Techno et culture underground à Berlin
Publié le 6 Janvier 2014
Le mouvement techno lance une véritable contre-culture dans le Berlin des années 1990. Mais la fête devient progressivement une marchandise.
Le mouvement techno ne se limite pas au formatage musical pour clubbers branchés. En Allemagne, au début des années 1990, cette musique exprime une révolte qui rythme la contre-culture. Deux journalistes évoquent cette nouvelle forme de créativité dans un livre récent, à travers de nombreux entretiens.
« La chute du mur survint au moment où naissait une nouvelle musique machinique, rugueuse, fantastique », introduisent Félix Denk et Sven Von Thülen. Avec l’effondrement de la bureaucratie bolchévique, de nouveaux espaces de créativité peuvent s’ouvrir. Des usines désaffectées et des bâtiments vides sont occupés. « Dans tous ces lieux que l’histoire la plus récente avait comme rendus à la vie civile, on s’est mis à danser sur une musique quasiment réinventée de fond en comble chaque semaine », décrivent Félix Denk et Sven Von Thülen.
La techno émerge dans les années 1980 dans la ville de Détroit, aux États-Unis. Mais Berlin devient le berceau d’une réinvention contestataire de cette musique. Dans l’Est de la ville, la moindre sous-culture est réprimée, tandis que le rock s’est imposé à l’Ouest. Mais la techno permet un véritable souffle de liberté. Chacun peut expérimenter sa propre musique et exprimer sa créativité. « D’un seul coup, chacun pouvait programmer son propre monde : passer des disques, produire de la musique, fonder un magazine, imprimer des T-shirts… La techno appelait à la participation de chacun. C’était le son de la fin des hiérarchies », décrivent Félix Denk et Sven Von Thülen. A ses débuts, la techno rejette toutes les stars. Seule la fête, bien plus que le DJ, apparaît comme une star. La techno, avant de devenir un simple produit de l’industrie musicale, exprime l’anarchie de la fête.
Kati Schwind évoque la contre-culture à Berlin dans les années 1980. Les squats de Kreuzberg abritent des concerts de punk rock. La techno permet d’expérimenter et de créer à partir de morceaux déjà existants. Dr Motte s’inscrit dans un refus du travail. Pour survivre, il vend des cassettes avec de la soul, du funk et du post-punk. Mais, la culture populaire et la musique disco ne sont pas rejetées. « Je m’intéressais beaucoup à la musique de club, au disco comme on l’appelait à cette époque. Surtout quand l’expérimentation et le dansable se mélangeaient », avoue même Thomas Fehlmann. Les lieux underground accueillent toutes les personnes qui écoutent la même musique, quels que soient leurs âges ou leurs orientations sexuelles.
Le breakdance et l’électro-funk émergent à Berlin. Dans l’Allemagne de l’Est, se regrouper pour danser semble peu apprécié par la police. « Nous ne faisions que danser. Même s’ils se rendaient bien compte que nos danses exprimaient que nous voulions autre chose que ce que nous avions en RDA », souligne DJ Jauche. Les punks, les hooligans et le breakdance expriment une contestation du régime bureaucratique. Les marginaux et les contestataires, quel que soit leur milieu d’origine, forment une même communauté. « Et tous ceux qui sortaient un peu du rang finissaient inévitablement par se rencontrer. Un peu comme dans un village. Nos ennemis communs étaient les beaufs, les gens normaux », témoigne Wolle XDP. L’Etat réprime toute dissidence et peut envoyer un individu en prison à cause d’un comportement asocial.
Dans les clubs underground comme l’Ufo, les amoureux d’expérimentations musicales se réunissent dans une ambiance de clandestinité. Le DJ se contente de mettre la musique avant de venir danser avec les autres. C’est dans cette petite société conspirative que s’invente une nouvelle forme de musique. « Produire quelque chose de nouveau à partir de deux morceaux existants m’a tout de suite fait penser à l’art conceptuel. Mais c’était quand même tout à fait neuf », indique Arn Grahm.
