Gilets jaunes et nouvelles formes de lutte
Publié le 22 Novembre 2019
L’Etat français demande une nouvelle taxe sur le carburant. En novembre et décembre 2018, des hommes et des femmes en gilets jaunes occupent de nombreux ronds-points à travers la France. Des émeutes urbaines éclatent chaque semaine dans plusieurs grandes villes du pays. Cette protestation multiforme échappe à l’encadrement des syndicats et des instances légitimes de négociation. Pourtant, elle parvient à obtenir des mesures sociales dans un contexte de politiques d’austérité. Le gouvernement a reculé avant de réprimer.
Des journalistes, des sondeurs et des chercheurs en sciences sociales ont tenté de décrire et d’analyser ce mouvement inédit. Cette révolte spontanée de personnes peu politisées échappe aux certitudes sociologiques sur les mouvements sociaux. Ce mouvement doit également permettre de repenser la contestation sociale. La critique des formes de représentation et de délégation caractérise ce mouvement. Les syndicats, les politiciens, les militants mais aussi les journalistes et les intellectuels sont remis en cause. Laurent Jeanpierre livre ses hypothèses et ses réflexions dans le livre In Girum. Les leçons politiques des ronds-points.
La révolte des gilets jaunes sort du cadre du mouvement ouvrier traditionnel, avec ses représentants et ses revendications. « Le mouvement des gilets jaunes a surpris par son caractère imprévu, sa durée inattendue et les innovations visibles de ses manières de protester », observe Laurent Jeanpierre. Les nouveaux manifestants ont obtenu en quelques mois davantage que les mobilisations récentes des militants expérimentés et de la vieille gauche engluée dans la défaite.
Le mouvement reprend des pratiques de luttes déjà existantes comme les occupations et les manifestations. Ces dernières années, les actions de blocage des halles de Rungis, des raffineries de pétrole ou des axes routiers se sont développées. Les gilets jaunes ont également occupé des péages et organisé des barrages filtrants. Ensuite, les manifestations ne sont pas déclarées, sans parcours prédéfini, et sortent du cadre de la légalité. Ce sont même souvent des émeutes qui éclatent.
Le pouvoir ne parvient pas à diviser les « bons manifestants » et les « casseurs ». Les personnes condamnées ne sont pas des militants habitués à la violence politique. Les autres manifestants ne condamnent pas les dégradations et l’auto-défense face aux violences policières. Ensuite, le mouvement se propage à travers différents foyers de lutte. Des zones rurales qui échappent aux protestations traditionnelles entrent en lutte. Le mouvement sort de l’habituel centralisme parisien.
Les gilets jaunes sont parvenus à arracher des concessions de la part du gouvernement, à travers des primes. Le dernier recul du pouvoir remonte au mouvement de 2006. Les millions de manifestants ne sont pas parvenus à empêcher la réforme des retraites en 2010. Le mouvement contre la loi travail de 2016 a également échoué. Les mobilisations récentes contre les ordonnances Macron et contre la réforme de la SNCF se sont révélées ridicules. Les syndicats et les partis de gauche se sont effondrés. Ensuite, ces groupuscules restent divisés sur le soutien au mouvement.
Le modèle fordiste s’est effondré. Durant la période des Trente glorieuses, des politiques keynésiennes permettent une redistribution des gains de productivité. Les syndicats peuvent alors obtenir des augmentations des salaires à travers des mobilisations et des négociations. La classe ouvrière est alors encadrée par les partis de gauche et les syndicats. Mais ce modèle éclate dans les années 1980. Le prolétariat semble davantage fragmenté et les mobilisations traditionnelles deviennent moins efficaces. De nouvelles formes de lutte émergent. Les gilets jaunes expriment un style protestataire nouveau.
Le mouvement émerge à travers les médias sociaux. Des messages à vocation consensuelle sont partagés. Différents groupe Facebook sont créés pour lancer le mouvement. Ce soulèvement sort des revendications corporatistes et catégorielles. Le coût de la vie quotidienne et la dépossession politique deviennent les problèmes centraux. Le monde du travail n’est plus la référence centrale. La famille et les amis sont davantage évoqués. Chacun échange ses expériences de misère et de précarité. Ce sont les problèmes matériels et quotidiens qui font l’objet de discussions.
