Sociologie du mouvement des Gilets jaunes

Publié le 31 Octobre 2023

Sociologie du mouvement des Gilets jaunes
Le mouvement des Gilets jaunes est devenu un événement social et politique incontournable. Seule une immersion et une participation active à ce mouvement peut permettre de comprendre sa dynamique singulière. Le recul de l'analyse doit permettre de comprendre les potentialités et les limites de cette révolte spontanée. 

 

 

Une véritable guerre de classe éclate avec la révolte des Gilets jaunes. La répression violente montre le vrai visage d’une classe dirigeante qui prend peur. Le mouvement des Gilets jaunes échappe à toute forme d’encadrement. Même les militants de gauche n’ont aucune prise sur ce mouvement spontané qui refuse toute forme de délégation. Les Gilets jaunes (GJ) apparaissent également comme un mouvement de politisation massive. Le mépris du président Macron et la dégradation des conditions de vie deviennent le véritable moteur du mouvement.

Loin de se proclamer de gauche ou anticapitalistes, les GJ luttent avant tout pour vivre dignement. L’historien Gérard Noiriel souligne que cette révolte permet de remettre au centre la question sociale. Le mouvement GJ se distingue avant tout par ses formes d’action. La manifestation devient sauvage, sans se soumettre aux règles imposées. Les ronds-points et péages sont occupés de manière illégale. Les stratégies légalistes ou de rapprochement avec les syndicats, portées par une minorité de GJ, ont lamentablement échoué.

Le sociologue Laurent Denave a participé activement au mouvement. Il propose une réflexion qui se nourrit de discussions au cœur de la lutte. Mais il se documente également à partir des émissions et des articles consacrés aux GJ. Laurent Denave rédige un Journal de bord au ton militant. Mais il prend ensuite le temps du recul et de la réflexion. Ce qui permet de mieux comprendre les problèmes d’organisation et de stratégie. Laurent Denave livre ses analyses sur ce mouvement dans le livre S’engager dans la guerre des classes.

 
 

                        

 

Explosion sociale

 

Le 17 novembre 2018, les actions de blocage se multiplient. Beaucoup de ronds-points, mais aussi des péages et des zones commerciales sont occupés. Des manifestations sauvages se lancent, notamment à Paris. Face à cette révolte, le gouvernement lâche 17 milliards d’euros. Ce qui ne suffit pas à calmer la colère des GJ. Pourtant, ce mouvement a obtenu une véritable victoire, et de manière offensive. Au contraire, la gauche et les syndicats ne parviennent même plus à obtenir le simple retrait de réformes. « Les GJ font ainsi la démonstration que l’émeute, et donc l’action collective relativement violente (essentiellement contre des biens, nous sommes très loin des émeutes sanglantes du XIXe siècle) et hors cadre légal (manifestation dans les "beaux quartiers non autorisée par la préfecture) reste efficace pour contraindre le gouvernement à faire de nouvelles concessions », souligne Laurent Denave.

Après ce moment insurrectionnel, les manifestations continuent mais le mouvement s’affaiblit. Une minorité de GJ a tenté de s’allier avec différents groupes politiques et sociaux qui ont refusé de rejoindre le mouvement. Ces tentatives d’alliances ont lamentablement échoué. Le 6 décembre, les syndicats dénoncent un mouvement violent et appellent au dialogue avec le gouvernement. De même, les GJ méprisent des directions syndicales qui collaborent avec le pouvoir. Même si des personnes syndiquées sont présentes dans le mouvement à titre individuel. Une date de grève est posée le 5 février. Mais l’appel semble trop tardif et déconnecté. Si les GJ rejoignent les manifestations syndicales, les bureaucrates n’appellent jamais à rejoindre les GJ le samedi. Un syndicat GJ est créé, sans susciter d’enthousiasme. La démarche est perçue comme légaliste et citoyenne, qui ne fait que reproduire les logiques d’organisation avec ses statuts et sa hiérarchie.

