La gauche dans le monde
Publié le 25 Janvier 2023
La gauche traditionnelle semble s’effondrer. Les luttes sociales perdurent et secouent des régimes en place. Mais ces mouvements ne contribuent pas à renforcer les partis de gauche traditionnels ni à en créer de nouveaux. C’est durant la Révolution française que semble émerger la gauche historique. Ce courant se démarque des autres idéologies et religions par son principe d’égalité. Shlomo Sand retrace la trajectoire de ce courant dans son livre Une brève histoire mondiale de la gauche.
Révoltes sociales
Dès le XVIe siècle, l’Europe est secouée par des révoltes paysannes qui réclament la réduction de l’impôt arbitraire et la redistribution des terres. Mais ces jacqueries sont étouffées dans la répression. La révolution anglaise s’attaque à la monarchie et permet à la bourgeoisie de devenir un acteur politique. Les opposants à l’absolutisme doivent s’appuyer sur le mouvement des Niveleurs (Levellers). Ce courant composé de petits artisans défend l’égalité devant la loi. « L’Accord du peuple » proclame que toute autorité gouvernante doit être transmise au peuple. Ils défendent une démocratie représentative et un Parlement élu. Malgré leur défense de l’égalité, ils ne remettent pas en cause la propriété. Au contraire, les Diggers insistent sur l’égalité économique et sociale. Ils se consacrent à l’agriculture dans une communauté d’égaux.
La Révolution française proclame l’égalité devant la loi. Cependant, la souveraineté populaire et l’égalité politique semblent délaissées en 1789. Ce sont avant tout les privilèges de la noblesse qui sont attaqués. Mais cette conception de l’égalité reste élitiste et bourgeoise, et non pas populaire et démocratique. La Déclaration de 1793 permet à tous les Français de plus de 21 ans et de sexe masculin d’élire leurs représentants. Mais le Comité de salut public, dirigé par Robespierre, impose la terreur contre tous ses opposants. Les jacobins doivent faire face à une contre-révolution. Mais ils n’hésitent pas à réprimer les manifestations populaires parisiennes. Les Enragés sont particulièrement ciblés. Cette spirale de la violence se retourne contre ceux qui l’ont déclenché et débouche même vers l'exécution de Robespierre.
Durant les années 1840 éclate une vague d’insurrections. Le mouvement libéral s’attache à l’égalité civique et politique à travers des régimes parlementaires. Ce courant porté par la bourgeoisie et les commerçants doit s’appuyer sur la classe ouvrière pour s’imposer. En 1848, des soulèvements secouent de nombreux pays d’Europe. C’est le « Printemps des peuples ». Les revendications sociales, politiques et nationalistes s'entremêlent. Des barricades se dressent à Paris pour instaurer la IIe République. Les libéraux modérés prennent le pouvoir en France.
Louis Blanc, qui lance les ateliers nationaux, apparaît comme une figure la gauche réformiste. Il prétend créer des emplois et permettre des améliorations sociales sans passer par la lutte des classes. L’élection du président de la République au suffrage universel débouche vers la victoire de Louis-Napoléon Bonaparte. Il incarne le retour à l’ordre. Il est soutenu par la bourgeoisie et les propriétaires qui redoutent d’autres révoltes ouvrières.
Débats théoriques
Le courant anarchiste émerge avec Proudhon. Il théorise l’autogestion avec son projet de mutuelles et de coopératives financées par une banque de crédit. Issu d’un milieu d’artisans, il ne remet pas en cause la propriété individuelle. Bakounine apparaît comme l’autre grande figure de l’anarchisme. Il rejoint les barricades parisiennes de 1848. Il sillonne l’Europe au gré des insurrections et ne cesse de créer des groupements révolutionnaires. Son socialisme libertaire rejette toute forme d’autoritarisme. En 1864, l’Association internationale des travailleurs (AIT) est créée. Au moment de la Commune de Paris en 1871, les disciples de Proudhon, Bakounine, Marx et Blanqui siègent au Conseil révolutionnaire qui dirige brièvement la ville. Avant une répression sanglante.
