Les Liaisons dangereuses et l'amour libertin
Publié le 12 Mars 2013
Le roman Les liaisons dangereuses ne se limite pas un simple exercice littéraire. Ce texte évoque surtout les enjeux de l'amour, de la séduction, de la liberté et du refus des contraintes.
Bien plus subversif que le dernier livre à la mode de Marcela Iacub, seulement vulgaire et tapageur, le roman des Liaisons dangereuses attaque radicalement le puritanisme et l'ordre moral. Choderlos de Laclos publie son fameux roman épistolaire, Les liaisons dangereuses, en 1782. Ce livre reproduit la correspondance imaginaire entre deux aristocrates séduisants, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil. Ce roman évoque surtout leurs stratégies de séduction et leurs aventures sexuelles.
Biancamaria Fontana, historienne des idées politiques, publie un livre de réflexion sur Les liaisons dangereuses. Cette référence littéraire est lue « comme un abrégé de sagesse concentré sur les relations sentimentales, comme le guide classique de l’amour et du sexe », souligne Biancamaria Fontana. Ce texte ne vieillit pas car il ne s’embarrasse pas de la morale et des codes de son époque. Il s’attache à la description du désir sexuel. Ce livre « explique quelles sont les règles de l’attraction, les lois qui font que les personnes tombent amoureuses ou cessent de l’être, et comment il est possible d’exercer quelque contrôle sur ses règles ou ses lois », résume Biancamaria Fontana. Malgré ce mécanisme de séduction, le désir paraît toujours incontrôlable. Mais ce texte semble également sinistre car il évacue toute forme de passion amoureuse. Il reflète la tristesse existentielle de l’époque actuelle.
La charge subversive de ce roman semble désamorcée. Étudié dans les écoles et les universités, il se réduit à un exercice de style. Les commentateurs, universitaires coincés, privilégient l’étude du contexte historique et littéraire plutôt que de se pencher sur le contenu de ce texte. Les recherches universitaires éludent la pensée de Laclos, sa réflexion sur l’amour et le désir sexuel. Ses questions sont globalement occultées par la pensée critique et les milieux intellectuels, en dehors du mouvement freudo-marxiste et de la psychanalyse.
Les liaisons dangereuses apparaît comme un roman largement plus connu que son auteur, Choderlos de Laclos, un obscur officier militaire. Considéré longtemps comme un texte immoral et licencieux, son ouvrage sort de l’oubli uniquement à partir des années 1930. Laclos écrit son unique roman à 40 ans. Ce militaire à la vie conventionnelle n’est donc pas animé par la passion littéraire. Son roman s’apparente à une mécanique de précision, avec datations précises et méthodiques, à une machine de guerre implacable.
La vie de Laclos, malgré la popularité relative de son roman, n’a pas basculé dans la célébrité. La routine de la vie militaire, ponctuée par les conversations sur les femmes et les intrigues amoureuses, explique le désir d’écrire ce roman. Laclos rencontre et épouse Marie Soulange en raison de l’innocence et de la sensualité spontanée de la jeune femme. Dans son roman, la présidente Tourvel présente ses caractéristiques. Même si sa naïveté la conduit vers sa perte, ce personnage apparaît comme un idéal féminin pour Laclos.
Les lettres des Liaisons dangereuses reflètent une préoccupation méthodique de l’organisation, probablement inspirée du rapport militaire. Malgré ce ton similaire, les lettres de Laclos envoyées à sa femme n’ont pas la froideur de Valmont. Laclos expose des sentiments sincères. L’écrivain « apprend à apprécier ce que la vie et les relations humaines peuvent encore lui offrir de petits plaisirs », précise Biancamaria Fontana. La vie de Laclos n’est pas celle d’un séducteur insatiable, mais plutôt celle d’un homme ordinaire.
Pour Laclos, l’amour est un champ de bataille. Les stratégies de séduction sont comparées à des manœuvres militaires. Le combat et le conflit caractérisent alors les relations amoureuses et sexuelles.