Le mouvement semble fortement soutenu, mais assez peu rejoint. Les personnes qui vivent aux minimas sociaux semblent peu présentes. Gérard Noiriel observe que ce ne sont pas les plus pauvres qui se révoltent, mais davantage les fractions les moins défavorisées des classes populaires. Les travailleurs pauvres soutiennent généralement le mouvement. Mais le travail le samedi ou la vie de famille les empêche de participer activement au mouvement. Les jeunes diplômés qui subissent des conditions de vie précaires ne se rapprochent pas non plus des GJ. Les diplômés du supérieur se sentent différents des prolétaires ordinaires. Les militants des quartiers populaires ne rejoignent pas non plus le mouvement, à l’exception du Comité Adama. Néanmoins, de nombreuses personnes qui habitent en cité HLM sont présentes dans le mouvement. Mais elles ne le sont pas au titre d’habitant des quartiers populaires. Les militants de gauche et les écologistes refusent également de rejoindre le mouvement. Ils préfèrent s’enfermer dans leur impasse légaliste de respect des institutions et de pleurnicheries auprès de l’État.

 

 À Saint-Nazaire, l'Assemblée des assemblées veut sortir du capitalisme

 

 

Regards sur le mouvement

 

Les manifestations restent marquées par une violence offensive. Pourtant, la casse ou l’affrontement avec les forces de l’ordre ne sont pas l’œuvre de militants aguerris. Les visages ne sont pas souvent dissimulés et les GJ se font facilement arrêter. Cette violence provient de personnes peu politisées, parfois venues avec des intentions pacifiques, qui réagissent aux événements et à la répression par de la violence. Les black blocs, habillés en noir, peuvent parfois apparaître comme extérieurs au mouvement. Mais ce sont bien souvent des GJ qui adoptent cette pratique pour exprimer une critique du capitalisme. Même les services de renseignement doivent admettre que les militants restent extérieurs au mouvement et que les casseurs sont bien des GJ. Ils inventent alors une mouvance « ultra jaune ».

Les GJ sont également dénigrés pour être frustres et vulgaires. Ils disposent d’un faible capital culturel et subissent le mépris de classe. Les figures médiatiques comme Maxime Nicolle sont particulièrement attaquées dans les médias, y compris pour leurs fautes de français. Les GJ sont également décrits comme antisémites. Le gouvernement s’est saisit de l’interpellation du philosophe Alain Finkielkraut pour dénoncer l’antisémitisme du mouvement. Le pouvoir veut remettre au centre la question identitaire pour effacer la question sociale. Inversement, les GJ abordent peu le racisme et l’antisémitisme considérés comme des sujets politiques qui divisent. Le mouvement insiste surtout sur la dégradation des conditions de vie. La gauche méprise les GJ qui adoptent un folklore différent, inspiré des symboles de la Révolution française. Alain Badiou et des intellectuels de gauche dénoncent même un mouvement nationaliste. Les artistes et les intellectuels soutiennent peu le mouvement, souvent tardivement et sans s’impliquer directement.

 

Le mouvement des GJ refuse toute forme de structuration avec des représentants et une hiérarchie. Cependant, la féministe Jo Freeman observe que des structures informelles peuvent apparaître, même dans les groupes qui se veulent anarchistes et horizontaux. Des porte-paroles, qui s’expriment plus souvent face aux médias, émergent chez les GJ. Malgré le refus revendiqué de toute structuration, une structuration informelle se développe. Les GJ pacifistes révèlent des pratiques particulièrement autoritaires, comme déclarer les manifestations en préfecture voire imposer un service d’ordre.

Un groupe de GJ lance l’Assemblée des assemblées (ADA) comme forme de structuration. Des règles formelles doivent permettre de favoriser la prise de décision collective. L’appel de Commercy affirme un refus de la représentation avec des mandats impératifs, révocables et tournants. Les ADA apparaissent surtout des espaces pour discuter des revendications et éventuellement des actions. Elles rejettent le jeu électoral et préfèrent construire un mouvement par en bas. Le philosophe Stathis Kouvélakis observe les limites des hiérarchies qui s’imposent à l’ADA de Commercy. Des personnes organisent les débats, rédigent les textes et communiquent vers l’extérieur. Ces individus sont bien souvent plus politisés et plus diplômés que la plupart des GJ. Les ADA regroupent surtout des militants déjà politisés avant le mouvement. La forme assemblée émerge surtout dans les grandes agglomérations.

 

 

    A Paris, le 1er décembre.

