Réflexions historiques pour le XXIe siècle

Publié le 7 Novembre 2023

Réflexions historiques pour le XXIe siècle

L'actualité de ce XXIe siècle ne peut se comprendre qu'à travers un recul historique Cette réflexion sur le temps long permet de mieux saisir les enjeux politiques et sociaux. Les nouvelles guerres, les mutations du capitalisme et de la gauche prennent leurs sources au XXe siècle. 

 

 

Pour comprendre les enjeux politiques et sociaux du XXIe siècle, il semble indispensable d’adopter un regard historique. Le passé éclaire bien souvent le présent. La guerre, le terrorisme, la démocratie, l’économie capitaliste, les conséquences de la chute de l’URSS et l’avenir des États-nations sont des phénomènes qui doivent être analysés sur le temps long plutôt que dans l’immédiateté des débats d’actualité.

Éric J. Hobsbawm demeure un des plus grands historiens contemporains. Cet ancien militant communiste développe une analyse marxiste. Surtout, il permet l’émergence d’une « histoire par en bas ». Plutôt que de se focaliser sur l’importance des États et des institutions, cette approche insiste sur le rôle des classes populaires dans les bouleversements historiques. Les pratiques sociales, les luttes collectives et les révoltes permettent les mutations majeures d’une époque. Éric J. Hobsbawm propose ses analyses sur l’actualité dans le livre Les enjeux du XXIe siècle.

 

 

                    

 

 

Mutations du XXIe siècle

 

Sur la question de la guerre et de la paix, plusieurs périodes se distinguent. Des États s’affontrent en Europe entre 1914 et 1945. Ensuite, la guerre froide se déroule de 1945 à 1989. Enfin, après l’URSS, les conflits armés se déroulent notamment en Afrique. La guerre connaît plusieurs évolutions. La séparation entre civils et militaires devient moins claire. Les conflits armés n’opposent plus uniquement des États souverains. La guerre ne se distingue plus clairement de la paix. Les hostilités ne s’ouvrent plus avec une déclaration de guerre et ne s’achèvent plus avec un traité de paix.Les guerres n’opposent plus seulement des États. Les conflits armés prennent de nouvelles formes avec les révolutions, les luttes de libération nationale et le terrorisme. Avec le 11 septembre 2001, un petit groupe islamiste est parvenu à attaquer les États-Unis.

Ensuite, des conflits armés et des guerres civiles éclatent dans plusieurs régions du monde. Les États à l’économie prospère et avec une importante redistribution des richesses sont moins instables et touchés par les guerres civiles que les États pauvres, économiquement fragiles et traversés par des inégalités sociales. La technologie, la prolifération de l’armement et les milices privées modifient les caractéristiques de la guerre depuis la fin du XXe siècle. L’opinion publique et les médias jouent également un rôle plus important.

 

La démocratie libérale traverse un moment de crise. Néanmoins, si la place de l’État semble affaiblie, les gouvernements restent les principales puissances dans le monde. Les États ont plus de pouvoirs que n’importe quelle autre organisation politique sur leur territoire. Ensuite, les gouvernements s’appuient une légitimité démocratique qui permet à leur autorité d’être plus ou moins acceptée par la population. De plus, les États disposent d’une police qui assure « la loi et l’ordre ».

Néanmoins, les États semblent s’affaiblir dans le contexte du capitalisme néolibéral. De nombreuses entreprises du secteur public subissent des privatisations. Ensuite, les gouvernements doivent se plier à des contraintes liées à l’économie internationale, comme le cours du pétrole ou les stratégies des multinationales. Les démocraties libérales subissent également davantage de défiance de la part de la population. Les gouvernements sont confrontés aux médias et surtout à une opinion publique souvent critique de leur action. La montée du niveau de l’abstention reflète également un affaiblissement de la légitimité de la démocratie représentative.

 Le XXe siècle est traversé par des évolutions importantes dans l’histoire humaine. Le secteur agricole ne représente plus la principale activité économique. Ensuite, les sociétés deviennent majoritairement urbaines. La mondialisation économique produit une uniformisation des modes de vie. Le libre-échange et les multinationales fragilisent également la capacité des États à réguler l’économie. Le modèle keynésien, qui s’est imposé dans les années 1950 et 1960, s’est effondré. Les recettes protectionnistes ne sont plus efficaces.

 

 

   Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste, s’exprime lors de la présentation de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes), le 19 mai 2022.

