Réflexions sur les gilets jaunes
Publié le 10 Mai 2019
Le mouvement des Gilets jaunes semble difficile à comprendre et à analyser. Cette révolte inédite et spontanée bouscule les vieux clivages. Le journalisme permet difficilement d’appréhender ce mouvement. Les micros-trottoirs priment sur les reportages au long court. Les Gilets jaunes ont également fait l’objet de nombreuses tribunes intellectuelles.
La revue en ligne AOC, dirigée par Sylvain Bourmeau, propose un autre regard. Ce journal est écrit principalement par des chercheurs, des intellectuels, des écrivains et des artistes. Ce journal se nourrit des sciences humaines et sociales. Des chercheurs qui travaillent sur une question qui devient d’actualité proposent leur éclairage et formulent leurs hypothèses. Un premier Cahier de la revue AOC compile plusieurs articles sous le titre « Gilets jaunes ». Hypothèses sur un mouvement.
Dès le 17 novembre 2018, Alexis Spire tente une présentation du mouvement des Gilets jaunes. Des individus se coordonnent à travers les réseaux sociaux, en dehors des organisations syndicales et politiques. Une « mobilisation générale » est appelée le samedi 17 novembre pour protester contre la hausse de la taxe sur le prix du carburant. Ces individus dénoncent également tous les impôts qui limitent leur pouvoir d’achat.
Un mouvement populaire émerge. « Cela étant dit, il semble clair que cette mobilisation suscite dans l’opinion un moment de sympathie, plutôt au sein des classes populaires et des classes moyennes rurales et périurbaines », estime Alexis Spire. En revanche, les membres des classes supérieures urbaines perçoivent ce mouvement comme rétrograde. Les journalistes évoquent une « grogne », ce qui exprime un mépris de classe. Le sentiment d’injustice fiscale ne cesse de monter mais n’a encore jamais débouché sur une mobilisation.
Serge Paugam évoque la composition sociale de ce mouvement. Des salariés intégrés mais au revenu modeste, des artisans et petits entrepreneurs en difficulté, des retraités proches du seuil de pauvreté, des travailleurs précaires composent ce mouvement.
En 1993, Pierre Bourdieu publie La misère du monde. Le malaise de condition s’accentue avec un malaise de position. Les sociologues observent la perte de confiance en soi et le sentiment d’inutilité. Cet ouvrage évoque les ressentiments qu’éprouvent aujourd’hui les « gilets jaunes ». « Souvent contraints, faut de mieux, de conserver un emploi qui ne leur apporte aucune satisfaction et les plonge même dans une précarité existentielle », décrit Serge Paugam.
La révolte permet aux souffrances intériorisées de devenir visible. Les gouvernements tentent d’opposer les travailleurs pauvres aux immigrés et aux chômeurs. Mais ce mouvement s’attaque au pouvoir et aux élites. Les émeutes qui éclatent dans les plus beaux quartiers de Paris en deviennent le symbole. La justice sociale devient la principale revendication.
Philippe Marlière évoque le discrédit de la démocratie représentative. Le mouvement des « gilets jaunes » ne ressemble pas à un mouvement social traditionnel, encadré par les partis de gauche et les syndicats. La démocratie représentative repose sur la délégation du pouvoir. La population est tenue à l’écart du processus de décision politique.
Le mouvement des « gilets jaunes » porte surtout des revendications sociales, mais il exprime également une critique radicale du régime de représentation politique. L’ensemble de la classe dirigeante est attaquée. Une défiance s’exprime à l’égard des institutions politiques. Même les représentants du mouvement sont contestés. « Une réception à Matignon de représentants "gilets jaunes" a avorté, tant les pressions sur ces personnes étaient vives (certains ont reçu des menaces de mort) », rappelle Philippe Marlière. La gauche qui adopte un fonctionnement autoritaire, avec des professionnels de la politique, ne parvient pas à récupérer ce mouvement spontané.
Dominique Rousseau évoque une crise de régime. Cette lutte collective permet de sortir de l’atomisation pour construire une force politique qui remet en cause les institutions. « Or, quand la population se transforme en peuple, quand les individus se transforment en citoyens, la question de la légitimité des institutions qui les maintenaient hors de la citoyenneté est posée », estime Dominique Rousseau. Le juriste estime que le mouvement doit créer ses propres institutions, avec ses procédures de décision et ses mécanismes de contrôle.
Julia Cagé refuse de voir dans les Gilets jaunes un mouvement populiste. Il existe des propos homophobes et racistes sur les ronds-points, mais ce n’est pas le cœur de la révolte. Ce sont davantage les inégalités économiques et sociales qui sont dénoncées. La popularité de ce mouvement s’explique par la frustration et la colère ressentie par une large majorité de la population.
