L’insurrection en gilets jaunes
Publié le 7 Novembre 2019
Déclenché en novembre 2018, le mouvement des gilets jaunes libère la parole d’une population qui ne veut plus être gouvernée. C’est la figure du président Macron et sa start-up nation qui est prise pour cible. Il incarne la gouvernementalité pure et toutes les contradictions de l’époque. Cette révolte des gilets jaunes attaque les ronds-points, les centres commerciaux, les axes routiers, les péages, les centres-villes. Les décors de la normalité et de la vie quotidienne sont occupés, bloqués et sabotés. Face à cette révolte spontanée, la vieille gauche ne comprend rien. Ses bavardages ronronnants révèlent sa vacuité et son impuissance.
Le site Lundi matin propose des reportages, des récits et des analyses politiques pour décrire ce mouvement. Des textes se plongent dans ce mouvement pour explorer sa diversité, des assemblées aux émeutes. Une compilation de textes figures dans la revue papier sous le titre « Gilets jaunes : un assaut contre la société ».
Blocage des flux
Dans le texte « Les amours jaunes », Anshel K. et Amos L. décrivent l’explosion du 17 novembre 2018. La gauche, avec ses partis et ses syndicats, se méfient de ce soulèvement spontané. « Les gilets jaunes enseignent aux révolutionnaires que l’attente patiente des surprises, de l’inattendu ou des choses effrayantes pourraient plonger le mouvement général de sécessions à venir dans un délicieux état d’ivresse », préviennent Anshel K. et Amos L. Blocages de rocades circulaires, péages gratuits, occupations d’autoroutes révèlent de nouvelles pratiques de lutte.
Ce mouvement se distingue de la grève. Ce n’est plus une classe d’exploités qui lutte pour une amélioration de son salaire et de ses conditions de travail. Le blocage révèle une mutation du capitaliste. La révolte porte sur le prix du carburant, et non sur les salaires. La conscience de classe n’est pas un préalable à la lutte. « Le blocage ne met plus en vedette un sujet stable, l’ouvrier ou la classe, mais configure un champ d’individus en lutte, dont le seul critère commun est un affect flou de dépossession – une agrégation de colères éparses », observent Anshel K. et Amos L. Les usines, avec leur concentration de travailleurs, disparaissent. Les schémas de lutte évoluent avec l’effondrement du capitalisme industriel. La circulation des marchandises prime sur leur production.
Les formes de luttes correspondent aux évolutions du capitalisme. L’historien E.P.Thompson décrit le « banditisme social » pour lutter contre les enclosures et la propriété dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Le luddisme vise à ralentir le flux de marchandises. Les Communards s’attaquent aux lignes télégraphiques. Emile Pouget et le syndicalisme révolutionnaire portent la question du sabotage.
Les gilets jaunes ne forment pas un collectif stable et homogène. Ce mouvement ne rentre pas dans les catégories de la sociologie. Ce qui provoque l’incompréhension de la gauche. Cette révolte n’est pas encadrée par des directions syndicales et ne propose aucune revendication claire. Les gilets jaunes se reconnaissent surtout dans l’urgence face à l’appauvrissement et la dégradation des conditions d’existence.
Dans lundimatin #166, un témoignage éclaire le mouvement. « Ce que nous avons en commun, c’est notre ras-le-bol et notre action », observe un employé de PME. Il évoque le blocage qui révèle une intensité de la lutte. « Ce que nous bloquons, c’est noter vie quotidienne. Les départementales, les nationales, les zones commerciales. Nous bloquons le train-train de notre propre vie », souligne cet employé. Il évoque les difficultés pour s’organiser sur les lieux de travail. Dans les petites entreprises, il devient difficile de se faire grève et de mettre la pression sur son patron. Des chômeurs, des auto-entrepreneurs, des intérimaires peuvent difficilement faire grève. C’est alors Macron qui incarne le patronat.
Comprendre les gilets jaunes
Dans lundimatin #168, du 3 décembre 2018, le texte « Classe moyenne et révolution » tente d’analyser la composition sociale du mouvement. Les gilets jaunes ne sont pas des individus politisés avec un discours idéologique cohérent. Ils se retrouvent dans des pratiques et dans des solidarités. « Pour l’instant, cette grande masse de gens qui agit n’a discuté politique que de manière informelle, dans l’action, pendant les blocages, autour d’un feu. Cependant, le mouvement affirme réellement une chose : sa détermination, son caractère irrécupérable, voire totalement incontrôlable », observe l’article.
Les gilets jaunes s’apparentent à une révolte du ventre mou. C’est une population plongée dans le fatalisme et la résignation qui commence à s’énerver. Le modèle de réussite sociale s’effondre. La norme du bonheur qui consiste à bosser toute sa vie pour une maison et des bagnoles semble désormais condamné.