 

 

Effondrement de la gauche

 

Les idées politiques de la gauche évoluent au cours de l’histoire. Durant le XIXe siècle, ce courant s’oppose à la monarchie et à l’aristocratie. La gauche défend alors un gouvernement bourgeois, libéral et constitutionnel. Ce courant repose sur une alliance de la bourgeoisie avec les ouvriers et les paysans. La gauche apparaît comme le camp du changement et se montre favorable aux transformations sociales et politiques. Au contraire, la droite ne cesse de défendre l’ordre et la stabilité.

Cependant, la bourgeoisie bascule progressivement du côté de la droite sans toujours adopter la posture du conservatisme. Durant les années 1970 émerge le courant néolibéral qui propose des changements sociaux radicaux. Thatcher ou Reagan imposent des innovations brutales combinées avec des thématiques traditionnelles de la droite comme le patriotisme ou l’élitisme. Inversement, la gauche écologiste se méfie du progressisme avec son productivisme et son culte de la technologie.

Au XIXe siècle, la lutte des classes oppose les ouvriers à la bourgeoisie. Un mouvement ouvrier se construit de manière autonome. Mais, progressivement, des partis prétendent représenter la classe ouvrière. Dans les principaux pays européens, la gauche est associée à ces partis ouvriers. La gauche libérale insiste sur la défense des droits démocratiques. Mais ces partis prétendent également défendre les intérêts de la classe ouvrière à travers une amélioration de ses conditions de vie. La gauche parvient à obtenir des droits sociaux et une diminution du temps de travail.

 

Durant les années 1960, la classe ouvrière bénéficie de conditions de vie qui s’éloignent de la misère et de la pauvreté. Le succès de la gauche contribue à affaiblir son programme. Ensuite, le projet socialiste semble vague et utopiste. Le contrôle d’une partie de l’économie par l’État reste la principale perspective de la gauche. Cependant, les partis ne développent aucun projet pour construire une société différente du capitalisme. Après la Première Guerre mondiale, la gauche se divise entre deux courants. La social-démocratie permet le développement du réformisme porté par des partis de gouvernement. Tandis que les communistes se veulent révolutionnaires.

La gauche social-démocrate permet une redistribution fiscale, le plein-emploi et le développement de la protection sociale. Mais ces vieilles recettes se heurtent à la crise économique de 1973 avec le développement de l’inflation. La gauche décide alors de s’aligner sur les politiques néolibérales. La gauche abandonne la classe ouvrière qui ne compose plus la majorité de la population et se tourne vers la classe moyenne. La gauche perd à la fois son projet politique et sa base sociale.

Une nouvelle gauche se développe dans les années 1960. Mais ce courant ne s’appuie pas sur une base sociale puissante comme la classe ouvrière. Surtout, cette mouvance se tourne vers les nouveaux mouvements sociaux qui tendent à se consacrer vers une problématique exclusive. Le féminisme choisit de ne pas représenter l’ensemble des femmes, qui composent la moitié de la population, mais développe un programme limité. Les partis écologistes se construisent également à partir d’une question spécialisée et limitée.

 

 

             La place Tahrir le 25 janvier 2011, noire de monde à la suite d’un appel à manifester lancé sur Facebook. ©AFP - MOHAMMED ABED / AFP

 

 

Regard historique

 

Éric J. Hobsbawm propose des articles et des entretiens qui présentent sa réflexion sur l’évolution du monde. Cette approche comporte des clarifications qui permettent de mieux appréhender les enjeux du XXIe siècle. Éric J. Hobsbawm demeure un des plus brillants intellectuels de notre époque qui développe ici un propos clair et synthétique. Néanmoins, il faut rappeler que l’historien Éric J. Hobsbawm demeure un spécialiste du XIXe siècle, sans doute l’un des plus grands. Mais ses réflexions sur la période contemporaine manquent d’un certain recul. L’ancien militant communiste livre une vision proche de la gauche radicale qui comporte certains biais, déjà observés dans la somme L'Ère des extrêmes. Histoire du court XXe siècle.