Les partis de gauche sont financés par des dons privés, ce qui devient l’aboutissement de l’abandon de la lutte des classes. Le Parti démocrate américain court derrière les chèques et ne peut plus critiquer les riches et les patrons. Les Gilets jaunes pointent les limitent des élections, des institutions et de la représentation politique.
Sandra Laugier et Albert Ogien décrivent l’originalité du mouvement. Des « pratiques politiques autonomes » s’observent à travers diverses luttes sociales. Ces nouveaux mouvements rejettent les organisations traditionnelles de représentation et ne poursuivent aucun projet de conquête du pouvoir d’Etat. Ce mouvement des gilets jaunes reste attaché à la prise en compte des voix de tous et toutes pour définir la politique. Il repose sur l’occupation, avec les ronds-points et les péages. Cette mobilisation peut se disperser sur l’ensemble du territoire.
Karel Yon revient sur l’attitude des syndicats. Le mouvement sort de l’entreprise et du monde du travail. Ensuite, il porte au début sur la question des taxes. Ce qui explique le peu de prise de syndicats focalisés sur leurs enjeux internes et sur les élections professionnelles.
Ensuite, le communiqué intersyndical du 6 décembre dénonce les violences des manifestants, alors que le mouvement des « gilets jaunes » affirme clairement des revendications sociales. Le mouvement renforce son hostilité à l’égard des syndicats. Les bureaucraties sont également rejetées par le gouvernement qui préfère imposer sa politique plutôt que de passer par des négociations sociales.
La révolte des « gilets jaunes » parvient à faire reculer le pouvoir. « Car il faut le reconnaître : leur mobilisation a produit en un mois plus d’effets politiques et sociaux que les syndicats ces douze dernières années », observe Karel Yon. Le mouvement fait reculer le gouvernement sur la hausse des taxes. Ensuite, il permet de focaliser l’attention autour des enjeux sociaux. Il obtient également des primes pour les salariés.
Jacques Rancière évoque les explications du mouvement. Il raille les militants de gauche qui ne cessent d’appeler à la mobilisation mais fustigent la révolte à ses débuts. Pour ces militants, le mouvement « a été mené au mauvais moment et de la mauvaise façon par des gens qui ne sont pas les bons », ironise Jacques Rancière. La gauche a ainsi montré une fois de plus sa posture d’avant-garde intellectuelle qui méprise les révoltes spontanées. « L’essentiel est que le monde reste divisé en deux : il y a les gens qui ne savent pas pourquoi ils bougent et les gens qui le savent pour eux », analyse Jacques Rancière.
Des individus « apolitiques » renouent avec la pratique de l’occupation. Des ouvriers en grève au mouvement des places, cette forme de lutte permet de briser la routine du quotidien. « Occuper, c’est choisir pour se manifester comme communauté en lutte un lieu ordinaire dont on détourne l’affectation normale : production, circulation, ou autre », souligne Jacques Rancière. La dénonciation d’une taxe débouche vers la révolte contre l’injustice fiscale, mais aussi contre l’injustice globale de l’ordre existant. Ce mouvement rejette les délégations et les négociations. Le pouvoir des « représentants », ceux qui pensent et agissent pour les autres, est remis en cause.
La revue AOC propose des articles de chercheurs qui viennent d’horizons divers. Néanmoins, ces textes expriment une relative cohérence politique. La revue AOC semble s’inscrire dans une gauche proche de Benoît Hamon. Les auteurs rejettent la gauche néolibérale mais aussi le modèle populiste de la France insoumise. Ces chercheurs ne se contentent pas d’évoquer leurs travaux universitaires. Ils affirment un point de vue politique. Ils défendent un aménagement de l'exploitation et non un dépassement du capitalisme.
Les intellectuels qui s’expriment dans cette revue évitent de sombrer dans le mépris de classe. Un regard compréhensif et bienveillant prédomine à l’égard des « gilets jaunes ». Néanmoins, la légitimité des intellectuels à s’exprimer sur ce mouvement des « gilets jaunes » doit être relativisée. Les universitaires restent socialement et politiquement éloignés de ce mouvement. Les sociologues ont encore beaucoup de mal à appréhender la dynamique de cette révolte. Les causes sociales sont évidemment soulignées. Mais l’originalité politique de ce mouvement est difficile à comprendre pour des intellectuels qui ne sont pas vraiment au cœur de la lutte. Le point de vue surplombant de l’expert reste déconnecté, comme l’observe d’ailleurs Jacques Rancière.
