Néo-fascisme et contre-cultures

Publié le 18 Mai 2023

Néo-fascisme et contre-cultures
L'extrême droite parvient à se développer à travers une stratégie métapolique. La bataille des idées s'appuie sur un imaginaire culturel qui valorise les hiérarchies traditionnelles. Cette mouvance composite et souterraine cultive un ésotérisme qui assume l'héritage fasciste. 

 

 

De nombreuses analyses tentent de comprendre le succès de l’extrême droite. Mais les productions culturelles de cette mouvance restent rarement abordées. Les observateurs préfèrent se pencher sur ses idées politiques ou sa sociologie. Pourtant, l’extrême droite est parvenue à créer une contre-culture singulière qui s’appuie sur une multitude de petits éditeurs. L’extrême droite ne peut pas se réduire à un milieu fruste et violent comme le suggèrent les militants antifascistes.

Les contre-cultures et les avant-gardes artistiques restent associées à la gauche et à l’extrême gauche. Pourtant, les futuristes se rapprochent du fascisme et Julius Evola semble apprécié par de nombreux artistes. John R. R. Tolkien, qui nourrit l’imaginaire de la fantasy, reste un catholique très conservateur. Son univers empreint de paganisme nordique a attiré des militants néo-nazis. Les contre-cultures d’extrême droite ressemblent aux autres subcultures, mais avec un aspect identitaire, raciste ou fascisant en plus. Les activités de la CasaPound en Italie s’apparentent à un lieu contre-culturel avec ses concerts, ses performances et ses artistes. Mais qui émane de l’extrême droite nationaliste révolutionnaire italienne. L’extrême droite ne se réduit pas à une nostalgie pour le passé. Ce courant composite peut également se présenter comme avant-gardiste et révolutionnaire.

Cette culture d’extrême droite s’appuie sur l’ésotérisme qui se considère comme un monde secret réservé aux initiés. L’ésotérisme compose un ensemble de mythologies politiques qui joue le rôle de la religion pour le courant paganiste de l’extrême droite. Ces milieux entendent réenchanter le monde en renouant avec un pacte entre l’homme, le sacré et le cosmos. L’ésotérisme apparaît également comme un vecteur de la propagande de l’extrême droite qui s’appuie sur cet imaginaire pour mieux diffuser ses idées. Cette mythologie cultive une passion pour le Moyen-Age et les vikings. L’historien Stéphane François se penche sur ce courant qui reflète notre époque dans son livre Une avant-garde d’extrême droite.

 

                          

 

 

Imaginaire traditionaliste

 

L’extrême droite se compose de différents courants qui entretiennent des rapports divers avec la religion. Les alliances se créent selon l’ennemi du moment. Les catholiques intégristes peuvent défiler avec des musulmans contre les droits des homosexuels. L’antisémitisme peut déboucher vers des rapprochements similaires. La droite ésotérique paganiste peut même se rapprocher de l’Islam pour dénoncer l’Occident, à l’image de René Guénon. Des militants d’extrême droite défendent le nationalisme arabe et les dictatures en Irak ou en Syrie. Mais une lecture ethno-raciale, théorisée par Alain de Benoist, défend un suprématisme blanc. « Cet affrontement civilisationnel doit être interprété comme l’affrontement des peuples blancs chrétiens ou païens contre tous les autres, en particulier musulmans », résume Stéphane François. Les identitaires défendent ainsi une Europe nationaliste et païenne.

L’extrême-droite se tourne vers la période médiévale pour construire un véritable mythe qui porte une vision du monde et de la société. Pour la droite traditionaliste, l’image du chevalier renvoie à un passé définitivement détruit et à une société d’ordre, hiérarchisée, fondée sur la naissance. Pour la mouvance fasciste, le chevalier évoque le combattant racial issu des tranchées, ce nouvel aristocrate. Himmler réforme la SS sur le modèle de l’ordre Teutonique.