Le sociologue Michialis Lianos a réalisé de nombreux entretiens pour comprendre le mouvement des gilets jaunes. Il étudie notamment la transformation de la conscience des personnes qui participent au mouvement. Les gilets jaunes font de leur diversité un facteur d’union et refusent d’établir un pouvoir central. Ils se composent de personnes qui travaillent mais qui ont de faibles revenus pour survivre.
Les gilets jaunes se disent apolitiques mais développent une critique des institutions et de la classe dirigeante. Ils veulent vivre dignement mais ne sont pas des révolutionnaires. « On ne veut pas renverser la société actuelle dans son ensemble, on veut au contraire démontrer qu’il est facile de l’orienter vers des solutions justes et raisonnables », observe Michialis Lianos. Ils remettent en cause le système politique mais pas l’économie capitaliste.
Les gilets jaunes descendent dans la rue le 17 novembre, avec leur famille, leurs enfants, leurs amis. Ils pensent rapidement se faire entendre. Mais ils se heurtent à la brutalité et à la violence du pouvoir d’Etat. « Une autre perception de la société française commence donc à émerger progressivement chez les gilets jaunes », décrit Michialis Lianos. La confiance dans leur lien avec la communauté civique nationale est brisée. Ils critiquent le système socio-politique qui limite les possibilités de changements. « La perception est alors que le jeu est faussé depuis la distribution des cartes elle-même », souligne Michialis Lianos.
Contradictions du mouvement
Dans lundimatin #168, du 3 décembre 2018, des agents destitués du Parti Imaginaire évoquent les impasses réformistes. Ils ironisent sur les pratiques de la vieille gauche. Les tribunes de presse et les défilés mollassons semblent totalement usés. Ces méthodes correspondent à l’époque de l’Etat-providence et de sa contestation. Les avant-gardes gauchistes se contentent de conduire les voitures-balais d’un mouvement spontané.
Les gilets jaunes ne portent aucune certitude ni interprétation toute faite. Ce mouvement reprend la vieille posture de revendications demandées au pouvoir. « La critique de l’impôt, la demande de redistribution, de correction des inégalités, s’adressent à un Etat régulateur alors que celui-ci a en grande partie disparu », observent ces agents destitués du Parti Imaginaire. Ensuite, le mouvement demande du pouvoir d’achat mais n’attaque pas les patrons qui empêchent les augmentations de salaires. Ce mouvement semble détaché de la centralité du travail.
Plusieurs composantes expriment la diversité des gilets jaunes. Une tendance citoyenniste insiste sur de nouvelles institutions, sur une meilleure représentation et délibération collective dans le sillage de Nuit debout. Une tendance négociatrice minoritaire appelle à des discussions avec le gouvernement. Une tendance insurrectionnelle riposte face aux forces de l’ordre. Elle veut faire tomber le gouvernement sans affirmer une positivité révolutionnaire. Il existe également une tendance néofasciste, avec des crispations identitaires et autoritaires.
Le texte « Cher Eric Drouet », paru dans lundimatin#177 du 4 février 2019, témoigne du délitement du mouvement. Les manifestations ne sont plus sauvages et spontanées. Les parcours sont déclarés en préfecture et encadrés par un service d’ordre. « Dans ce retour au train-train de la défaite, il faut dire que la manifestation de samedi dernier était une sorte de caricature. Son parcours était un classique des processions syndicales : il évitait soigneusement de passer trop près des lieux de pouvoir et de là où vit la classe dominante », observe l’article.
Les porte-paroles du mouvement appellent à la pacification. Ils dénoncent même les casseurs et le black bloc supposés ternir l’image du mouvement. Pourtant, la loi anti-casseurs cible clairement les gilets jaunes. « Tant que nous sommes sûr de la justesse de notre cause, nous n’avons pas à craindre de passer pour des violents. C’est au contraire en trahissant cette crainte que nous donnons l’impression de ne plus croire en notre cause », souligne le texte. Rodrigues déclare que les « casseurs » font le jeu du gouvernement. Il se comporte comme un bureaucrate syndical dépassé par les événements.
Les organisateurs des manifestations s’opposent à la spontanéité qui fait la force des gilets jaunes. Surtout, c’est la menace d’une insurrection qui a fait reculer le gouvernement. « Si ce mouvement a déjà obtenu le moindre résultat, c’est justement par l’émeute, chacun le sait », rappelle l’article. Les marches pacifistes restent inoffensives. Au contraire, les révolutions historiques s’appuient souvent sur des émeutes.