Dans la France du XIXe siècle, les anarchistes animent de nombreux mouvements de grèves, à l’image d’Eugène Varlin. Fernand Pelloutier contribue à la création du syndicalisme révolutionnaire. En 1895, il devient secrétaire de la Fédération des bourses du travail qui vise à améliorer la situation des prolétaires par leur action autonome. Il diffuse l’idée de grève générale pour imposer un autre rapport de force avec l’État et les patrons. Il contribue à la création du syndicat de la Confédération générale du travail (CGT). En 1906, la Charte d’Amiens insiste sur l’indépendance du syndicat à l’égard des partis et des sectes. La CGT articule la lutte pour l’amélioration des conditions de vie et de travail avec une stratégie révolutionnaire de grève générale pour permettre une réappropriation collective des moyens de production. Les communistes libertaires espagnols se tournent également vers le syndicalisme avec la création de la Confédération nationale du Travail (CNT). L’Industrial Workers of the World (IWW) est créé à Chicago en 1905. Ce syndicat insiste sur l’action directe et la diffusion de pratiques de lutte pour préparer la grève générale.
Karl Marx et Friedrich Engels, jeunes intellectuels allemands exilés à Paris, fondent la Ligue des communistes en 1844. Le Manifeste du parti communiste appelle tous les ouvriers du monde à s’unir dans un combat commun. La lutte des classes est décrite comme le moteur de l’histoire. Ce sont les luttes des exploités qui contribuent à impulser les avancées historiques. Même si le marxisme insiste trop sur une vision mécanique et déterministe du progrès social. Malgré une description des mutations économiques impulsées par la bourgeoisie, le Manifeste propose une critique implacable de l’exploitation qui dépossède les prolétaires de leur propre vie. « Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise », souligne le Manifeste. Mais le prolétariat peut devenir une classe consciente de sa force pour s’organiser et abolir la propriété privée.
Mouvement ouvrier
En 1862 se lance le mouvement ouvrier allemand dirigé par Ferdinand Lassalle. Il estime que l’État demeure le meilleur levier pour améliorer les conditions de vie des travailleurs. La lutte doit alors se focaliser sur le suffrage universel dans le cadre de la monarchie prussienne. En 1869, August Bebel fonde le Parti social-démocrate (SPD). Cette organisation s’inscrit dans la même stratégie que Lassale mais assume l’héritage marxiste. Le SPD devient une véritable organisation de masse avec de nombreux élus au Parlement.
En Grande-Bretagne, le Parti travailliste est créé en 1900. Ce sont les grands syndicats anglais qui mettent sur pied ce parti de masse. Contrairement aux autres partis de la gauche européenne, les élus travaillistes sont d’origine ouvrière. Mais ils s’appuient sur des intellectuels, réunis dans la société fabienne qui élabore un socialisme réformiste. Le changement social doit provenir uniquement de voies légales et pacifiques. Dans les pays d’Europe du Nord, de puissants partis sociaux-démocrates s’appuient sur des syndicats de masse pour permettre l’instauration d’un État social.
La révolution russe commence avec la révolte de 1905. En février 1917, un gouvernement provisoire est créé par une coalition libérale-démocrate pour organiser des élections. Mais d’autres organes représentatifs se constituent : les soviets. Leurs délégués sont directement élus par les ouvriers, les paysans et les soldats. Cette pratique d’auto-organisation a déjà émergé au moment de l’insurrection de 1905.
Les bolcheviks, qui forment un groupuscule, parviennent à prendre le pouvoir à travers leur slogan « Le pain, la terre, la paix ». Leur détermination, leur pragmatisme et leur capacité d’organisation leur permettent de s’imposer rapidement au cours des événements. Ces jeunes intellectuels exercent une influence croissante sur la classe ouvrière des grandes villes et dans les soviets. Lénine arrive à Petrograd en avril 1917. Il déplore que le parti bolchevique privilégie l’Assemblée constituante. Il favorise alors l’implantation dans les soviets, notamment dans les grandes villes.
Lénine adopte alors une posture anarchiste et pragmatique qui correspond aux aspirations de la révolution russe. Il rédige L’État et la révolution pour critiquer toute forme d’État. « Tout le pouvoir aux soviets » devient son slogan. Un décret sur la terre proclame le droit à l’utiliser à ceux qui la cultive. Cependant, une contre-révolution s’organise, portée par l’état-major militaire, l’aristocratie et financée par des puissances étrangères. L’Armée rouge de Trotsky parvient à triompher. Mais dans le contexte de difficultés économiques et de l’épuisement du souffle révolutionnaire, le nouveau régime s’appuie sur le centralisme et l’autoritarisme. Le pluralisme politique disparaît et le marxisme devient une idéologie d’État.
Pays du Sud
Des régimes communistes s’imposent dans plusieurs pays du monde. En Chine, Mao s’appuie sur la paysannerie pour prendre le pouvoir. Dans les pays postcoloniaux, le clivage politique oppose l’occupant et le colonisé. Contrairement aux pays occidentaux dans lesquels c’est l’opposition entre exploiteurs et exploités qui reste structurante. Les régimes communistes semblent différents selon les pays. Le degré d’autoritarisme n’est pas partout identique. Mais une démarche commune se dessine avec la nationalisation des industries et une redistribution de la terre sous le contrôle de l’État.
