La nouvelle gauche américaine
Publié le 6 Août 2020
Une nouvelle génération d’activistes émerge dans l’Amérique de Donald Trump. Alexandria Ocasio Cortez, jeune élue au Congrès, incarne ce renouveau politique. La militante de Democratic Socialists of America (DSA) multiplie les interventions publiques percutantes relayées sur les réseaux sociaux. Mais de nouveaux visages s’observent également dans les luttes sociales. L’universitaire Frances Fox Piven considère même que la contestation actuelle semble au moins aussi intense que dans les années 1960.
Les jeunes américains n’ont connu que les crises économiques. La peur de l’avenir devient l’unique horizon. Cette génération s’est endettée pour suivre des études qui débouchent vers la précarité. L’effondrement climatique reste une inquiétude majeure. Les jeunes américains ont vu l’Etat renflouer les banques en 2008. Ils ont fait campagne pour Barack Obama avant de connaître une désillusion. Surtout, ils ont participé aux assemblées d’Occupy Wall Street mais aussi à la lutte contre les violences policières avec Black Lives Matter. Ils ont soutenu Bernie Sanders aux primaires démocrates de 2016. Ce contexte bouillonnant annonce de nouvelles révoltes aux Etats-Unis. Le journaliste Mathieu Magnaudeix dresse le portrait de ses nouveaux activistes dans son livre Génération Ocasio Cortez.
Nouveaux mouvements
Tara Raghuveer, issue d’un milieu bourgeois, découvre la misère au cours de ses brillantes études. Elle est frappée par les logements délabrés à Kansas City et se penche sur les expulsions locatives. Éloignée d’un militantisme étudiant prétentieux et grandiloquent, elle découvre les méthodes du community organizing. Tara Raghuveer participe à une association qui soutient les migrants. « Elle lance des programmes destinés à encourager les femmes de milieu modeste à mener des actions dans la communauté, gère une campagne nationale », décrit Mathieu Magnaudeix. Mais son association, sans perspectives politiques, ne sait pas comment réagir face à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.
Tara Raghuveer ressent le racisme avec la montée du suprémacisme blanc. Elle décide de lancer sa propre organisation. « Je n’allais pas juste réagir au monde de merde dans lequel on est tous englués. Je me suis dit : tu vas construire le monde où tu veux vivre », confie Tara Raghuveer. Elle crée une association de locataires pour lutter contre les expulsions de logement à Kansas City. Elle toque aux portes des quartiers noirs de la ville. Elle organise ensuite des réunions pour discuter des problèmes. Elle utilise les méthodes de Saul Alinsky, mais aussi de l’éducation populaire avec le théâtre de rue. Les pratiques d’action collective émergent à l’échelle locale mais peuvent aussi se diffuser pour « créer la révolution dans tout le pays ».
Le mouvement Sunrise milite pour un Green New Deal. Une politique de relance keynésienne teintée d’écologie. Sunrise se compose de jeunes activistes qui dénoncent les désastres environnementaux. En novembre 2018, ils occupent le bureau de Nancy Pelosi, patronne des démocrates au Congrès. Alexandria Ocasio Cortez participe à cette occupation et porte la revendication du Green New Deal avec des investissements et des emplois écologiques. « Sous leur apparente simplicité, ces mots d’ordre dessinent une ligne politique, une stratégie, et des règles d’organisation : une transformation de la société, un mouvement inclusif au-delà des classes et des races, et une forte culture interne », commente Mathieu Magnaudeix. Sunrise propose une stratégie pour faire pression sur la gauche américaine à travers des meetings, des piquets et des occupations. Sunrise développe une esthétique avec des chansons. Sa culture visuelle repose sur une identité graphique présente dans toutes ses vidéos.
Alexandria Ocasio Cortez incarne un nouveau profil politicien. Sa campagne reste ancrée sur le terrain, à travers des discussions avec les travailleurs. La distribution de tracts le matin reste un moyen incontournable s’adresser à la population directement. Mais Alexandria Ocasio Cortez s’appuie également sur les médias numériques. Elle met en scène sa vie banale de jeune femme trentenaire qui vit dans le Bronx et se passionne pour le groupe hip hop Public Enemy. La politicienne sait parfaitement parler de politique à partir de sa vie quotidienne. Mais elle reste attachée aux idées de la gauche radicale et à une forme de populisme démocratique. « Nous savons que notre politique, c’est d’abord le haut contre le bas », proclame Alexandria Ocasio Cortez.