Toute une littérature du XVIIIème siècle insiste sur le danger des liaisons, sur la séduction et l’importance de la morale. Mais la peur traverse le roman. Les libertins renoncent au bonheur et ne craignent pas la mort. Le danger provient alors de l’esclavage. La marquise de Merteuil cultive le libertinage car elle refuse la condition d’esclave assignée aux femmes. La véritable morale repose alors sur la liberté et l’autonomie.
La destruction des relations humaines et amoureuses provient de l’ordre social. «La corruption de la bonne société n’est pas causée par la mauvaise influence de quelques uns et par la négligence morale de beaucoup mais dérive de la nature même de la société : il ne peut y avoir de moralité là où règnent l’oppression et l’injustice », analyse Biancamaria Fontana. Laclos semble proche des idées de Rousseau. Les hommes naturellement libres subissent l’oppression dès que la société se construit. Il condamne la soumission des femmes.
Pourtant, la marquise qui affirme sa liberté n’hésite pas à son tour à dominer. Laclos dénonce surtout l’appareil de contrôle social et la répression sexuelle. Dans son roman il s’attache «au caractère artificiel des sentiments, à l’impossibilité des émotions humaines de s’exprimer en dehors des contraintes sociales », précise Biancamaria Fontana.
Les individus doivent se soumettre aux codes, aux conventions, aux normes sociales et se conformer au rôle auquel la société les assigne. L’éducation et la famille imposent la morale sexuelle. Dans Les liaisons dangereuses, la vertu est tournée en dérision et devient objet de transgression. La vertu s’apparente à une façade morale hypocrite associée à la chasteté et à l’innocence de la femme qui doit rester dans l’ignorance et l’inexpérience. La religion masque les désirs libidineux. Le christianisme encourage un comportement soumis et crédule dans un monde de brutalité. La marquise estime que le christianisme est une religion pour les esclaves.
Pour Laclos, la morale exigeante conduit au désastre. Il dénonce la corruption sociale et l’hypocrisie. Dans ce contexte, la véritable vertu ne réside pas dans la soumission, mais dans la lutte. Le courage du vertueux consiste à se rebeller contre ses oppresseurs.
Les Liaisons dangereuses attire le lecteur pour son érotisme transgressif. Mais le libertinage intellectuel et calculateur de Valmont et Merteuil peut aussi détruire les sentiments spontanés. Même si Laclos dénonce la société patriarcale et l’aliénation des femmes, les féministes rejettent ce roman qui insiste sur le désir masculin. Pourtant l’érotisme n’est jamais explicite. Les relations sexuelles évoquées ne font jamais l’objet de descriptions.
La pensée libertine attaque la religion pour rechercher le plaisir. Mais le libertinage, qui permet de jouir en évitant les souffrances de l’amour, demeure réservé à une minorité. Des philosophes estiment au contraire que la satisfaction sexuelle demeure un besoin humain de base, et non le choix esthétique d’une minorité.
Tous les personnages du roman souffrent car ils doivent renoncer à leurs désirs. «La cible polémique la plus évidente de Laclos était la morale conventionnelle, la prétention selon laquelle les désirs et les émotions des personnes doivent se conformer à un code donné de comportement, en se soumettant aux prescriptions de l’autorité religieuse et sociale », souligne Biancamaria Fontana. Cette morale repose sur l’hypocrisie qui passe alors pour de la vertu. La morale s’apparente alors à une éducation superficielle et soumise.
Derrière la mondanité, c’est l’éthique chrétienne qui est attaquée par Laclos. Cette morale repose sur la répression des désirs. Le contrôle social et l’ordre moral peuvent difficilement être transgressés. L’éducation répressive détruit fortement les individus. Cécile de Volange, innocente et inexpérimentée, bénéficie d’une éducation érotique et sensuelle de la part de Valmont, mais aussi de la marquise. Lorsque son ignorance disparaît, elle s’ouvre avec appétit à la découverte de la sexualité. Ce thème rejoint la pensée des philosophes qui estiment que la soumission et la répression proviennent de l’ignorance. L’éducation répressive ne permet pas aux individus de prendre conscience de leurs besoins affectifs.
