La tradition du populisme américain
Publié le 19 Mai 2022
Les élites américaines ne cessent de dénoncer le trumpisme comme le choix du peuple. En revanche, le système électoral et la démocratie libérale sont rarement accusés d’avoir mis le milliardaire télégénique à la tête des Etats-Unis. Le peuple semble alors perçu comme une foule dangereuse et une masse incontrôlable, aux idées forcément racistes et réactionnaires. La défiance à l’égard des experts et de la classe dirigeante est accusée de mener vers le populisme autoritaire.
Le livre de Yasha Mouk, intitulé Le Peuple contre la démocratie, reprend cette dénonciation du populisme. Le peuple réclamerait des chefs forts et serait hostile au multiculturalisme. La critique des institutions, des médias et des intellectuels risque alors de mener vers un régime autoritaire. Le peuple et l’Américain moyen, considéré comme un idiot, doivent être privé du droit de vote. Pour mieux sauver la démocratie.
Le terme de populiste semble particulièrement confus. Il évite de désigner des démagogues, des nationalistes, des racistes ou même des fascistes. Pourtant, le populisme s’inscrit dans une tradition historique issue du Kansas depuis 1891. Le People’s Party regroupe des fermiers en colère. « Egalité des droits pour tous, privilèges pour personne » devient leur mot d’ordre. Ce Parti du peuple dénonce la pauvreté, les dettes, le monopole et la corruption. C’est le peuple lui-même qui doit s’organiser pour résoudre ces problèmes.
Ce populisme propose que les travailleurs se rassemblent pour lutter contre les privilèges. C’est un des grands courants de la tradition démocratique américaine. La dénonciation du populisme vise à effacer ce mouvement historique et apparaît comme une conception élitiste de la démocratie. Thomas Frank explore ces sujets dans son livre Le populisme, voilà l’ennemi !
Origines du populisme
Le populisme des années 1890 bouscule le clivage entre les deux grands partis issus de la guerre de Sécession. Il transcende ce système avec un discours qui repose sur la solidarité de classe, Il tente d’unir les fermiers du Sud et de l’Ouest aux ouvriers d’usine des villes du Nord. « Les intérêts des travailleurs des campagnes et des villes sont les mêmes », proclame le programme du Parti du peuple en 1892. Leurs ennemis sont également identiques : banquiers, barons du rail, courtiers en matière première et politiciens corrompus à leur service. Les populistes proposent un contrôle de la monnaie et des chemins de fer par la puissance publique. « La plupart des causes défendues par les populistes nous sont aujourd’hui familières : la réglementation des monopoles, l’impôt sur le revenu, l’initiative populaire et le référendum, l’élection directe des sénateurs, etc. », présente Thomas Frank. Ces revendications se sont diffusées et sont devenues majoritaires.
En 1893, l’économie nationale entre en récession. La colère déborde des régions rurales. En 1894, une grève locale éclate dans une usine de wagons Pullman à Chicago. En solidarité, le syndicat American Railway Union dirigé par Eugen Debs refuse de travailler sur les trains qui comprennent des voitures Pullman. Le trafic ferroviaire est rapidement paralysé dans tout le pays. Ces révoltes sociales permettent de diffuser les idées populistes. Cependant, le Parti du peuple se divise. Surtout, la crise se termine et les deux grands partis reprennent les revendications populistes. Cette tradition politique semble très éloignée des idées racistes et réactionnaires incarnées par Donald Trump.
La crise de 1929 provoque l’effondrement du système bancaire. Une vague de révolte sociale éclate. Les fermiers protestent et les ouvriers lancent des mouvements de grève. Le populisme, oublié au début du XXe siècle, redevient à la mode. « Avec la culture des années 1930, le lien était encore plus évident. Où que l’on se trouve à l’époque, l’humeur est à la célébration optimiste des gens ordinaires », indique Thomas Frank. Le cinéma hollywoodien, le théâtre, la poésie populaire, les émissions de radio, la photographie, la musique folk et les peintures murales expriment un air du temps populiste. Mais surtout, le populisme s'installe à la Maison-Blanche. En 1932, le démocrate Franklin Delano Roosevelt devient président. Il défend les fermiers, les petits propriétaires et les syndicats. Il s’oppose à Wall Street et aux oligopoles.
