Musique formatée et tubes planétaires
Publié le 16 Décembre 2016
La pop mainstream est considérée comme consensuelle et superficielle. Elle est souvent opposée à la dimension authentique et contestataire des contre-cultures. Un duel symbolique exacerbe les « oppositions entre le sérieux et le léger, la fascination adolescente et le goût adulte, le spectacle et le son, le monde marchand et l’émancipation sociale », observent les journalistes Guillaume Heuguet et Etienne Menut.
Pourtant, l’industrie musicale peut parfois concilier recherche du profit et créativité. Le journaliste John Seabrook propose une analyse de la musique pop dans le livre Hits ! Il tente de remettre en cause les clivages traditionnels entre pop culture et contre-culture.
Les chanteuses à la mode, comme Britney ou Rihanna, parviennent à obtenir un important succès commercial. Mais les arcanes de la fabrication de leurs tubes restent méconnus. « Que défendent-elles en tant qu’artistes ? Leur vision de la condition humaine ne semble pas s’étendre au-delà des parois de la cabine de chant. Et d’ailleurs, qui écrit vraiment leurs chansons ? », interroge John Seabrook.
Les faiseurs de tube restent anonymes et méconnus malgré leur forte influence culturelle. Cette musique entêtante peut procurer une étrange sensation de bien être. Le public cherche à écouter des chansons qui, malgré leurs paroles irritantes dans un premier temps, deviennent familières. Ces tubes finissent par provoquer d’agréables vibrations dans le sternum. L’industrie du disque émerge à partir des années 1980 avec le développement du CD. Mais la technologie menace progressivement le commerce du disque avec l’émergence du MP3 et le partage gratuit sur Internet.
A Stockholm, SweMix décide de remixer des tubes américains. En Suède, la séparation ethnique entre pop et R&B est inexistante. Ce petit pays favorise tous les mélanges et les hybridations entre la musique noire des Etats-Unis et les mélodies européennes. « La musique doit allier la puissance des breakbeats et des basses du reggae et du hip hop, les mélodies faciles à retenir et à fredonner pour lesquelles les Suédois sont si doués », décrit John Seabrook.
Dans les clubs, le public s’enflamme surtout au moment du refrain. Les boîtes à rythmes et les synthétiseurs permettent l’expérimentation musicale sans savoir jouer le moindre instrument. La musique électronique peut alors se développer.
Le label de la Motown permet la diffusion de la musique noire aux Etats-Unis. La maison de disque de Berry Gordy incarne également un modèle de production commerciale. A Londres dans les années 1970, Clive Calder reproduit cette démarche qui vise à contrôler toutes les étapes de la production musicale.
« Comme Berry Gordy, il exige le contrôle total de tous les aspects du processus de fabrication d’un disque : les chanteurs, les auteurs, les producteurs, les studios, les musiciens, et jusqu’à la location des instruments », décrit John Seabrook. Clive Calder décide également de la tonalité des morceaux, du mixage des albums et de la signature des contrats avec les fabricants et distributeurs. Il produit notamment les Backstreet Boys qui se vivent comme un groupe de hip hop mais s’orientent vers la pop.
Les usines à tubes émergent difficilement. Le punk des années 1970 et le grunge des années 1990 incarnent la révolte du public contre la « musique manufacturée ». Cependant, progressivement, l’album et la radio imposent un format musical. Cette uniformisation limite la créativité. Dans les années 1990, la musique pop doit s’opposer au grunge et à ses thèmes déprimants comme l’isolement et le désespoir.
En 1997 le succès des Spice Girls révèle la force de la musique formatée. Les boys bands se multiplient. Ensuite, le Mickey Mouse Club forme des jeunes talents soumis qui obéissent docilement aux adultes. La jeune chanteuse Britney Spears fait partie de la troupe avant d’entamer une carrière solo. Les auteurs de Stokholm lui créent des tubes sur mesure pour atteindre le succès assuré. « Entre "Sometimes" et … "Baby one more time", on avait le modèle de la carrière à venir de Britney – la petite fille innocente d’un côté et la lolita sexy de l’autre », révèle Steve Lunt.
MTV sature son public de clips qui tournent en boucle. La chaîne musicale reprend le modèle du Top 40 qui consiste à diffuser un nombre limité de clips. Pourtant, MTV cultive une image cool et branchée. Le rap et le grunge sont mis en l’honneur. En revanche, la chaîne ne veut pas ternir son image en diffusant de la pop sirupeuse. Mais, progressivement, MTV finit par se conformer au succès de la musique pop.
A travers l’histoire, la musique populaire adopte le même schéma. Les tubes à succès sont calibrés pour faire monter l’émotion et faire vibrer le public. « Les couplets font monter la tension, avant que le refrain ne la libèrent en faisant raisonner la joie », dévoile John Seabrook. Les labels sont créés par des passionnés de musique. Mais ce sont des chefs d’entreprise qui en reprennent progressivement le contrôle. La culture d’entreprise ne permet plus l’émergence du talent musical.