Le philosophe Francis Wolff exprime ce point de vue de la gauche traditionnelle. Il fustige un mouvement qui rejette l’Etat, les syndicats, l’Europe et même la philosophie des Lumières. Mais toutes ces institutions restent des instruments d’oppression, ce que la gauche fossilisée ne perçoit toujours pas. Cette révolte échappe à toute forme d’encadrement, avec ses représentants et ses institutions. La dimension spontanée reste sa force. Ce mouvement part de l’action directe avec le blocage des routes, plutôt que de bavardages philosophiques. Les intellectuels et les militants gauchistes, qui recherchent avant tout un cadre idéologique, sont alors désarçonnés.
La revue AOC montre également ses limites à travers une parole universitaire assez éloignée de toute pratique de lutte. Ces textes ne s’adressent visiblement pas aux « gilets jaunes ». Les intellectuels s’adressent avant tout à leur propre classe sociale pour donner des clés de compréhension d’un mouvement trop prolétarien pour être lisible pour eux. La description des inégalités sociales et la critique de la démocratie n’apportent pas davantage que les paroles des « gilets jaunes » recueillies dans les reportages. Les exploités n’ont pas besoin de savants pour comprendre leur condition sociale. La dimension descriptive ne suffit plus.
En revanche, la revue AOC ne fournit pas d’outils pour l’action, mais de simples interprétations. Il manque des échanges collectifs sur les perspectives du mouvement. Ces articles universitaires ne permettent pas de comprendre les limites de cette lutte, ni ses potentialités à développer. Ce qui renforce l’image d’un regard extérieur de spectateurs. L’occupation, le blocage ou la grève doivent être discutées pour permettre au mouvement d’aller le plus loin possible.
Source : Revue AOC. Cahier #1, « Gilets jaunes ». Hypothèses sur un mouvement, La Découverte, 2019
Gilets jaunes et nouvelles formes de lutte
L'insurrection en gilets jaunes
Le mouvement des Gilets jaunes
Gérard Noiriel, historien en gilet jaune
Edwy Plenel, journaliste en gilet jaune
Points de vue sur les gilets jaunes
Une analyse du mouvement de 2016
Radio : Les gilets jaunes: mythe ou réalité ?, émission diffusée sur France Culture le 27 janvier 2019
Cécile Daumas, Gilets jaunes : l’acte I de la réflexion, publié dans le journal Libération le 23 janvier 2019
Maïté Bouyssy, Lire l’événement, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau n°74
Frédéric Stévenot, note de lecture publié sur le site La Cliothèque
Vidéo : "Les gilets jaunes ont fait apparaitre les classes populaires dans le débat public", émission mise en ligne sur le site @rrêt sur images le 30 novembre 2018
Vidéos : Gilets Jaunes : regards sur une crise, conférences de l'EHESS mises en ligne sur le site Canal U
Vidéo : Pour Alexis Spire, les revendications portées par le mouvement des gilets jaunes vont se traduire politiquement dans les échéances électorales ou par d'autres mouvements, émission diffusée sur France Info le 3 décembre 2018
Radio : Défiance envers les médias : quelles solutions ?, émission diffusée sur France Culture le 26 janvier 2019
Radio : Rachel Renault et Alexis Spire, "Gilets Jaunes. Regards sur une crise", émission Les oreilles loin du front du 27 mars 2019
Radio : "Gilets jaunes", le dialogue impossible, émission diffusée sur France Culture le 11 janvier 2019
Radio : Serge Paugam, sociologue, émission diffusée sur France Inter le 11 janvier 2019
Radio : Jacques Rancière : Quelle égalité de la parole en démocratie ?, émission diffusée sur France Culture le 12 décembre 2018
Alexis Spire, Aux sources de la colère contre l’impôt, publié dans Le Monde diplomatique de décembre 2018
Aline Leclerc, Gilets jaunes : « Il n’est pas surprenant que le mouvement ait pris dans les zones rurales ou les villes moyennes », publié sur le site du journal Le Monde le 16 novembre 2018
Catherine André, Alexis Spire : « Les classes populaires ressentent un très fort sentiment d’injustice fiscale », publié sur le site du magazine Alternatives économiques le 18 septembre 2018
Gilles Laferté et Serge Paugam, Après les gilets jaunes, repenser les classes sociales, publié sur le site du journal Libération le 20 décembre 2018
Blaise Leclair et Elena Maximin, « Il faut un financement public de la démocratie », une conversation avec Julia Cagé, mis en ligne sur le site Le Grand Continent le 22 janvier 2019
Sandra Laugier et Albert Ogien, Un gilet jaune à l’Elysée ?, mis en ligne sur le site du journal Libération le 13 décembre 2018
Guillaume Ledit, Gilets jaunes : "Une émeute n'a pas vocation à devenir un parti", mis en ligne sur le site du magazine Usbek & Rica le 23 novembre 2018