Néanmoins, le populisme de Roosevelt ne s’appuie pas sur l’auto-organisation. Au contraire, le président renforce l’Etat central et l’administration fédérale. Aucune de ses mesures n’est soumise à un référendum. Ensuite, Roosevelt reste attaché à l’expertise, aux corps intermédiaires et à la démocratie représentative. Par ailleurs, les démocrates du Sud restent attachés au racisme et à la ségrégation. La politique de Roosevelt n’accorde pas toujours les mêmes droits aux Afro-Américains. « Les agences du New Deal ont refusé de subventionner l’accès des Noirs à la propriété, une erreur dont les conséquences se ressentent encore aujourd’hui », illustre Thomas Frank. Néanmoins, la culture populaire des années 1930 reste ouverte aux immigrés et semble clairement anti-raciste.
Contestation des années 1960
Dans le contexte des années 1930, l’opposition au populisme provient directement de la classe capitaliste qui défend ouvertement ses intérêts face à la révolte sociale. Après la Seconde Guerre mondiale, l’anti-populisme provient des élites intellectuelles, souvent de gauche et progressistes. Ce groupe social issu d’universités prestigieuses s’oppose aux mouvements de la classe ouvrière. « Sa fonction a toujours été la même : rationaliser le pouvoir des puissants. Mais désormais c’est la psychologie et les sciences sociales qu’il a mobilisé à cette fin », indique Thomas Frank.
Pendant les années 1950, les luttes sociales sont effacées de l’histoire. Daniel Bell publie La Fin de l’idéologie. La compétence des experts doit remplacer la lutte des classes et les mobilisations de masse. Le populisme est alors dénoncé pour sa remise en cause des hiérarchies légitimes. Il refuse de reconnaître la réussite sociale au nom de l’égalitarisme. L’anti-populisme se confond avec une défense des élites contre les masses irrationnelles. Seymour Martin Lipset dénonce même l’autoritarisme de la classe ouvrière. Le populisme n’évoque plus le mouvement paysan des années 1890 mais la démagogie conservatrice et l’anti-communisme du maccarthysme.
Martin Luther King, à l’arrivée de la marche de Selma en 1965, évoque les origines de la ségrégation raciale. Les bourgeois bourbons voulaient diviser le mouvement populiste dans le Sud. Le racisme et la suprématie blanche permettent alors d’opposer les exploités entre eux. « Les maîtres du Sud avaient saccagé leur propre société, jeté les humains les uns contre les autres dans un combat raciste à mort, tout ça pour être sûrs de conserver leur position prééminente », résume Thomas Frank. Martin Luther King rappelle les origines du populisme pour montrer que les travailleurs des deux races peuvent s’unir pour la justice sociale. La lutte pour les droits civiques relance la sensibilité populiste. Les années 1960 marquent le retour de la contestation sociale malgré la parenthèse du consensus conservateur des années 1950. « Power to the people » (« le pouvoir au peuple ») devient un slogan à la mode qui évoque la tradition populiste.
Martin Luther King est repeint aujourd’hui en antiraciste consensuel et naïf qui espère humaniser la barbarie capitaliste. Au contraire, il est totalement engagé dans les luttes des travailleurs et soutient les mouvements de grève. Le mouvement des droits civiques s’inspire des pratiques de lutte des travailleurs des années 1930 : boycotts, sit-in, occupations et grandes manifestations. La lutte des droits civiques et le mouvement ouvrier adoptent des objectifs et des stratégies similaires. Martin Luther King rappelle que les patrons noirs et les millionnaires noirs sont peu nombreux. Comme la majorité de la population, les Noirs veulent des salaires décents, des conditions de travail convenables, des logements vivables, la protection sociale pour la santé et la retraite. Martin Luther King souligne également que si les minorités sont exploitées et opprimées, c’est l’ensemble des travailleurs qui va subir davantage d’oppression. Inversement, les forces racistes défendent l’ordre capitaliste.
Effondrement de la lutte des classes
La lutte pour l’égalité juridique se prolonge avec l’objectif d’une égalité économique. « Mettre fin à l’humiliation était un début, mais mettre fin à la pauvreté est une tâche plus considérable », prévient Martin Luther King. En 1968, il lance une marche des pauvres sur Washington. Cette action évoque également les manifestations et le populisme des années 1930. Il soutient la grève des éboueurs noirs de Memphis. La cause des droits civiques se prolonge dans le combat pour les droits des travailleurs.