Nouvelles pratiques de lutte
En 2017, l’élection de Trump déclenche une vague de contestation avec d’importantes manifestations. La Women’s March dénonce les propos misogynes du nouveau président. Un discours intersectionnel tente d’articuler genre et race. Mais la lutte des classes revient également au goût du jour avec les grèves qui font leur grand retour. DSA bénéficie d’un afflux d’adhérents lié à l’élection d’Alexandria Ocasio Cortez mais aussi à un retour des luttes sociales. « Soyons clair, prendre le pouvoir passe par notre capacité à arrêter la production », tranche la directrice nationale de DSA, Maria Svart. Des grèves sectorielles parviennent à arracher des victoires concrètes et des augmentations de salaires, notamment dans l’enseignement et l’aérien.
Le community organizing vise à mobiliser la population autour de campagnes locales destinées à obtenir des victoires contre les institutions, comme des élus ou des agences. Des réunions permettent des échanges autour de récits personnels. Cette mise en relation permet de créer une force collective. Le passage à l’action repose sur une logique de conflit autour d’une cause précise. Le community organizing permet une auto-organisation des classes populaires. Mais cette démarche peut également déboucher vers des associations professionnelles qui n’ont pour but que d’obtenir des financements.
Mais des nouveaux activistes visent à repolitiser ces pratiques avec une approche inclusive. « Ils privilégient l’autonomie, mettent en avant l’intersectionnalité des luttes, cherchent à construire des relations horizontales », décrit Mathieu Magnaudeix. Cette nouvelle génération n’estime plus que la fin justifie les moyens. Elle valorise la démocratie directe, recherche le consensus et la délibération autonome. Occupy Wall Street et Black Lives Matter ont permis de diffuser de nouvelles pratiques de lutte. Mais, malgré cet esprit libertaire, les nouveaux activistes recherchent la reconnaissance du bon vieux Parti démocrate.
Une tradition contestataire américaine insiste sur le plaisir de la lutte. L’anarchiste Emma Goldman, qui vit aux Etats-Unis entre 1885 et 1919, rejette toutes les conventions. Elle estime que la vie et la joie ne doivent pas être effacées par le militantisme austère. « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas de votre révolution », devient un slogan des manifestations contre la guerre au Vietnam. Durant cette période des années 1960, le Youth International Party propose des actions originales qui sortent des manifestations ennuyeuses et de la rigidité de la vieille gauche. Les Young Lords pratiquent l’action directe dans les quartiers. Ils mettent le feu aux poubelles pour alerter sur les problèmes de ramassage des déchets.
Aujourd’hui, une culture féministe et libertaire invite à abandonner le virilisme guerrier et la compétition entre militants ou groupuscules. Les logiques du patriarcat et du capital colonisent tous les aspects de la vie, y compris chez les militants censés les combattre. La joie doit alors revenir au centre de la révolte. « Nous sommes convaincus que les luttes les plus larges, les plus durables, les plus farouches, sont animées par de fortes relations d’amour, d’attention aux autres et de confiance », indique un livre sur le militantisme joyeux publié en 2017. Ce texte collectif s’inspire de Spinoza, de Toni Negri et du Comité invisible. Le cynisme et le pessimisme doivent être balayés par l’amitié, la solidarité, la confiance et la convivialité. Cet « activisme du plaisir » s’inspire également de la poétesse Audre Lorde qui insiste sur l’érotisme comme « puissante force vitale des femmes » et comme « énergie créatrice ».
Nouveaux militants de la vieille gauche
Le livre de Mathieu Magnaudeix permet de présenter le renouveau de la gauche radicale américaine. Le journaliste s’appuie sur ses reportages pour dresser un panorama de cette mouvance originale. Après la débâcle de Syriza, l’effondrement de Podemos, la démarche autoritaire de la France insoumise, c’est du côté des Etats-Unis que se tournent tous les regards qui veulent renouveler une gauche radicale en décomposition. Mathieu Magnaudeix évite l’écueil qui réduit cette gauche américaine à du marketing sur les réseaux sociaux. Certes, il évoque l’importance du storytelling et de la communication. Mais il se penche surtout sur les multiples militants grassroots qui privilégient l’action concrète plutôt que les bavardages politiciens.
Néanmoins, Mathieu Magnaudeix en dit autant sur ses idées politiques et celles de Mediapart que sur le renouveau de la contestation américaine. Le journaliste insiste fortement sur l’intersectionnalité qui vise à articuler le genre et la race. Il évoque uniquement la critique réactionnaire de Mark Lilla. En revanche, il élude les débats qui traversent les luttes actuelles retranscrits par Laura Raïm. L’intersectionnalité apparaît surtout comme une addition de causes séparées qui élude la nécessité d’une révolte globale contre le capitalisme. Un mouvement comme Black Lives Matter délaisse progressivement l’approche intersectionnelle pour remettre en cause le capitalisme qui exige un maintien de l’ordre et des violences policières.