L’idéologie marxiste-léniniste ne parvient pas à se propager dans les pays musulmans. Cependant, des coups d'État militaires se réclament du socialisme, notamment pour obtenir un soutien politique et financier de l’URSS. Néanmoins, en l’absence d’une classe moyenne libérale et d’une importante classe ouvrière, les coups d'État priment sur les révolutions sociales. L’armée reste alors un acteur politique central. Le nationalisme arabe se développe en Égypte, en Syrie, en Irak ou en Algérie. Ces régimes soutenus par la gauche proposent un contrôle de l’économie par l’État. Cependant, les opposants islamistes et communistes sont brutalement réprimés. Ce socialisme militaire arabe s’appuie sur le nationalisme et l’islamo-populisme. La gauche laïque semble marginalisée.
L’Amérique latine subit l’influence politique des États-Unis. Des dictatures militaires permettent de préserver leurs intérêts économiques. En 1959, les guérilleros prennent le pouvoir à Cuba. Ils renversent la dictature de Batista. Le nouveau régime doit faire face à l'hostilité des États-Unis qui tentent de renverser Fidel Castro. Le dirigeant cubain se rapproche alors de l’URSS. La nationalisation de secteurs économiques et l’absence de pluralisme politique deviennent un modèle pour Cuba.
Au Chili, c’est le gouvernement socialiste de Salvador Allende qui est renversé par un coup d'État militaire soutenu par les États-Unis. Il reste soutenu par les cordons ouvriers qui deviennent autonomes. Le pouvoir de gauche se méfie de cette dynamique d’auto-organisation qu’il ne peut pas contrôler ou canaliser. Pinochet prend le pouvoir pour réprimer la contestation ouvrière et imposer un laboratoire du néolibéralisme. L’Amérique latine reste secouée par des coups d'État militaires et reste marquée par une tradition national-populiste. En revanche, la gauche marxiste traditionnelle reste marginalisée et brutalement réprimée par les diverses dictatures militaires.
Nouvelle gauche
Dans les années 1950 se développe le mouvement des droits civiques aux États-Unis. L’égalité politique entre Noirs et Blancs devient la revendication centrale. Boycotts, manifestations et occupations de l’espace public composent une stratégie d’action directe non violente. Figure du mouvement, Martin Luther King dénonce la guerre du Vietnam et soutient des mouvements de grève. En 1968, son assassinat provoque une vague d’émeutes. Les Black Panthers constatent l’impasse de la non-violence. Ils développent un mouvement de résistance autonome qui repose sur l’auto-défense des ghettos noirs. Ils dénoncent le racisme mais aussi l’exploitation économique.
La prospérité et le plein emploi ne permettent pas d’apaiser le mal-être de la jeunesse des années 1960. Les étudiants rejettent le mode de vie bourgeois pour se solidariser avec les exploités et les opprimés. Une Nouvelle Gauche rejette le capitalisme mais aussi le modèle bureaucratique de l’URSS. Un marxisme hétérodoxe insiste sur la critique de l’aliénation des individus. En France, des groupes libertaires influencent la contestation. Le mouvement du 22 mars se lance dans l’université de Nanterre avec une occupation des bureaux de la direction. Des émeutes éclatent au Quartier latin. La brutalité policière déclenche la solidarité ouvrière. Un mouvement de grève se propage dans les usines. Mais ce mouvement spontané est rapidement encadré par les organisations syndicales. Des négociations favorisent le retour à la normale. Cependant, la révolte de Mai 68 permet une remise en cause des hiérarchies traditionnelles et bouleverse la société. L’absence de perspectives révolutionnaires débouche vers des groupes de lutte armée e
La gauche du XXIe siècle semble éloignée des références historiques. Le contexte du chômage de masse et l’atomisation sociale semble défavorable à la gauche. Les partis et les syndicats semblent discrédités. Néanmoins, de nouvelles démarches émergent. La gauche radicale embrasse la stratégie populiste. La solidarité internationale est abandonnée au profit du mythe d’un peuple national. Surtout, la grille d’analyse de classe est rejetée. Le peuple se compose de 99% de la population. Il comprend les cadres supérieurs et les petits patrons. Seuls les 1% les plus riches sont dénoncés. En revanche, les rapports d’exploitation et les hiérarchies dans les entreprises ne sont plus remis en cause.
