La démocratie de Claude Lefort
Publié le 22 Juin 2023
La relative célébrité de Claude Lefort se développe dans les années 1970 et 1980. Il devient un penseur incontournable de la démocratie et du totalitarisme. Malgré la pesanteur du consensus libéral, le philosophe insiste sur la conflictualité comme moteur des sociétés démocratiques. Loin de se réduire à une abstraction conceptuelle, la philosophie de Claude Lefort intègre la dimension factuelle de la politique et de l’histoire.
Sa pensée politique s’oppose à la théorie de la justice de John Rawls, un peu trop théorique et hors sol. Les livres de Claude Lefort sont souvent des recueils d’articles et de textes d’intervention. Sa pensée ne forme pas un système achevé, mais davantage une réflexion sur son époque. Nicolas Poirier présente cette trajectoire intellectuelle dans le livre Introduction à Claude Lefort.
Marxisme critique
Claude Lefort découvre le marxisme en classe de terminale, en 1941. Son professeur n'est autre que Maurice Merleau-Ponty, un philosophe qui rejette le dogmatisme et le chauvinisme du Parti communiste. Il se tourne vers un marxisme hétérodoxe et anti-autoritaire. Le jeune Claude Lefort adhère au Parti communiste internationaliste (PCI). Cependant, ce groupuscule trotskiste ne jure que par l’unité de la gauche. Il critique le stalinisme tout en cherchant à s’allier avec le Parti communiste.
Surtout, le PCI conserve une vision mécanique et déterministe de la révolution. Avec une avant-garde qui doit guider le prolétariat. La révolte spontanée et imprévisible n’est jamais envisagée. « Par conséquent, c’est toute la contingence liée à l’action humaine, son caractère pour une large part imprévisible, son indétermination, bref tout ce qui s’apparente à la liberté qui disparaît dans cet objectivisme doctrinaire », souligne Nicolas Poirier. En 1946, Claude Lefort rencontre Cornélius Castoriadis pour former une tendance minoritaire du PCI.
En 1948, les deux intellectuels lancent le groupe Socialisme ou Barbarie. La critique de l’URSS débouche vers une analyse de la bureaucratisation des partis et des syndicats. Des formes d’encadrements, de délégations et de hiérarchies se développent dans les organisations ouvrières. Cependant, Claude Lefort préfère se contenter de former un espace de réflexion et de critique, sans intervenir dans les luttes sociales. Cornélius Castoriadis reste attaché à une véritable organisation politique. Claude Lefort rejoint alors le groupe Information et liaisons ouvrières (ILO), animé par Henri Simon. Claude Lefort milite jusqu’en 1960, mais il abandonne la perspective d’une rupture révolutionnaire avec l’ordre existant.
Claude Lefort et le groupe Socialisme ou Barbarie insistent sur l’expérience prolétarienne. Des enquêtes ouvrières permettent d’observer les résistances quotidiennes et la créativité des exploités. La classe ouvrière n’est considérée ni comme un classe messianique qui doit porter la révolution, ni comme une masse aliénée et passive. Claude Lefort insiste sur le refus d’une direction politique et valorise le processus d’auto-organisation. Le philosophe développe également une analyse critique du stalinisme. Le parti concentre tous les pouvoirs et s’identifie avec l’État.
Conflictualité sociale
Socialisme ou Barbarie insiste sur l’auto-organisation des ouvriers en dehors des partis et des syndicats. Ce qui suppose de rompre avec la posture du militant qui va porter la bonne parole dans les usines et les lieux de travail pour imposer ses revendications. En 1958, dans « Organisation et parti », Claude Lefort insiste sur l’ancrage dans les luttes locales. Mais il dénonce toute prétention totalisante. Il estime que chaque situation est particulière. Au contraire, pour Cornélius Castoriadis, chaque problème doit être analysé en envisageant l’ensemble de la société. Il défend le projet de la société autonome, fondé sur l’auto-organisation, tandis que Claude Lefort renonce à toute perspective de bouleversement radical.