Face à l’étouffoir et au conformisme des années 1980, la fête introduit du plaisir et de la passion dans la vie quotidienne. « La house avait cette humeur de début d’une nouvelle ère. C’était entièrement neuf. Rien que l’expérience du dancefloor, l’aspect hypnotique de la musique avait quelque chose de thérapeutique », témoigne Kati Schwind. La house ouvre un nouvel espace car cette musique n’impose aucun message précis et permet à chacun de se l’approprier. Le plaisir de la fête prime sur le niveau de la danse et des chants. Avec la house chacun peut devenir un artiste avec peu de moyens. « La musique incarnait le fait que tout pourrait être différent. Ça marchait merveilleusement avec moi. Les moyens de production étaient bon marché et à la portée de tous, mais il restait pourtant un large espace pour la créativité individuelle », décrit Cosmic Baby.
L’acid house devient la nouvelle tendance underground. Ce mouvement festif s’oppose à la veille gauche et au militantisme sinistre. Cette contre-culture introduit une autre manière d’agir et de vivre. « Les gens de gauche étaient toujours contre quelque chose. Je trouvais ça extrêmement ennuyeux. Aucune capacité à devenir soi-même. Quand on n’a pas de vision à partager, il ne se passe jamais rien », ironise Dr Motte. Il propose alors d’organiser une manifestation festive et illégale. La Love Parade réunit des squatteurs et des anarchistes mais les passants n’hésitent pas à rejoindre la fête.
Après la chute du mur, Berlin et ses lieux underground permettent une explosion musicale. La Tekknozid doit permettre de danser et de s’abandonner à la fête.
Des gens de l’Est et des individus issus de la bohème artistique ouvrent des squats comme le Tacheles. Ce lieu comprend un café et un club techno. Il devient un espace pour s’amuser sans hiérarchie ni exclusion. Des fêtes illégales sont même organisées dans des bunkers. Ses soirées ouvrent des espaces sauvages et temporaires. Le plaisir prime sur la rentabilité commerciale.
Des labels indépendants et des petits clubs technos payants sont également créés. Une émission de radio, animée par Marusha, diffuse de la techno. Mais cette émission valorise toutes les initiatives, même les plus marginales. Les auditeurs peuvent facilement participer. « II était ainsi possible de piger qu’ils étaient comme tout le monde, que tout le monde pouvait aussi organiser ses soirées. Elle a toujours engagé ses auditeurs à être actifs, à participer », témoigne Vainqueur. En revanche, le marché du disque s’empare rapidement de la musique techno. Cette contre-culture est récupérée par l’industrie culturelle. Au début, seuls des petits magasins tenus par des passionnés vendent des disques.
Le Tresor devient un club de techno ouvert à la population. L’ambiance est exclusivement dédiée à la musique et à la fête. C’est aussi un lieu de rencontres entre différentes catégories de la population. « Le Tresor était un projet ouvertement dirigé vers la rue. Toutes sortes de gens y échouaient. Si tu y traînais un peu, à un moment, on te donnait un job », décrit Dimitri Hegemann.
De nouveaux clubs ouvrent à l’image du Planet. L’ambiance favorise l’abandon au plaisir, parfois à l’aide de l’ecstasy. « C’était comme une religion qui aurait pris le corps en considération. Ça avait quelque chose de très érotique. L’amour de Dieu par la danse et la baise », décrit Arne Grahm. Les gays peuvent vivre pleinement la libération sexuelle, bercés par la musique techno.
Ses soirées permettent d’oublier les problèmes de la vie quotidienne pour s’immerger dans une ambiance joyeuse. « D’un coup, une incroyable joie était dans l’air. C’était beau à voir comment les gens redevenaient enfants et comment les problèmes qui les avaient si longtemps tourmentés étaient jetés par la fenêtre. C’était très libérateur, plein d’énergie et détendu à la fois », témoigne Thomas Fehlmann. Les soirées techno n’imposent pas encore le règne de la séparation et de l’isolement. La drague lourdingue disparaît au profit des câlins, des caresses et de l’abandon au plaisir.
La Love parade de 1991 marque le triomphe de la culture techno. Dans cet univers underground chacun tente de participer et de devenir acteur d’un même mouvement. « Ne plus être un simple consommateur, mais faire quelque chose, créer quelque chose. Aller dans toutes ces maisons abandonnées et y faire de belles choses avait aussi pour moi à voir avec une critique de la culture », souligne Clé. Si le punk repose surtout sur refus, la techno tente d’inventer un nouveau style de vie.