L’historien du XIXe s’inscrit dans une histoire sociale qui relie les dynamiques économiques, avec l’émergence du capitalisme industriel, et les révoltes sociales. Éric J. Hobsbawm dans ses livres de références sur cette période apparaît bien comme une figure de « l’histoire par en bas » qui accorde une place prépondérante à la vie quotidienne et aux pratiques collectives des exploités. En revanche, en ce qui concerne les siècles suivants dont il semble moins connaisseur, Éric J. Hobsbawm adopte une posture plus surplombante. Il semble se pencher davantage sur la géopolitique et le choc des grandes puissances plutôt que sur la lutte des classes. Des relents de stalinisme semblent même considérer que la classe ouvrière agit à travers l’URSS. Ce capitalisme bureaucratique s’est pourtant heurté à de nombreuses révoltes ouvrières en Allemagne de l’Est, en Hongrie et en Pologne.

Éric J. Hobsbawm propose une réflexion sur la gauche révélatrice des forces et des limites de son approche. Il décrit bien la mutation du mouvement ouvrier qui se structure à travers des partis et des syndicats. Mais la lutte des classes ne doit pas se réduire à ces appareils bureaucratiques. Les soviets de la révolution russe, la révolution allemande de 1918, la révolution espagnole de 1936 et même la contestation des années 1968 révèlent que la classe ouvrière peut agir par elle-même, en dehors des partis de gauche et des bureaucraties syndicales. Éric J. Hobsbawm semble pourtant plus proche de la gauche que de l’autonomie des luttes. Il reste attaché à la défense de l’État à un programme de réformes sociales.

 

Éric J. Hobsbawm consacre de précieuses réflexions sur l’évolution de la gauche, de son programme et de sa base sociale. En revanche, ses réflexions n'abordent pas le début du XXIe siècle. Les soulèvements à travers le monde ne sont pas évoqués. Les révolutions dans les pays arabes de 2011 puis le cycle de lutte ouvert en 2019 apparaissent pourtant comme le phénomène majeur du XXIe siècle. Même la géopolitique est obligée de prendre en compte les bouleversements provoqués par les populations en révolte. Ces insurrections contrastent avec la posture du pessimisme intellectuel et de la rengaine de la "fin de l'Histoire" qui persiste dans les années 1990. 

Éric J. Hobsbawm jette alors un regard électoraliste sur le monde. Il insiste sur l’importance des classes moyennes et considère la jeunesse comme dépolitisée. Certes, pour un sursaut électoral de la gauche, l’observation reste pertinente. En revanche, la lutte des classes s’appuie désormais également sur une jeunesse révoltée par des conditions de vie misérables. Malgré le point de vue des historiens post-marxistes, il semble important d’affirmer que la lutte des classes reste le moteur de l’Histoire au XXIe siècle.

 

 

Source : Éric J. Hobsbawm, Les enjeux du XXIe siècle. Réflexions sur l’Empire et la démocratie, traduit par Lydia Zaïd, Agone, 2023

 

 

Pour aller plus loin :

La gauche dans le monde

Face à l'offensive néolibérale

Une histoire de l'autonomie des luttes

Nouvelles révoltes et classses moyennes

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Nicolas Delalande & François Jarrige, Où sont passés les révoltés ? Entretien avec Eric Hobsbawm, diffusé dans la revue en ligne La Vie des idées le 21 septembre 2009

Laurent Gayme, Note de lecture publiée sur le site La Cliothèque le 3 Mai 2009

Jacques Le Dauphin, Note de lecture publiée dans la revue Recherches Internationales en 2008

Eric Hobsbawm, Pertes et profits du XXe siècle. Autoportrait de l’historien en franc-tireur, publié sur le site des éditions Agone le 27 mars 2023

Robert Maggiori, Eric Hobsbawm, un siècle en Marx, publié dans le journal Libération le 21 mars 2007

Michael Löwy, Révoltes paysannes, millénarisme et anarchisme dans l’œuvre d’Eric Hobsbawm, publié dans la revue en ligne Contretemps le 24 novembre 2013

François Jarrige, « Eric J. Hobsbawm, l’histoire et l’engagement », publié dans la revue Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique n°120 en 2013

Eric J. Hobsbawm, Un parcours d'historien dans le siècle, Lectures trans-manche, publié dans la Revue d’histoire moderne & contemporaine n°53 en 2006

Fabrice Bensimon, « Eric Hobsbawm (1917-2012), un historien dans le siècle », publié dans la Revue d'histoire du XIXe siècle n°46 en 2013

Thierry Discepolo, Analyses par un intellectuel engagé dans son siècle pour les luttes d’un temps qu’il ne connaîtra pas, publié sur le site des éditions Agone le 2 mars 2023

Publié dans #Histoire des luttes

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