« Autrefois industrie artistique emmenée par des hommes aux oreilles affûtées, le milieu de la musique était devenue une entreprise purement commerciale, avec résultats trimestriels et objectifs à tenir », déplore John Seabrook. Mais, dans les années 2000, Napster va provoquer l’effondrement de l’industrie du disque. La musique peut désormais se télécharger gratuitement et le public refuse désormais de payer pour écouter ses artistes préférés.
En 2002, le hip hop contestataire s’impose à travers le succès d’Eminem. Il crache ouvertement sur l’industrie du disque et ses produits formatés. Il incarne le mauvais esprit d’une époque sombre. La pop des boys bands, insipide et superficielle, semble définitivement enterrée.
Mais le renouveau vient de la télévision avec l’émission American Idol. Des chanteurs polyvalents, des chansons taillées sur mesure, et des pros pour former des stars permettent de reprendre le modèle d’une pop ringardisée. Cette émission permet à des artistes de se faire remarquer, mais aucun candidat ne finit par devenir une star.
John Seabrook propose un bon livre d’enquête dans les coulisses de l’industrie du disque. Il décrit la fabrication de succès comme Rihanna ou Katy Perry. Son récit évoque l’importance des producteurs et des paroliers. Les chanteuses ne semblent pas créatives, mais servent uniquement d’attrait marketing. Le livre de John Seabrook reste au stade de la description journalistique. Il ne porte aucun jugement de valeur. C’est ce qui fait la force de son enquête avec son regard objectif et factuel. Mais c’est aussi la limite de son livre qui ne développe aucune forme de réflexion critique.
Cette enquête montre bien la force de l’analyse de l’Ecole de Francfort. L’industrie culturelle semble davantage perfectionnée. De véritables recettes à tubes se développent. La musique devient toujours plus standardisée et uniformisée. Les artistes s’apparentent à de véritables marchandises qu’il faut vendre. Le développement du téléchargement gratuit semble encore davantage renforcer ce conformisme. L’industrie du disque menacée se réfugie uniquement dans le modèle rassurant de la pop star insipide.
Le regard objectif de John Seabrook peut permettre d’entrevoir d’éventuels aspects contestataires dans la musique pop. Richard Mémeteau insiste sur les aspects transgressifs de la pop culture. Il estime que, même au cœur de cette musique formatée, perdure une contestation des normes sociales. Chez John Seabrook, cet aspect reste trop peu évoqué. Les artistes et les chansons se réduisent à de vulgaires machines à fric. Aucune forme de créativité ne surgit dans un monde qui produit des tubes formatés.
Cette musique joue donc le rôle de simple divertissement. Son objectif consiste uniquement à se vider la tête avec des paroles creuses et déconnectées des problèmes du quotidien. Mais John Seabrook évoque la fabrication des tubes sans se pencher sur la réception sur le public. Il existe sans doute un regard critique sur ce triomphe d’une musique pop acidulée. Certes, ces tubes sont programmés pour plaire et provoquer des émotions. Mais le public reste dans la passivité et le spectacle On est loin de la créativité joyeuse et passionnée des contre-cultures.
Source : John Seabrook, Hits ! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires, traduit par Hervé Loncan, La Découverte, 2016
Extrait publié sur le site Notes de passage
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Une histoire de la culture hip hop
Vidéo : Thomas Schwoerer, "Hits" ou la recette des tubes planétaires, diffusée sur Arte le 8 novembre 2016
Vidéo : Guillaume Heuguet, "Sur les figures, normes et formats des sites de streaming musical", conférence enregistrée les 11-13 novembre 2015
Vidéo : Rebecca Manzoni, S'il vous plaît, dessine-moi un hit !, émission diffusée sur France Inter le 26 septembre 2016
Radio : David Blot et Sophie Marchand, Comment fabriquer un hit ?, interview diffusée sur Radio Nova le 3 novembre 2016
Radio : Nicolas Demorand, émission Un jour dans le monde, diffusée sur France Inter le 3 novembre 2016
Radio : émissions sur le livre de John Seabrook diffusées sur France Culture
Radio : Matthieu Conquet, Song Machine : la fabrique des tubes, émission diffusée sur France Culture le 30 septembre 2016
Radio : Aventure, tubes et vidéos, émission diffusée sur la RTBF le 20 octobre 2016
Ingrid Luquet-Gad, Comment fabrique-t-on un hit ?, publié sur le site Vice le 7 novembre 2016
Carole Boinet, Comment les plus grands tubes de la pop ont été créés sur le modèle des potatoes de McDo, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 12 septembre 2016
Olivier Lamm, Pop, melting jackpot, publié sur le site du journal Libération le 29 avril 2016
Claire Richard, Dans les usines à tubes de Rihanna : la cuisine d’une icône numérique, publié sur le site Rue 89 le 11 septembre 2016
Julien Bordier, Musique: dans le secret des usines à tubes, publié sur le site du magazine L'Express le 15 octobre 2016
Bertrand Rocher, Un livre dévoile la face cachée des tubes pop, publié sur le site du magazine Grazia le 4 octobre 2016
Jedediah Sklower, Compte-rendu du livre de John Seabrook, publié dans la revue en ligne Territoires contemporains le 8 novembre 2016
Carole Boinet, Doit-on avoir peur de la pop mainstream (et existe-t-elle toujours) ?, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 4 novembre 2016