Le mouvement comprend des employés, des petits patrons, des chômeurs et des retraités. En revanche, les cadres et professions intellectuelles sont peu présents. Les jeunes de moins de 24 ans sont également sous-représentés. Les personnes mobilisées ont des revenus inférieurs à 1600 euros mensuels. Ce sont souvent des salariés qui ont des difficultés pour faire grève en raison de leurs faibles ressources ou de la proximité avec le patron dans les petites entreprises. Les personnes qui soutiennent les gilets jaunes sont en majorité des ouvriers, des employés et des mères célibataires.
Diverses sensibilités s’expriment dans le mouvement. Un clivage concerne le rapport aux institutions. Une minorité veut négocier avec l’Etat. Une autre tendance veut intégrer le jeu électoral, notamment pour les municipales de 2020. Une autre fraction du mouvement s’appuie sur des assemblées autonomes. Une autre composante refuse toute forme de représentation politique. Elle s’oppose au discours politique séparé de l’expérience vécue et privilégie l’action directe et des formes insurrectionnelles. Elle agit comme une force critique face aux autres courants de la protestation. Néanmoins, ces frontières restent poreuses et des gilets jaunes peuvent se reconnaître dans différentes stratégies.
Le mouvement s’appuie sur un ancrage local, avec l’occupation des ronds-points. L’altermondialisme a échoué face aux politiques d’austérité. Le mouvement d’occupation des places semble davantage ancré localement. Les occupations de ronds-points permettent de recréer des liens de solidarité, notamment dans les villes désindustrialisées. « Dans un tel contexte, la solidarité, en paroles et encore plus en actes, a été à la fois un moyen d’extension du mouvement et sa finalité propre : pour celles et ceux qui se sont détournés, parfois définitivement, des responsables politiques et bureaucratiques, elle a même un appui matériel nécessaire à toute perspective, présente ou future, d’engagement politique », souligne Laurent Jeanpierre. La solidarité pratique prime sur les clivages idéologiques.
Les luttes sociales se relocalisent. Les zones à défendre (ZAD), des luttes contre les projets d’aménagements, des squats urbains et diverses utopies communautaires se multiplient. Nuit debout s’apparente également à une occupation. Ces formes de lutte remettent en cause les organisations traditionnelles et la représentation politique hiérarchisée. Néanmoins, l’occupation sort du monde du travail et de l’entreprise. Des gilets jaunes, comme ceux de Commercy revalorisent la démocratie locale. Pourtant, la politique locale repose également sur une classe dirigeante. Les rivalités pour le pouvoir se révèlent autant brutales au niveau local qu’au niveau national.
Le concept du commun et du communalisme connaît un certain succès en raison de son flou politique. Le commun peut renvoyer à un ensemble d’expériences alternatives. Le communalisme peut aussi faire référence à la Commune de 1871, une révolte qui tente de renverser l’Etat à partir d’une auto-organisation. Le communalisme désigne le plus souvent une transition écologique qui part de l’échelle locale. L’anarchiste Murray Boockchin propose un municipalisme libertaire qui permet une gestion de l’économie au niveau local. Néanmoins, la délibération démocratique n’empêche pas l’emprise de la logique marchande.
Ensuite, les alternatives locales délaissent la question de l’organisation du travail et de la production. Il semble difficile de réorganiser l’économie à partir des ZAD. L’anarcho-syndicalisme ou le communisme libertaire, malgré leurs limites, proposent une véritable stratégie de réorganisation de la société à partir de la réappropriation des moyens de production. Au contraire, le communalisme reste figé dans une échelle locale et continue de s’appuyer sur un environnement capitaliste.
