sur le blog Les lectures de La Diablotine le 9 août 2019
Fabienne Lacoude, Et si l’on employait des insultes ni sexistes ni homophobes ?, publié sur le site du magazine Néon le 12 août 2020
Adeline Anfray, Pourquoi notre nouveau magazine Wyylde parlera de cul librement, publié dans le webzine ChEEk Magazine le 13 mars 2016