Mais le roman de Laclos évoque également la limite de la libération des désirs. Le séducteur Valmont ne considère pas les femmes comme égales à lui. Il ne peut alors pas atteindre la plénitude affective pour se contenter d’un sentiment de domination. La relation entre le maître et l’esclave semble alors corruptrice pour les deux parties. L’utilitarisme, le calcul rationnel et la manipulation sont alors voués à l’échec. La liberté sexuelle doit donc s’articuler avec l’égalité.
Les structures patriarcales empêchent des relations plus libérées. La propriété domestique et sexuelle, l’autorité de la famille et de la religion, l’éducation et la soumission empêchent une véritable libération amoureuse et sexuelle. Le roman de Laclos reste actuel et s’apparente toujours à « un manifeste de rébellion existentielle » selon Biancamaria Fontana.
Le roman de Laclos évoque les relations entre les hommes et les femmes. Valmont et Merteuil, les deux séducteurs, entretiennent une relation ambiguë. Ils dénigrent leurs amants respectifs mais cultivent une estime réciproque. Ils semblent simplement amis mais ont été des amants passionnés. Les relations entre hommes et femmes se caractérisent par un « état de guerre perpétuelle », selon l’expression de Laclos. Les structures sociales patriarcales imposent des rapports de domination et de manipulation.
Merteuil finit par se venger d’un Valmont dominateur. Sa vengeance semble celle de toutes les femmes. Merteuil « considère que le malheur de tant de femmes résulte d’un abus social, d’une injustice », indique Biancamaria Fontana. Cette guerre des sexes n’a pas d’issue dans la situation présentée dans le roman. Seule une révolution amoureuse et sexuelle peut permettre d’abattre la société patriarcale et ses conséquences. Valmont semble jaloux, arrogant et possessif. Merteuil refuse de reprendre une relation avec lui, car elle se rebelle contre la domination masculine incarnée par ce comportement conventionnel des hommes qu’elle juge méprisable.
Merteuil apparaît comme une femme libre, qui transgresse le rôle social auquel elle est assignée. Elle multiplie les amants mais doit tenter de préserver sa réputation. Pourtant la logique de domination perturbe la logique amoureuse. « Par sa réponse finale à Valmont, la marquise affirme que le principal obstacle à l’amour réside dans l’instinct de domination, le désir de contrôler et de posséder l’autre indépendamment de ses sentiments et de ses besoins individuels », décrit Biancamaria Fontana. Mais les femmes autant que les hommes subissent cet instinct de domination et de possessivité.
Le désir comprend aussi une volonté de pouvoir et d’appropriation qui dénature les sentiments. « Il est probable que, dans Les Liaisons dangereuses, l’amour et le pouvoir, le désir et la destruction sont inextricablement liés », observe Biancamaria Fontana. La passion amoureuse comprend des comportements destructeurs comme la jalousie, la possessivité, l’égoïsme, l’inconstance. Ses sentiments doivent être éradiqués pour permettre de réinventer l’amour. Au contraire, la littérature et la société encouragent un amour absolu avec sa possessivité destructrice, malgré son effet fatal.
« Au contraire de toutes les doctrines présentant l’amour comme un phénomène absolu et uniforme, le libertinage classique affirmait la variété des formes de la passion amoureuse », précise Biancamaria Fontana. Dans le roman de Laclos, diverses formes de relations amoureuses sont présentées. Avec chaque personne, avec chaque relation, se construit une manière d’aimer différente. Mais l’ordre social impose un code moral rigide et uniforme. L’amour traditionnel devient alors un carcan qui entrave la libération sexuelle et la multiplication des plaisirs.
Le roman épistolaire de Laclos associe le plaisir érotique au plaisir littéraire. Les personnages apprécient l’écriture, associée à la séduction et au plaisir sexuel. L’éducation érotique est associée à l’éducation intellectuelle. Le personnage de Cécile de Volanges apprend progressivement l’écriture et l’amour.