 

Le militant d’extrême droite doit être héroïque et rejeter la lâcheté. Il s’identifie au chevalier occidental qui s’oppose à la civilisation arabo-musulmane. La mouvance identitaire s’appuie sur le mythe de Charles Martel. Cette approche apparaît comme une nouveauté à l’extrême-droite. Ce courant valorise la culture arabo-musulmane comme  révolutionnaire, anticapitaliste, viriliste, anti-occidentale et antimoderne, proche de la « Tradition ».

Le mythe viking permet de défendre une civilisation blanche avec une spiritualité européenne et néo-païenne qui se distingue des religions monothéistes. Le néo paganisme nordique fait partie de l’idéologie néonazie et néo-völkisch. Son fondement est l’idée d’une religion du sang et du sol, c’est-à-dire une religion ethnique enracinée. Même si cette contre-culture viking reste marginale et confidentielle. La revue Éléments, qui incarne la Nouvelle Droite, apparaît comme le titre le plus diffusé de cette mouvance. Néanmoins, le paganisme viking est progressivement abandonné par la mouvance identitaire pour ne pas être associé à un folklore néonazi, et surtout pour ne pas faire fuir l’extrême droite catholique.

 

    Une manifestation d’extrême droite dans les rues de Paris, le 6 mai 2023.

 

Idéologie anti-moderne

 

Une frange de l’extrême droite développe un discours ouvertement antimoderne. Elle s’oppose à la philosophie des Lumières et déplore la décadence de la civilisation occidentale. Spengler, Huizinga, Heidegger, Valery, Ortega y Gasset deviennent les références théoriques de cette mouvance.

La doctrine traditionaliste promeut une conception organiciste et hiérarchique de la société. Elle renvoie à la droite légitimiste et au courant monarchiste. La modernité et la démocratie libérale sont rejetées pour valoriser la « civilisation chrétienne ». De nouveaux courants traditionalistes se réclament depuis les années 1970 des ésotéristes René Guénon et Julius Evola. René Guénon se réfère à une société traditionnelle. Il rejette la modernité et le positivisme. Sa pensée exerce une influence dans les milieux intellectuels et artistiques.

Julius Evola a soutenu le fascisme italien. Il se réfère à un passé idéalisé et entend restaurer le Saint-Empire romain germanique. Ses  modèles se tournent vers les  anciens ordres  de  chevalerie,  ainsi  que  les  mouvements  spiritualo-politiques, en particulier la Légion de l’archange Michel, plus connue sous le nom de la Garde de fer. Julius Evola demeure une figure intellectuelle majeure à l’extrême droite depuis les années 1970. Ce courant déplore le « désenchantement du monde », selon la formule du sociologue Max Weber. La modernité marchande et la technologie ont affaibli le rapport au divin et au sacré. Cette pensée biologique, organiciste, défend un ordre naturel, d’essence religieuse.

 

Le courant antimoderne s’identifie à travers la contre-révolution, l’hostilité aux Lumières, le pessimisme, la référence au péché originel, le choix d’une esthétique sublime et, enfin, l’adoption d’un style imprécatoire. Joseph de Maistre s’oppose à la Révolution française et soutient le rétablissement de la monarchie.

L’ésotérisme traditionaliste développe une conception élitiste qui s’oppose à l’égalitarisme et même à la philosophie des droits de l’homme. Pour Julius Evola, l’élite s’apparente à un ordre chevaleresque et à une aristocratie spirituelle. Le marché est dénoncé comme à la fois un agent de dissolution du lien social et un vecteur d’uniformisation culturelle par le bas.

L’extrême droite, dans le sillage de Spengler et de Nietzsche, fustige la décadence de l’Occident et la déliquescence des mœurs. L’individualisme libéral est condamné pour mieux défendre une société organiciste et hiérarchisée. Face à la dégénérescence matérialiste d’une modernité américanisée, le salut serait dans la spiritualité et le retour d’une sorte de Moyen-Âge.