Dans les années 1960, Claude Lefort abandonne définitivement toute forme de militantisme pour se consacrer à la philosophie. Cependant, il continue de suivre l’actualité politique. Il participe au livre collectif La Brèche à propos de Mai 68. Il insiste sur le réveil de l’inventivité politique qui semblait endormie dans la torpeur gaullienne. Loin de se réduire à un mouvement catégoriel, la contestation étudiante remet en cause l’autorité et les hiérarchies de l’institution universitaire. Ce qui lui permet de se propager vers la classe ouvrière et l’ensemble des salariés.
Cornélius Castoriadis, autre contributeur du livre, évoque l’absence de perspectives de transformation révolutionnaire du mouvement étudiant. Il se démarque de Claude Lefort qui insiste sur la conflictualité sans tentative de prendre le pouvoir. Le désordre créateur et la contestation de l’institution ne doivent pas s’inscrire dans un projet de renversement ou de rupture estime Claude Lefort.
Professeur de sociologie à l’université de Caen, Claude Lefort rencontre Alain Caillé, son assistant avant de fonder la revue du MAUSS. Il influence également ses élèves Marcel Gauchet et Jean-Pierre Le Goff. Claude Lefort approfondit sa réflexion sur la démocratie et la bureaucratie. Le philosophe s’appuie sur Nicolas Machiavel pour observer la démocratie traversée par la division sociale. Il insiste sur l’importance de la conflictualité. « Le peuple ne veut pas, tout simplement, être réduit à l’obéissance sans que son désir de liberté soit pris en compte », indique Nicolas Poirier. La conflictualité sociale et le refus de l’oppression peuvent déboucher sur des lois, qui augmentent ensuite la puissance d’agir du peuple. Le désir de liberté s’oppose à la domination instituée.
Démocratie sauvage
Claude Lefort n’abandonne pas le marxisme pour embrasser le libéralisme. Sa pensée de la conflictualité sociale et de la contestation du pouvoir peut rejoindre le courant libertaire. « Claude Lefort défend une conception de l’action politique davantage soucieuse de contester le pouvoir en revendiquant des droits que de chercher à s’en emparer », précise Nicolas Poirier. Le philosophe insiste sur la « démocratie sauvage » qui relie Mai 68 aux diverses révoltes historiques, comme la Révolution française.
Claude Lefort s’oppose à une vision homogène de la société. Il insiste sur les luttes des minorités et pour les libertés individuelles. La contestation doit également permettre un contrôle sur les lieux de pouvoir, de production et d’habitation. Claude Lefort refuse le modèle de la prise du pouvoir d’État comme modèle de transformation sociale. Les mouvements sociaux doivent contester et devenir des contre-pouvoirs, sans chercher à prendre la direction de l’État.
Claude Lefort revient sur la révolution hongroise de 1956. Il consacre un article à chaud dans la revue Socialisme ou Barbarie. Il revient sur cet événement dans le premier numéro de la revue Libre. Il insiste sur cette révolte ouvrière qui attaque directement l’URSS. Dans la même revue, Cornélius Castoriadis insiste sur les conseils ouvriers qui peuvent permettre une réorganisation de la société avec une forme de démocratie directe. Pour Claude Lefort, la répression montre la force du régime totalitaire mais la révolte ouvrière dévoile surtout sa fragilité. L’édifice bureaucratique peut être ébranlé.
Le philosophe se méfie de la perspective de créer une société unifiée pour dépasser la division sociale. Il souligne l’importance de créer des syndicats et de multiplier les contre-pouvoirs. Mais il insiste sur la puissance de la contestation sociale. « Pour Lefort, le soulèvement hongrois constituait pourtant bel et bien une révolution en dépit de sa défaite : il fut un mouvement de contestation radicale porté par l’ensemble de la population et non phagocyté par un parti d’avant-garde prétendant parler au nom du peuple », souligne Nicolas Poirier.