La révolte partie de Minneapolis remet en cause l’ensemble de l’ordre existant et dépasse largement la cause noire. Dans la même veine, Mathieu Magnaudeix évoque très peu les grèves, les conflits sociaux et la lutte des classes. Il privilégie les combats des minorités et de l’écologie. Il se focalise sur une petite bourgeoisie intellectuelle qui veut bien checker ses privilèges sans remettre en cause ses intérêts de classe. Ces bons élèves de l’activisme semblent bien éloignés des profils sociaux présents dans les véritables révoltes, comme celles de Minneapolis. Clairement, aucune lutte globale ne pourra partir du combat pour les pistes cyclables et les jardins partagés.
Mais c’est la démarche de Mathieu Magnaudeix qui peut être remise en cause. La génération Ocasio-Cortez perçoit les mouvements sociaux avant tout comme un marche-pied vers le pouvoir politique. Le journaliste privilégie les mouvements institutionnels et réformistes qui restent dans l’orbite d’un Parti démocrate agonisant. Sunrise illustre cette impasse. Ces écologistes veulent se contenter de faire pression sur les politiciens pour qu’ils appliquent quelques réformettes insignifiantes. Au contraire, il semble important d’insister sur l’importance des luttes autonomes qui refusent de s’inféoder aux partis et aux institutions.
La contestation sociale ne doit pas aider la gauche à revenir au pouvoir. Elle porte sa dynamique propre qui doit ouvrir des perspectives radicalement nouvelles. Ces nouveaux activistes restent des réformistes qui pensent pouvoir aménager le capitalisme à coup de Green New Deal. Mais ils ne veulent pas remettre en cause l’exploitation et la logique marchande. Les luttes sociales doivent discuter de leurs propres perspectives et inventer le chemin vers une rupture avec le capitalisme. Il existe également une contestation américaine qui n’attend rien du Parti démocrate et porte une révolte globale contre l’ordre existant. C’est bien ce que rappelle l'insurrection de Minneapolis.
Source : Mathieu Magnaudeix, Génération Ocasio-Cortez. Les nouveaux activistes américains, La Découverte, 2020
Black Lives Matter et la révolte noire américaine
Les luttes de quartiers à Los Angeles
Occuper le monde : une nouvelle forme de radicalité
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Angela Davis et les luttes actuelles
Vidéo : Les populistes de gauche à l’assaut du Parti démocrate, émission diffusée sur Mediapart le 11 février 2020
Vidéo : Audrey Racine, "Les nouveaux activistes américains ressentent un sentiment d'urgence tous azimuts", diffusé sur France 24 le 10 juillet 2020
Vidéo : À l'air libre (63) Colère à l'hôpital et gauche américaine, mis en ligne sur Mediapart le 18 juin 2020
Vidéo : Pierre Jacquemain, Mathieu Magnaudeix : « Trump veut faire de la présidentielle un référendum contre l’Amérique qui manifeste », mis en ligne sur le site de la revue Regards le 12 juin 2020
Radio : États-Unis, y’a-t-il une génération AOC ?, mis en ligne sur Binge Audio le 17 juin 2020
Radio : émissions avec Mathieu Magnaudeix diffusées sur France Culture
Lenny Benbara, « Le cycle des mobilisations aux États-Unis est sans précédent » – Entretien avec Mathieu Magnaudeix, publié dans la revue en ligne Le Vent Se Lève le 16 août 2020
Mathieu Magnaudeix, Alexandria Ocasio-Cortez, l’atout maître de Bernie Sanders, publié sur le site Presse toi à gauche ! le 12 novembre 2019
Mathieu Magnaudeix, Écologie : Génération Ocasio-Cortez, les nouveaux activistes américains..., publié sur le site Medias Citoyens Diois le 19 mai 2020
Meagan Day, Les nouveaux visages de la gauche américaine, publié sur le site Presse toi à gauche ! le 14 mai 2019
Frédéric L'Helgoualch, ‘Génération Ocasio-Cortez’. Le nouvel activisme US : modèle pour la gauche française ?, publié sur le site Deci Delà le 27 mai 2020
Armel Hemme, Alexandria Ocasio-Cortez : une élue « radicale » au Congrès américain ?, publié sur le site de Nova le 10 janvier 2019
Anne-Sophie Lechevallier, "Génération Ocasio-Cortez" : plongée dans l'Amérique révoltée, publié sur le site du magazine Paris-Match le 18 juillet 2020
Kenza Halimi, Le retour de la gauche radicale américaine, publié sur le site du journal Les Echos le 6 juillet 2020
Manon Houtart, Panorama des New Deals, publié dans le Nouveau Magazine Littéraire en avril 2020
Paul Elek, Note de lecture publié sur le site Le fil des communs le 20 mai 2020
Frédérick Port-Levet, Note de lecture publiée sur le site Liens Socio le 6 juin 2020
Charles Reeves, États-Unis : Le « socialisme » made in Bernie, publié dans le journal CQFD n°141 en mars 2016