 

     Film still of This Is England in 2006

 

Contre-cultures de droite

 

La librairie Librad s’impose comme une plateforme de diffusion idéologique sur Internet. Son catalogue comprend évidemment les classiques des textes d’extrême-droite. Mais Librad propose également des rayons de livres d’extrême-gauche. La littérature anti-impérialiste, antisioniste et antilibérale est particulièrement prisée. La librairie se réfère au national-socialisme des années 1930 et aux théoriciens de la Nouvelle Droite. Un rayon contre-culture se tourne vers la musique identitaire et le mouvement skinhead. Cette diversité du catalogue révèle une volonté de toucher un public large. Mais la disparition des librairies d’extrême-droite débouche vers un repli vers la vente en ligne.

Librad comprend un important catalogue sur l’ésotérisme. Sa ligne politique consiste à diffuser tous les textes qui remettent en cause les valeurs et institutions établies. « Les subcultures présentes dans le catalogue de Librad (ésotérisme, musique, altermondialisme, anarchisme, négationnisme, nationalisme-révolutionnaire, etc.), par leur mode d’existence et leurs valeurs, participent clairement à cette action », observe Stéphane François. Cette subculture d’extrême-droite vise à transgresser le « politiquement correct ». Internet favorise la diffusion des idées minoritaires et de cette contre-culture d’extrême-droite.

 

L’extrême droite s’appuie sur une subculture musicale qui vise à transgresser les règles de la société occidentale. Mais il n’est pas toujours facile de distinguer la provocation de l’engagement idéologique. La subculture dark repose sur un romantisme gothique avec une esthétique sombre qui puise dans l’ésotérisme et le satanisme. Cette mouvance cultive une vision pessimiste du monde qui peut évoluer vers une forme de nihilisme. La scène gothique et le dark metal restent les musiques les plus connues de ce courant. Certaines droites radicales se tournent vers ces musiques émergentes qui touchent une jeunesse dépolitisée. Ensuite, la Nouvelle Droite développe une « stratégie métapolitique » qui repose sur l’action culturelle. Des militants d’extrême droite, à partir des années

1970, cherchent à utiliser les moyens courants d’expression artistique comme à la fois facteur de propagande, moyen de renforcement de la cohésion du groupe et vecteur de la subversion de la société. La musique, qui s’adresse à un public jeune, devient une arme privilégiée. L’extrême-droite est parvenue à récupérer la musique Oi ! Ce courant issu du mouvement skinhead émerge dans la classe ouvrière britannique. Le groupe Skrewdriver se rapproche du National Front et s’impose comme le figure centrale de cette scène musicale. Cependant, la Oi ! est rapidement associée aux agressions des skins et son image se ternit.

L’extrême droite se tourne vers d’autres courants musicaux comme la musique industrielle, présentée comme débarrassée des influences noires du jazz. Le métal semble également une musique malléable avec une esthétique paganiste. Dans les années 1980 et 1990, les groupuscules Nouvelle Résistance et Troisième Voie développent un entrisme à travers des fanzines qui affichent leurs idées pour se diffuser dans les scènes musicales subculturelles comme le black metal, le death metal, la musique industrielle. Ces subcultures musicales sont devenues des éléments constitutifs de la culture nationaliste-révolutionnaire. Les échanges sur les forums d’extrême droite révèlent l’importance de cette subculture musicale.

 

 

    Vikings Valhalla : photo

 

Bataille culturelle

 

Le livre de Stéphane François permet de se plonger dans un univers intellectuel et culturel moins connu que les politiciens pour plateaux télés. Mais cette approche permet de bien comprendre la stratégie de l’extrême droite actuelle. La Nouvelle Droite se développe dans un contexte de discrédit de fascisme. Ce courant ne peut pas affirmer ouvertement son différentialisme ethno-racial. Mais la Nouvelle Droite décide de se rapprocher de la droite traditionnelle. Surtout, ce courant adopte la stratégie proposée par le communiste Antonio Gramsci. La Nouvelle Droite insiste sur la bataille des idées qui passe par des analyses, des réflexions, mais aussi par un imaginaire culturel. Cette « métapolitique » est au cœur de la stratégie de l’influente mouvance identitaire. Le journaliste et écrivain Éric Zemmour s’inscrit également dans cette filiation.