 

 

Réflexions sociologiques

 

Laurent Denave propose un autre regard sur le mouvement des Gilets jaunes. Même si la littérature sur le sujet est devenue abondante. Ce mouvement inédit et spontané nourrit de nombreux textes et analyses. Laurent Denave propose un regard original, à la fois objectif et subjectif. Le jeune universitaire s’appuie sur ses observations du mouvement. Il les recoupe ensuite avec ce qu’il a pu lire sur le mouvement pour dégager quelques tendances sociologiques. Il bénéficie d’un regard militant et engagé. La participation aux manifestations et les discussions avec les autres GJ semble indispensable pour comprendre ce mouvement singulier. Cette approche permet d’éviter de plaquer des analyses toutes faites sur une révolte singulière. Mais Laurent Denave tient également à « objectiver » ce mouvement à travers les outils de la sociologie, dans le sillage de Pierre Bourdieu.

Laurent Denave propose de nombreuses analyses pertinentes, même si elles ne sont pas toujours originales. Il observe un mouvement différent des happenings de la vieille gauche. La composition sociale semble plus prolétaire. Les GJ semblent également peu politisés avant le mouvement. Le sociologue permet également de démolir quelques lieux communs sur l’image des GJ renvoyée par les médias mais aussi les intellectuels de gauche. Le dénigrement à travers la violence et le racisme apparaît effectivement bien grotesque.

Laurent Denave propose également des réflexions pertinentes sur les limites de l’assembléisme qui masque des hiérarchies informelles. Surtout, le mouvement GJ repose sur l’action directe, avec la prise des péages et des ronds-points. Les assemblées reposent davantage sur la discussion et participent finalement à brider la dynamique d’action directe. Des commissions action peuvent surgir. Mais elles s’appuient sur des militants traditionnels plutôt que sur la spontanéité du mouvement. Avec les assemblées, le mouvement devient plus sage et militant. Il perd le côté sauvage et incontrôlable qui a fait sa force. La « structuration » du mouvement ne semble pas lui donner davantage de force, bien au contraire.

 

Laurent Denave a tendance à se focaliser sur des phénomènes médiatiques comme le RIC, l’alliance avec les organisations syndicales, la violence, les porte-paroles médiatiques et les ADA. Des discussions sur ces sujets existent, mais elles sont loin d’être centrales. Ces sujets préoccupent surtout les militants réunis dans les assemblées. Laurent Denave adopte le regard des GJ de Montreuil qui semblent bien plus diplômés et politisés que le reste du mouvement. Comme la plupart des GJ qui participent aux ADA.

Les discussions sur les rond-points et péages se centrent sur les problèmes du quotidien. Elles permettent d’échanger sur les conditions de vie et les diverses expériences. Les discussions informelles autour des manifestations peuvent se centrer sur des questions militaires avec le rapport aux forces de police. Mais ces échanges posent surtout la question décisive : comment gagner ?

La question stratégique reste l’angle mort du livre de Laurent Denave. C’est évidemment le sujet évité par la plupart des livres produits à propos du mouvement GJ. La grève du 5 février semble permettre la reprise en main par les syndicats. Le souffle des GJ n’est pas parvenu jusqu’à la porte des entreprises. La propagation de la grève reste la perspective qui a manqué au mouvement. Les GJ ont posé la question de la répartition des richesses, mais beaucoup moins celle de l’exploitation et du travail. L’action directe et la spontanéité ne parviennent pas encore à se diffuser dans les rapports de classe face aux patrons.

 

Source : Laurent Denave, S’engager dans la guerre des classes, Raisons d’agir, 2021

 

Articles liés :

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Les leçons politiques des Gilets jaunes

L'insurrection en Gilets jaunes

Gilets jaunes et lutte des classes

 

Pour aller plus loin :

Lire : Denave, « S’engager dans la guerre des classes », publié dans le journal Alternative Libertaire N°320 en octobre 2021

Laurent Denave, De Game of Thrones à Google : servir nos maîtres avec gratitude. Bonheur au travail et pouvoir royal, paru dans lundimatin#394, le 11 septembre 2023

Laurent Denave, Existe-t-il une « police politique » en France ?, publié sur le site de la revue Le Comptoir le 18 septembre 2023

Laurent Denave, Bourdieu à Hollywood : Les Évadés, un exemple de propagande sociologique, publié sur le site de la revue Le Comptoir le 1 septembre 2022

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