Les gilets jaunes, comme d’autres mouvements sociaux contemporains, se focalisent progressivement sur l’organisation politique interne. Le formalisme exprimé dans une langue abstraite prime alors sur l’échange des opinions et la prise de décision. Les assemblées remplacent l’organisation politique concrète. Le rejet des partis et des syndicats explique le succès de la forme assemblée. Néanmoins, des courants issus des mouvements sociaux critiquent le formalisme démocratique sans exprimer une nostalgie pour les vieilles bureaucraties. Dans le milieu étudiant, ce sont même les syndicalistes et apprentis politiciens qui encadrent les assemblées.
Dans les gilets jaunes, ce sont bien souvent les militants qui sont à l’initiative des assemblées et qui s’y sentent le plus à l’aise. La succession de points de vue individuels ne permet aucun dialogue, et encore moins une véritable délibération pour une prise de décision collective. La politique est séparée de la société pour se réduire à une simple technique. Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) illustre cette abstraction politique déconnectée de la réalité sociale. Au contraire, l’auto-organisation doit partir de l’expérience vécue pour agir collectivement face aux problèmes du quotidien.
Laurent Jeanpierre propose des réflexions originales et stimulantes sur le mouvement des gilets jaunes. Il abandonne la défroque surplombante du sociologue pour comprendre l’originalité du mouvement. Cette révolte échappe aux déterminismes sociologiques et ouvre de nouvelles perspectives. Laurent Jeanpierre s’appuie sur les outils des sciences sociales mais reste ouvert sur l’inédit et l’événement. Cette approche se révèle pertinente pour comprendre les forces et les faiblesses de ce mouvement.
Laurent Jeanpierre propose des observations pertinentes qui pointent quelques impasses du mouvement. Les gilets jaunes restent en marge du monde du travail. Les blocages et les occupations ne concernent pas directement les entreprises. Ce sont les axes de circulation qui sont attaqués. En revanche, les lieux de production ne sont pas bloqués. Les gilets jaunes sont des pauvres et des exploités. Mais ils dénoncent la vie chère et le gouvernement plutôt que leur bas salaire et leur patron.
Pour les travailleurs des petites entreprises, la proximité avec le patron peut expliquer cette limite. Ensuite, la précarité permet plus difficilement de perdre des journées de salaires. Par ailleurs, des chômeurs et des retraités sont exclus du monde du travail. Néanmoins, la généralisation des grèves reste un enjeu central pour construire un rapport de force avec l’Etat et le patronat. La grève active, qui s’accompagne d’actions de blocage, se révèle souvent victorieuse.
Laurent Jeanpierre propose une critique pertinente des assemblées. Il cite les exemples de Commercy et de Saint-Nazaire et exprime une certaine sympathie à l’égard de ces démarches. Néanmoins, il perçoit bien les limites du groupe de l’Assemblée des assemblées. Ce sont davantage des militants gauchistes qui semblent investis dans cette dynamique. Ils insistent sur les procédures et le formalisme démocratique plutôt que sur le débat et la prise de décisions.
Surtout, ces assemblées s’éloignent de l’origine des gilets jaunes. Sur les péages et les ronds-points, les discussions portent davantage sur l’expérience vécue. Les assemblées s’éloignent des problèmes du quotidien pour sombrer dans l’abstraction politique avec son langage militant. Cette critique des assemblées, rarement exprimée dans les nombreux textes sur le mouvement, vise juste.
Laurent Jeanpierre propose également des critiques pertinentes du communalisme et du municipalisme. Malgré leur ancrage local, ces démarches ne remettent pas en cause le capitalisme et son mode de production. Néanmoins, malgré ces nuances exprimées, Laurent Jeanpierre reste encore trop bienveillant à l’égard de ces alternatives locales. Le sociologue s’inscrit dans le sillage d’Erik Olin Wright. Cet intellectuel distingue trois stratégies pour sortir du capitalisme. La rupture révolutionnaire, les alternatives locales et les réformes depuis le gouvernement peuvent se combiner plutôt que s’opposer.
Cette approche conciliante semble bisounours et sympathique. Mais elle se heurte à la réalité des choix stratégiques. L’expérience des mairies du changement en Espagne montre toutes les limites de cette approche. D’un côté, une mairie alternative participe à l’expulsion de logements. De l’autre, des mouvements sociaux s’opposent à ces expulsions. Il semble difficile de concilier ces deux choix.