Stéphane François montre également que l’extrême-droite n’est pas un bloc homogène. Les catholiques traditionalistes peuvent côtoyer des néo-païens. Les alliances et les ennemis de l’extrême-droite peuvent également varier selon les moments. Cependant, cette mouvance se rassemble autour de valeurs communes. La nostalgie pour un ordre autoritaire et hiérarchisé devient le socle idéologique de cette mouvance. La défense de la race blanche apparaît également comme immuable. Cependant, la défense de l’Occident contre le monde musulman apparaît comme une nouveauté. Une mouvance influente, incarné par le russe Alexandre Douguine, continue de fustiger une Occident décadent qui a sombré dans la débauche et l’anarchie. Néanmoins, la défense de la race blanche et d’un ordre hiérarchisé reste immuable.

Stéphane François insiste également sur l’importance des subcultures comme le mouvement skinhead. La mouvance identitaire se saisit également de la culture populaire pour toucher un jeune public. Le film 300, la saga Le Seigneur des anneaux ou la série Vikings sont habilement détournés pour défendre des valeurs viriles et des sociétés traditionnelles. L’imaginaire de la série X-Files a également contribué à relancer un imaginaire complotiste.

 

Néanmoins, Stéphane François se contente d’une approche banalement descriptive. Il propose une précieuse cartographie des subcultures d’extrême-droite, un peu comme La Horde en ce qui concerne les groupuscules politiques. Certes, il semble important de ne pas sombrer dans l’antifascisme qui considère l’extrême-droite uniquement comme une bande de brutes et se focalise uniquement sur les incartades des groupuscules violents. L’extrême-droite adopte une stratégie clairement réfléchie, à travers des thèmes et un imaginaire politique. Il semble également important de prendre au sérieux les subcultures qui ne se réduisent pas à des loisirs pour adolescents. L’extrême-droite a bien saisi la force politique de l’imaginaire.

En revanche, Stéphane François ne propose aucune véritable analyse sur les bases sociales et les causes du succès de l’extrême-droite. Le rapport au mouvement ouvrier, pourtant décisif dans le fascisme historique, n’est également pas abordé. Quant aux perspectives pour combattre l’extrême-droite, elles ne sont même pas envisagées. Il devient incontournable d’analyser les causes et les mécanismes de cette menace fasciste et de la mouvance néo-réactionnaire pour mieux la combattre.

 

Source : Stéphane François, Une avant-garde d’extrême droite. Contre-culture, conservatisme radical et tentations modernistes, Éditions de la Lanterne, 2022

 

Articles liés :

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Stéphane François, Comment définir l'extrême droite en France aujourd'hui ?diffusé par UNSA Éducation le 4 avril 2022

Galaad Wilgos, Stéphane François : « Les nationalistes-révolutionnaires ont toujours été à l’avant-garde du militantisme et du contre-culturel d’extrême droite », publié sur le site Le Comptoir le 3 avril 2017

L’Extrême droite : une avant-garde contre-culturelle ?, publié sur le site Fragments sur les Temps Présents le 23 septembre 2022

David (UCL Chambéry), Lire : François, « Une avant-garde d’extrême droite. Contre-culture, conservatisme radical et tentations modernistes », publié dans le journal Alternative Libertaire N°333 (décembre 2022)

Stéphane François, Territoires de l’extrême droite française, publié sur le site La Vie des Idées le 1er mars 2022

Stéphane François, Trump : derrière les tweets, l’alt-right et le paléoconservatisme, publié sur le site AOC le 15 novembre 2018

Articles de Stéphane François publiés sur le site Fragments sur les Temps Présents

Articles de Stéphane François publiés sur le site de la Fondation Jean Jaurès

Articles de Stéphane François publiés sur le site Slate

Articles de Stéphane François publiés sur le site le portail Cairn

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