A Detroit, Underground résistance dénonce la précarité et la misère sociale. Cette musique affirme également une perspective de changement. « Mais c’était aussi à propos de l’espoir de pouvoir se rebeller contre tout ça et de s’affirmer. Contre l’industrie de la musique, contre le monde corporate qui veut nous dérober nos âmes », précise Robert Hood. Contre le monde marchand et le conformisme culturel, la résistance underground propose un affrontement sans compromis. Le hip hop et la techno rythment la perspective d’un changement par la musique. Le groupe de Detroit découvre un véritable public dans les clubs de Berlin comme le Tresor.
La Mayday tente de devenir la plus grande rave pour s’amuser en dehors du cadre de l’industrie culturelle. Mais la fête se transforme en spectacle de masse. « D’un seul coup, on avait une scène surélevée. On avait quelque chose comme un public qui dansait en direction de la scène. Sur la scène, des performances professionnelles que tout le monde matait », décrit Arne Grahm. Les artistes sont séparés des spectateurs et une hiérarchie s’instaure dans la passivité et la consommation. Depuis le déferlement de l’ecstasy, le rythme de la musique n’est plus la seule drogue. Les mêmes tubes commerciaux tournent en boucle. « Tout devenait plus commercial. On réalisait d’un coup qu’il ne s’agissait plus seulement d’un amoncellement de gens bizarres qui écoutaient de la musique mais d’une manière claire de faire de l’argent », résume Kati Schwind. Le désir d’une révolution techno se heurte à la logique du profit portée par des professionnels de la musique.
A partir de 1992, c’est le règne de la transe. Cette musique facile à digérer devient commerciale et s’adresse à un public de consommateurs passifs. La techno pop devient une simple marchandise avec l’industrie musicale. Maruscha incarne cette musique lisse et formatée pour plaire au plus grand nombre.
Le Walfisch devient le nouveau lieu des fins de soirée, avec un public plus populaire. « Le Walfisch avait un public très spécial. Extrêmement mélangé. Beaucoup de gays, mais aussi beaucoup de cheveux rasés de l’Est, des putains et des punks. Ça ne plaisait pas à tout le monde », décrit Zappa. Le public semble également plus large que le petit cercle des éternels habitués. Ce lieu devient alors un espace de rencontre. « Les filles étaient sexy. Les nanas de l’Est qui sortaient tout droit d’un catalogue avec leurs mecs défoncés qui trottinaient dans un coin. Elles étaient en tout cas très ouvertes à l’expérimentation », témoigne Terrible. Au Walfisch, les hooligans côtoient les homosexuels. Les hiérarchies et les barrières de classes semblent également disparaître dans la fête. Mais, progressivement, la musique se réduit à du bruit et la fête s’apparente à une routine.
Les Spiral Tribe incarnent l’esprit contestataire des années 1990. La révolte ne passe plus par l’expression d’une joie de vivre mais par une ambiance apocalyptique. Ils attaquent le racisme et s’opposent au système capitaliste. La techno n’est plus simplement un petit nid douillet à l’intérieur de la société marchande, mais exprime une critique. « Dans le même temps, la techno prenait cette direction qui nous faisait nous dire que tout ce beau monde voulait fuir la réalité. Nous voulions pourtant que les gens soient à l’écoute et comprennent de quoi il s’agit et qu’ils ne se contentent pas de se perdre dans le son, de s’y dissoudre et de cesser de penser », explique Alec Empire. Les morceaux des Spiral Tribe incarnent un son différent qui donne l’impression d’un tourbillon. Mais cette techno contestataire sombre dans la drogue et se contente d’organiser des raves.
La musique techno privilégie le son et l’émotion sur le texte. Elle semble dévalorisée par les partisans des chansons engagées. Mais son originalité provient aussi de cette démarche. « C’était libérateur d’avoir de la musique qui laisse de côté cet aspect cognitif et se concentre totalement sur les fonctionnalités rythmiques et émotionnelles, et se réalise à partir de là. Pas mal de force sortait de tout ça », souligne Mark Ernestus.