« La Révolution a été faite par des voluptueux », estime le poète Charles Baudelaire. La transformation radicale des relations humaines et amoureuses permet de changer la société. « Ce que Baudelaire entend est assez clair : la transgression sexuelle, la corruption des mœurs, le désir généralisé de plaisir et de bonheur ont contribué à l’effondrement de l’Ancien Régime bien plus que toute action politique délibérée et que toute idéologie militante », précise Biancamaria Fontana. Laclos, et la recherche effrénée de la jouissance, attaque les valeurs morales. Le libertinage ne se contente pas de changer les institutions mais détruit les fondements de l’ordre social existant. Mais, contrairement à la sympathique interprétation de Baudelaire, la Révolution française n’est pas un mouvement libertaire et orgiaque. La vertu et la morale guident les dirigeants de la Révolution. Le libertinage concerne une minorité d’intellectuels, mais ne se diffuse pas dans la population. Les idées libertines semblent donc peu influentes.
Le roman de Laclos permet de s’interroger sur la séduction. Entre stratégie calculée et spontanéité superficielle, la séduction semble difficile à analyser. Au début du roman, c’est la stratégie rigoureuse et le mensonge qui prédominent. La rhétorique amoureuse apparaît comme un simple instrument. Mais la séduction doit surtout se conformer à des règles strictes.
Ce roman évoque surtout l’émancipation à l’égard de l’autorité. La libération des relations affectives et sexuelles s’oppose à l’ordre moral. La libération des désirs s’exprime à l’encontre des mœurs et des pouvoirs établis. Une nouvelle éducation, amoureuse et sensuelle, doit libérer l’individu de sa soumission aux différentes formes d’autorités. Les relations amoureuses et sexuelles apparaissent comme le produit de l’ordre social. « Ainsi, les circonstances dans lesquelles les personnes expérimentent l’amour et la vie de famille étant des créations sociales, elles ne peuvent s’améliorer que par la transformation radicale des croyances collectives, de l’éducation et des institutions publiques », analyse Biancamaria Fontana.
La plupart des intellectuels et des militants, y compris ceux qui se disent libertaires, considèrent que la révolution sexuelle a déjà eu lieu. La lutte banalement anti-sexiste, teintée d’un postmodernisme à la mode devient l’urgence du moment pour ses militants. Pourtant, la révolution amoureuse, sensuelle, sexuelle demeure une priorité. Saper les bases de l’ordre social, des inhibitions, des contraintes sociales et des normes intériorisées demeure un désir à raviver.
Le roman de Laclos décrit une société dans laquelle règne la répression sexuelle et la morale la plus stricte. La sexualité semble désormais omniprésente, spectaculaire et marchandisée. Le texte de Laclos semble correspondre à une époque révolue. « Et pourtant il me semblait que la puissance imaginative et émotionnelle de ce roman venait en grande partie de son message de provocation et de révolte contre les valeurs et les pratiques sociales du siècle », tranche Biancamaria Fontana. La société néolibérale privilégie le calcul carriériste. En revanche, la réflexion stratégique n’est plus mise au service de la sensualité et du plaisir amoureux.
La lutte des classes demeure indispensable pour abattre l'ordre capitaliste. Mais la révolution doit également amorcer un processus de transformation radicale de l'ensemble des relations humaines et amoureuses. La possession, la jalousie, la soumission, les normes et les contraintes sociales doivent être éradiqués pour permettre une véritable émancipation humaine. La révolution sociale doit s'accompagner d'une indispensable révolution érotique, sensuelle, sexuelle.
Source : Biancamaria Fontana, Du boudoir à la Révolution. Laclos et Les liaisons dangereuses dans leur siècle, Agone, 2013
Réinventer l'amour pour passionner la vie
Wilhelm reich et la révolution sexuelle
La psychanalyse contre l'ordre moral