Un autre courant rejette la centralité de la lutte des classes. André Gorz développe une critique du travail et de la société de consommation. Cette approche permet de remettre en cause la logique productiviste qui domine la gauche. Mais son analyse le conduit à rejeter les luttes du prolétariat. Cette mouvance nie les luttes anti-travail qui éclatent dans les lieux de production. Les écologistes se rapprochent des partis de gauche traditionnels. Ils recrutent surtout dans la classe moyenne salariée, urbaine et diplômée. En revanche, les écologistes restent éloignés de la classe ouvrière et de la jeunesse précaire.
Diversité de la gauche
Shlomo Sand propose une précieuse synthèse historique sur l’histoire de la gauche dans le monde. Son livre montre bien la diversité de la gauche qui reste traversée par de multiples courants et débats politiques. Le terme de gauche englobe des réalités particulièrement diverses et éloignées. Entre des dictatures marxistes et des révoltes spontanées, le terme de gauche recouvre tellement de réalités différentes et opposées qu’il en devient confus.
Shlomo Sand justifie ce concept de gauche à travers l’attachement au principe d’égalité. Mais il englobe des dictatures en Russie, en Chine et à Cuba qui imposent des hiérarchies entre la classe bureaucratique et le reste de la population. Shlomo Sand comprend également dans la gauche des courants libertaires qui refusent ce terme dont l’origine historique reste liée au parlementarisme et aux institutions d’État.
L’approche de Shlomo Sand privilégie une histoire des idées, certes passionnante et foisonnante. Il évoque également les organisations du mouvement ouvrier et différents gouvernements de gauche. Mais cette approche idéaliste conduit à délaisser l’importance de la lutte des classes et des révoltes sociales. Les insurrections du XIXe siècle ou les soulèvements de 1917 et des années 1968 apparaissent comme une simple toile de fond. Ces révoltes se réduisent alors à permettre des débats entre intellectuels et dirigeants politiques. Une autre approche insiste sur l’importance de l’autonomie des luttes, des révoltes spontanées et des grèves ouvrières comme les enjeux centraux de l’histoire. C’est au cœur de ces mouvements que se construisent les véritables débats politiques.
Shlomo Sand livre également quelques considérations contestables. Sans doute liée à la confusion entre la gauche et les luttes sociales. Son constat sur l’effondrement des organisations de gauche, comme les partis et les syndicats, reste pertinent. Son observation des impasses stratégiques de la gauche et même de révoltes sans véritables perspectives politiques semble incontournable. Néanmoins, les nouveaux soulèvements n’ont pas besoin d’un programme ou d’une idéologie. Il leur manque surtout des débats sur les stratégies de victoires et les perspectives révolutionnaires.
De manière encore plus douteuse, Shlomo Sand estime que la classe ouvrière demeure réformiste et doit s’en remettre à la classe moyenne pour définir ses objectifs politiques. Il ne fait que reprendre la vieille idéologie social-démocrate puis léniniste qui insiste sur le parti centralisé pour guider les masses. Certes, la classe ouvrière lutte avant tout pour des améliorations immédiates de ces conditions de vie. Elle se méfie également des idéologues hors-sol qui prêchent la révolution. Néanmoins, il semble évident que les prolétaires ont intérêt à la construction d’un monde sans hiérarchie, sans exploitation, sans classe et sans État. Ce qui n’empêche pas de lutter pour des objectifs immédiats pour sa survie dans ce monde capitaliste. Face à l'effondrement des vieilles idéologies de gauche, de nouvelles perspectives révolutionnaires peuvent surgir des révoltes sociales.
Source : Shlomo Sand, Une brève histoire mondiale de la gauche, traduit par Michel Bilis, La Découverte, 2022
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Pour aller plus loin :
Radio : émissions avec Shlomo Sand diffusées sur Radio France
Sylvie Chiousse et Yves Doazan, Entretien avec Shlomo Sand autour de l’ouvrage Une brève histoire mondiale de la gauche, publié dans le Carnet Esprit critique le 18 novembre 2022
Christian Ruby, Shlomo Sand : la gauche au prisme de son histoire mondiale, publié sur le site Non fiction le 5 mars 2022
Séveric Yersin, Heurs et malheurs de la gauche (mondiale), publié sur le site du journal Le Courrier le 12 mai 2022
Michel Lapierre, «Une brève histoire mondiale de la gauche»: l’égalité est fragile sans pensée sociale, publié sur le site du journal Le Devoir le 19 mars 2022
Henri Lourdou, Compte-rendu publié sur le site lectures politiques le 6 mars 2022 Mario Jodoin, Compte-rendu , publié sur le site Jeanne Emard le 18 juillet 2022