Bayard Rustin, conseiller de Martin Luther King et fin stratège, propose un rapprochement avec le syndicat de l’AFL-CIO. Les ouvriers blancs sont souvent considérés comme conservateurs et racistes. Mais Rustin observe que les syndicats restent les institutions les moins ségrégées. Les travailleurs noirs et blancs peuvent se côtoyer. Surtout, ils défendent les mêmes intérêts et les mêmes objectifs de justice sociale. Seul un mouvement de masse issu de la base peut permettre de changer la société.
Le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) parvient à s’implanter dans le Sud profond. Dans la tradition populiste, ce groupe de jeunes se tourne vers les paysans noirs. Ce qui rejoint la base sociale du populisme des années 1890 et 1930. Le SNCC insiste sur l’auto-organisation de la population noire. Plutôt que de tenter d’influer sur les institutions et la classe politique, le SNCC aspire à construire un mouvement depuis la base.
Mais, à la fin de l’année 1968, Martin Luther King est assassiné. Des émeutes éclatent. Néanmoins, le projet d’une marche contre la pauvreté n’aboutit pas. Les syndicats se noient dans la torpeur bureaucratique. Le président démocrate Lyndon Johnson abandonne son projet de New Deal pour multiplier les dépenses militaires avec la guerre du Vietnam. Le président Jimmy Carter cultive un style populiste. Mais son gouvernement réduit les impôts pour les plus riches et applique une politique d’austérité.
Ce qui débouche vers l’élection de Ronald Reagan. Son populisme de droite flatte l’Américain moyen pour appliquer une politique néolibérale. L’imposture devient encore plus grotesque avec l’élection du républicain George Bush. Issu de l’élite aristocratique, il se moule dans une posture nationaliste pour se montrer proche du peuple. Son fils « W », Sarah Palin, Fox News ou le Tea Party adoptent la même démarche. Ce populisme de droite mène des politiques inverses à la tradition du populisme historique. Les baisses d’impôts et de dépenses publiques ne cessent de creuser les inégalités sociales. Donald Trump s’inscrit évidemment dans cette filiation du populisme de droite.
Alors que le populisme de droite et la défiance contre les élites se banalisent, le parti démocrate s’éloigne de cette sensibilité. « Au fil d’innombrables débats internes au parti, les démocrates en sont venus à se voir non plus comme la voix des travailleurs mais comme une sorte de rassemblement des doctes et des vertueux », ironise Thomas Frank. Les démocrates s’éloignent des mouvements de masse et semblent même les mépriser. Les électeurs ordinaires sont perçus avec suspicion et dégoût.
Vestiges du populisme
Le livre de Thomas Frank permet de comprendre la démarche du populisme américain. Surtout, il retrace l’histoire des Etats-Unis à travers le prisme de ce courant politique original mais particulièrement influent. Il n’évoque pas son histoire récente et son renouveau autour du courant de Bernie Sanders. Cette actualité montre bien que la tradition du populisme américain reste vivace et persistante.
Thomas Frank se penche également sur les discours à propos du populisme. Les élites jettent un regard négatif sur cette tradition politique. Ce courant semble désormais associé à l’extrême-droite. Pourtant, dans le contexte d’une société marquée par la ségrégation raciale, les populistes ont toujours tenté d’unifier le peuple au-delà des clivages racistes. Blancs et Noirs doivent s’unir contre les puissants. Thomas Frank se penche également sur le discours anti-populiste qui, jusqu’à aujourd’hui, masque mal un mépris de classe et un élitisme vulgaire.
Thomas Frank conserve un regard empathique et bienveillant à l’égard de cette tradition populiste. Néanmoins, il n’hésite pas à pointer les limites de certaines de ces expériences. Le New Deal apparaît comme le grand moment populiste, des luttes des chômeurs jusqu’aux sommets de l’Etat. Mais la politique populiste se moule dans la tradition élitiste et étatiste du parti démocrate. De plus, le New Deal ne prend pas en compte la question centrale du racisme. Surtout, Thomas Frank montre que le populisme ne vient pas uniquement d’en haut et du sommet de l’Etat. Ce sont avant tout des révoltes sociales qui permettent de porter puis de mettre en œuvre les revendications populistes. Le New Deal apparaît après d’importantes mobilisations sociales.