Lundi matin et les gilets jaunes
La revue Lundi matin affirme un regard subjectif sur un mouvement qui sort du cadre traditionnel. Elle trouve le ton juste pour aborder son originalité. Lundi matin évite l’écueil répandu de la vulgaire récupération gauchiste qui vise à faire rentrer le mouvement dans son moule idéologique. La revue cherche véritablement à comprendre les gilets jaunes, leur composition sociale, leur démarche singulière, leurs aspirations et leurs pratiques de lutte.
Les différents courants du mouvement autonome sont évidemment plus à l’aise avec les gilets jaunes que ne peut l’être la vieille gauche. Cette révolte reste spontanée. Elle sort de l’encadrement par les partis et les syndicats. Elle refuse les idéologies, y compris celles de la gauche traditionnelle. Elle refuse les bureaucrates et les représentants. Elle fuit les bavardages politiciens et préfère partir de l’action directe, avec pour perspective le blocage de l’économie. Les gilets jaunes savent qu’ils n’ont besoin d’aucune institution pour s’organiser.
Lundi matin s’appuie également sur ce mouvement pour glisser ses analyses pertinentes. La critique du réformisme reste la grande force de cette revue. Alors que la vieille gauche reste nostalgique de l’Etat keynésien, la logique gestionnaire semble dépassée. Les gouvernements semblent incapables d’améliorer les conditions de vie de la population. Le rêve du mode de vie bourgeois devient même inaccessible. Ensuite, les individus ne veulent plus se plier à la logique de l’économie. Le réformisme gestionnaire devient ni souhaitable ni même possible.
Néanmoins, l’analyse du capitalisme par la revue semble moins convaincante. Lundi matin n’emploie d’ailleurs pas le terme de capitalisme, mais préfère celui d’économie. La revue insiste bien sur l’aliénation et le vide existentiel proposé par le monde de l’économie. Mais elle n’évoque pas les rapports d’exploitation entre patrons et salariés. La classe moyenne comme immense ventre mou, qui peut basculer du côté de l’ordre ou de l’insurrection, remplace la lutte des classes. Lundi matin recycle même le vieux discours negriste sur l’économie qui n’est plus dans les entreprises et deviendrait dématérialisée. Certes, le secteur logistique gagne en importance par rapport celui de l’industrie. Néanmoins, la production de biens et de services ne s’efface pas derrière une économie financiarisée voire virtuelle. L’économie n’est pas qu’une invocation magique, mais aussi une réalité matérielle avec des prolétaires qui subissent l'exploitation et le travail.
Cette analyse du capitalisme débouche vers des perspectives de lutte limitée. Lundi matin souligne de manière pertinente l’importance du blocage des flux économiques. Mais la revue abandonne la question centrale du blocage de la production. La grève est même réduite à une pièce de musée désormais inopérante. Il est vrai que les mutations de l’économie rendent plus difficiles les possibilités et même l’efficacité de la grève. Néanmoins, une réponse critique aux thèses de Lundi matin souligne l’importance de cette pratique de lutte. La grève active permet de libérer du temps pour agir. Elle bouscule le bon fonctionnement de l’entreprise et perturbe la routine du travail. Le blocage des flux peut s’accompagner du blocage des entreprises pour intensifier le mouvement. C’est clairement la question de la grève active qui fait défaut dans cette révolte des gilets jaunes comme dans le mouvement contre la Loi travail. Néanmoins cet « assaut contre la société » peut ouvrir de nouvelles perspectives de lutte.
Source : Revue lundimatin papier #4, « Gilets jaunes : un assaut contre la société », 2019
Extrait publié sur le site Lundi matin
Gilets jaunes et nouvelles formes de lutte
Le mouvement des Gilets jaunes
Réflexions sur les gilets jaunes
Gérard Noiriel, historien en gilet jaune
Edwy Plenel, journaliste en gilet jaune
Points de vue sur les gilets jaunes
Une analyse du mouvement de 2016
Vidéo : Les Gilets Jaunes de St Nazaire et leur Maison du Peuple, paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018
Vidéo : Comme un goût de revanche à Saint-Nazaire [Acte 8 - Reportage vidéo], paru dans lundimatin#173, le 7 janvier 2019
Vidéo : Eluard Jaune - De premier mai en premier mai, paru dans lundimatin#189, le 29 avril 2019
Vidéo : La riposte macronienne « Qui sont les foulards rouges ? », paru dans lundimatin#176, le 31 janvier 2019
Articles sur les gilets jaunes publiés dans le site Lundi matin
Note de lecture publiée sur le site Bibliothèque Fahrenheit 451
Olympia Roumier, Lundimatin serait-il le média résistant qui manquait au web ?, publié sur le site du magazine Gonzaï le 24 avril 2019