Il semble au contraire indispensable de montrer les illusions des stratégies réformistes. Les institutions n’ont jamais permis le moindre changement social. La gauche a davantage été changée par l’Etat qu’elle n’est parvenue à changer la société depuis l’Etat. Les expériences alternatives, comme les mutuelles et les coopératives, se sont progressivement moulées dans la logique capitaliste.
La stratégie de la rupture révolutionnaire n’offre pas de chemin linéaire ni de certitudes. Mais elle s’appuie sur l’auto-organisation des luttes pour restructurer la société. Elle refuse toutes les formes de hiérarchies. Elle aspire également à remettre en cause les piliers du monde marchand comme le capital, l’argent et le travail. Il semble important que les luttes s’orientent vers une stratégie de rupture plutôt que de sombrer dans les impasses des municipales de 2020.
Source : Laurent Jeanpierre, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte, 2019
Extrait publié sur le site Lundi matin
L'insurrection en gilets jaunes
Le mouvement des Gilets jaunes
Réflexions sur les gilets jaunes
Gérard Noiriel, historien en gilet jaune
Edwy Plenel, journaliste en gilet jaune
Points de vue sur les gilets jaunes
Une analyse du mouvement de 2016
Vidéo : Les leçons politiques des ronds-points, mise en ligne sur le site Mediapart le 28 septembre 2019
Vidéo : Révolution jaune : les leçons politiques des ronds-points, mise en ligne par Le Media le 4 septembre 2019
Vidéo : Laurent Jeanpierre : « Comment les Gilets jaunes réinventent la politique », émission Quartier Libre mise en ligne le 13 novembre 2019
Vidéo : In girum : rencontre avec Laurent Jeanpierre à la librairie Libertalia, débat mis en ligne par les Filets jaunes de Montreuil le 22 octobre 2019
Vidéo : Gilets jaunes, un an après. Vers de nouvelles formes de mouvements sociaux ?, débat mis en ligne sur le site du journal L'Humanité le 26 septembre 2019
Radio : "Les leçons politiques des ronds-points", émission mise en ligne sur le site Vive la sociale du 3 octobre 2019
Radio : Boris Hurtel & Laurent Jeanpierre nous parlent des Gilets jaunes et de Gilles Remords, émission La vie est un roman diffusée sur radio Aligre le 1er octobre 2019
Radio : émissions avec Laurent Jeanpierre diffusées sur France Culture
Juan Chingo, Autour de "In Girum" de Laurent Jeanpierre. Quelles leçons politiques des ronds-points ?, publié sur le site Révolution Permanente le 23 novembre 2019
Julien Salingue, Compte-rendu, publié sur le site du NPA le 11 septembre 2019
Compte-rendu publié sur le site Bibliothèque Fahrenheit 451 le 3 septembre 2019
La Commune revient. Entretien croisé avec Jérôme Baschet et Laurent Jeanpierre, paru dans lundimatin#214 le 1er novembre 2019
La Commune revient [2/2] Suite de l’entretien croisé avec Jérôme Baschet et Laurent Jeanpierre, paru dans lundimatin#215 le 4 novembre 2019
Laëtitia Riss, Le mouvement des Gilets Jaunes a permis d'être un peu moins malheureux » – Entretien avec Laurent Jeanpierre, publié dans la revue en ligne Le Vent Se Lève le 26 janvier 2020
Thibaut Sardier, Laurent Jeanpierre : «Le mouvement des gilets jaunes a permis à beaucoup d’inventer une parole politique», publié dans le journal Libération le 23 août 2019
Rachel Garrat-Valcarcel, « Gilets jaunes » : L’avenir du mouvement « discret, local et diffus », pour un professeur de sciences politiques, publié dans le journal 20 Minutes le 19 septembre 2019
Jérôme Pilleyre, "Gilets jaunes" un malaise durablement enraciné, publié dans le journal L'écho républicain le 14 septembre 2019