Néanmoins, la critique du populisme pourrait se montrer plus dure. Cette tradition politique s’oppose à celle du socialisme mais aussi du syndicalisme révolutionnaire incarné par les Industrial Workers of the World. Dans ce contexte, le populisme apparaît comme une critique relativement modérée de l’ordre capitaliste. La dénonciation des élites et de l’oligarchie ne débouche pas forcément vers une remise en cause de la démocratie représentative. Les populistes ne s’opposent pas à la domination d’une minorité sur la majorité de la population. Ils se contentent de réclamer des élites vertueuses qui prennent en compte les intérêts du peuple.
Ensuite, le populisme ne développe pas une véritable critique du capitalisme. Ce sont surtout les trusts et les grandes entreprises qui sont remises en cause. Mais les populistes défendent la propriété privée. Ce mouvement s’appuie sur des fermiers qui sont loin d’envisager une mise en commun des terres et des moyens de production. L’exploitation et le travail semblent même valorisés.
Le populisme s’oppose également à la lutte des classes. Les ouvriers, la classe moyenne et les petits patrons doivent s’unir contre les élites. Mais les intérêts de ces différentes catégories sociales ne sont pas toujours les mêmes. C’est la classe moyenne qui semble entraîner les ouvriers et les paysans derrière ses intérêts propres. Elle aspire à la création d’un Etat social au service de ses intérêts et, pourquoi pas, dirigée par la classe moyenne elle-même. Au contraire, les intérêts des prolétaires penchent davantage vers l’abolition de l’exploitation capitaliste.
Source : Thomas Frank, Le populisme, voilà l’ennemi ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie des années 1890 à nos jours, traduit par Etienne Dobenesque, Agone, 2021
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Pour aller plus loin :
Radio : Le populisme, voilà l’ennemi ! par Thomas Frank, diffusée par Radio MDM le 25 novembre 2021
Radio : Brice Couturier, Thomas Frank, défenseur du populisme de gauche, diffusé sur France Culture le 15 octobre 2018
Vidéo : Thomas Frank: A Brief History of Anti-Populism, diffusée par la revue Jacobin le 24 septembre 2020 (VO)
Benjamin Caraco, Le populisme : une tradition politique américaine radicale, publié sur le site Non fiction le 12 janvier 2022
Antoine Chollet, Critiquer le populisme, c’est attaquer la démocratie, publié sur le site Pages de gauche le 21 octobre 2021
Renouer avec le populisme, entretien avec Thomas Frank, Propos recueillis par Michael C. Behrent, publiés dans la revue Esprit en octobre 2020
Thomas Frank, La démocratie survivra-t-elle au peuple ?, publié sur le site Agone le 21 octobre 2021
Thomas Frank, Ces riches qui votent à gauche (mais pas trop), publié sur le site Agone le 3 décembre 2020
Thomas Frank, La grande parade des larmes, publié dans le journal Le Monde diplomatique en décembre 2020
Thomas Frank, Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même, publié dans le journal Le Monde diplomatique en janvier 2013
Thomas Frank, Capitalisme. Les idéologues populistes de la nouvelle économie, publié sur le site du Courrier international le 4 novembre 2004
Mathieu Dejean, Comment la gauche s’est embourgeoisée, publié dans le magazine Les Inrockuptibles le 23 avril 2018
Martin Saintemarie, « Barack Obama a sauvé le néolibéralisme » – Entretien avec Thomas Frank, publié sur le site Le vent se lève le 13 mai 2018
Martin Saintemarie, Le populisme sauvera-t-il les États-Unis ?, publié sur le site Le vent se lève le 11 octobre 2020
Martin Saintemarie, États-Unis : pourquoi les pauvres votent à droite, publié sur le site Le vent se lève le 21 avril 2018
Jean Birnbaum, "Pourquoi les pauvres votent à droite" : la rébellion conservatrice, publié dans le journal Le Monde le 31 janvier 2008
Christian Brouillard, Le marché de droit divin : capitalisme sauvage et populisme de marché, publié sur le site de la revue A Bâbord ! n°5 en été 2005
Stéphane Chalifour et Judith Trudeau, Le paradigme populiste, publié sur le site du journal Le Devoir le 11 février 2020
Claude Lesme, Le peuple abandonné, publié sur le site du journal La Montagne le 20 mai 2018