L’E-werk devient un nouvel espace. La musique techno demeure associée à la libération sexuelle. Loin de la séduction et de l’urgence sexuelle, la fête permet une ivresse des possibles. « Je me disais toujours que moi je ne lécherai pas la chatte de la première femme venue, mais je trouvais ça très bien que quelqu’un le fasse, y prenne du plaisir. Et puis c’est tout de même un plaisir exceptionnel, pas du tout-venant quotidien », témoigne Czyk. Ce lieu permet une liberté pour les artistes qui ne se sentent pas obligés de se conformer aux attentes du public. L’expérimentation musicale semble encouragée. Pourtant, l’E-werk diffuse de la musique commerciale et reproduit la séparation entre les artistes et le public. Les fêtards y viennent moins pour danser que pour se droguer à la coke. « La boîte a fini par devenir une manifestation de cette séparation : le peuple des raveurs qui prennent de l’ecstasy et l’artistocratie techno qui sniffe de la coke dans la salle vip », décrit Thomas Fehlmann.
La contre-culture finit par être récupérée par la logique marchande. La professionnalisation impose une concurrence entre les différents artistes. Le DJ doit se contenter de passer en boucle la même musique conformiste et standardisée. Le DJ peut même devenir une star et briser l’esprit égalitaire qui refuse la séparation entre l’artiste et le public.
La techno, de contre-culture dénigrée, devient un phénomène de mode. Les boîtes n’abritent qu’un public jeune et branché. La techno devient un phénomène médiatique et commence alors à s’effondrer. Loin de la culture contestataire et ouverte à tous de ses débuts, la techno impose un nouveau conformisme. « Des règles ont commencé à apparaître, sur comment il fallait s’habiller ou comment il fallait être », déplore Spezial.
La contre-culture techno permet de briser toutes les formes de séparations. « L’euphorie que j’ai pu ressentir, je la voyais dans les yeux des autres. Avec la techno, toutes ces nombreuses choses qui divisent les gens donnaient l’impression de ne plus exister. Une société comme on pouvait la rêver s’est établie », témoigne Rok. Une nouvelle communauté de la fête peut s’inventer. Les soirées permettent d’oublier la grisaille de la vie quotidienne pour libérer la joie et la créativité. « C’était un cadeau incroyable d’avoir un tel terrain de jeu où l’on pouvait s’éclater et expérimenter, libéré de ses importants soucis », décrit Andreas Rossmann. Le mouvement techno et la Love Parade permettent de créer une nouvelle ambiance dans la ville de Berlin. Cette musique semble associée au refus du conformisme et du mode de vie bourgeois. « Nous sommes différents. Nous faisons quelque chose que le mainstream de la société ne peut pas saisir », devient le mot d’ordre de ce mouvement.
Pourtant cette contre-culture refuse de porter un véritable projet politique. Le conformisme marchand devient alors plus puissant que le mouvement techno pour finalement le digérer. Cette contre-culture se contente de passionner la vie mais sans pour autant s’articuler à une perspective de transformation globale de la société. La logique marchande colonise tous les aspects de la vie, y compris le plaisir de la musique et de la fête.
Source : Félix Denk et Sven Von Thülen, Der Klang der Familie. Berlin, la techno et la chute du mur, Traduit de l’allemand par Guillaume Ollendorff, Allia, 2013
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Revue de presse et documents sur le site des éditions Allia
Sven Von Thülen sur France Inter
Vidéo : "Berlin, capitale mondiale de la techno"
Vidéo : Underground Resistance dans l'émission Tracks
Vidéo : Spiral Tribe "Paint it Black" dans l'émission Tracks
Vidéo : Reportage Techno Music sur Arte
Vidéo : Bienvenue au club, 25 ans de musique électronique, documentaire diffusé sur Arte le 26 juillet 2014
Vidéo : Jean-Yves Leloup, Conférence : Berlin, une métropole techno, organisée par la Gaité lyrique le 4 octobre 2012 et mise en ligne sur le site Global Techno le 18 septembre 2015
AFP, "Berlin, capitale d'une techno dopée par le tourisme et la fête", publié sur le site du journal Le Nouvel Observateur le 13 novembre 2012
Jacques Pezet, "Techno : à Berlin, les fêtards risquent de clubber plus modestement", publié sur le site Rue 89 le 4 août 2012
Jérôme Provançal, "Berlin, capitale européenne des musiques qui avancent", publié dans Les Inrockuptibles le 9 août 2011
"Techno des corps et des machine", revue Mouvements n° 42, 2005