Claude Lefort reste attaché au Droit et à la démocratie. Il s’oppose au discours marxiste qui fustige les « libertés formelles. Certes, la proclamation des droits de l’homme semble abstraite. Mais ce sont les luttes contre le pouvoir en place, auxquelles le prolétariat a participé, qui ont permis d’arracher des droits et des libertés. Un espace public autonome peut se construire uniquement à partir de la liberté d’opinion. De plus, la remise en cause des « libertés formelles » par l’URSS débouche vers la fin du pluralisme et le totalitarisme.
Libéralisme et alternativisme
Nicolas Poirier propose un livre de synthèse sur la trajectoire intellectuelle et les idées politiques de Claude Lefort. Il en présente surtout les aspects les plus libertaires. Ce qui permet de sortir du dénigrement d'un philosophe associé au soutien du philosophe au plan Juppé de 1995. Des gauchistes comme Isabelle Garo insistent sur cet aspect qui semble réducteur. Mais une stratégie néostalinienne se doit de discréditer toute perspective qui se méfie de l’État et des institutions pour la rabattre vers un libéralisme tiédasse. Loin de l’attachement mollasson à la démocratie bourgeoise, Claude Lefort propose une conception conflictuelle et libertaire de la politique. Les luttes sociales expriment un contre-pouvoir indispensable. Nicolas Poirier, tout comme Miguel Abensour, se réfère clairement à cette lecture libertaire de Claude Lefort.
Mais il est vrai que Nicolas Poirier n’explique pas vraiment les glissements de la pensée de Claude Lefort. Il se rapproche clairement de la mouvance de la deuxième gauche incarnée par Pierre Rosanvallon qui ne passe pas vraiment pour un gauchiste échevelé. L’opposition au totalitarisme et à la bureaucratie stalinienne n’est pourtant pas condamnée à défendre la démocratie libérale comme un moindre mal. Son comparse Cornélius Castoriadis esquisse une autre voie qui refuse le stalinisme mais reste attaché à une perspective révolutionnaire. Claude Lefort abandonne également l’analyse des luttes pour dévier vers une réflexion plus philosophique et conceptuelle, déconnectée des préoccupations immédiates des prolétaires.
En revanche, Nicolas Poirier évoque bien les débats qui opposent les deux intellectuels. Claude Lefort s’attache aux luttes sociales, mais uniquement comme un contre-pouvoir qui doit permettre d’infléchir la politique de l’Etat. Il ne s’inscrit pas dans une démarche communiste libertaire qui considère que les luttes sociales doivent déboucher vers une conflictualité généralisée pour renverser l’État. Claude Lefort préfigure un gauchisme alternativiste, aujourd’hui incarné par Toni Negri et John Holloway. Les luttes sociales doivent ouvrir des brèches, des espaces oppositionnels et des contre-pouvoirs. La tradition du communisme de conseils insiste davantage sur la réorganisation d’une nouvelle société à partir des structures d’auto-organisation.
Le philosophe conservateur Philippe Raynaud, qui connaît bien Claude Lefort et sa génération intellectuelle, analyse cette évolution. La gauche radicale abandonne toute perspective de rupture avec le capitalisme. Les luttes sociales ne s’inscrivent plus dans une perspective révolutionnaire. Les mouvements sociaux doivent se contenter de demander à l’État de nouveaux droits. La conflictualité reste donc dans le cadre de la société du capital. Il est possible de demander des améliorations mais pas remettre en cause la marchandise, le travail et l’exploitation.
Source : Nicolas Poirier, Introduction à Claude Lefort, La Découverte, 2020
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Pensée politique et histoire: Entretien avec Claude Lefort, diffusée sur canal U le 12 avril 1996
Radio : Pierre Rosanvallon, À l’épreuve du politique. Entretien avec Claude Lefort, publié sur le site la Vie des Idées le 15 octobre 2010
Radio : Claude Lefort - Entretien (À voix nue), émission diffusée le 29 décembre 2021
Radio : émissions sur Claude Lefort diffusées sur France Culture
Radio : émissions avec Nicolas Poirier diffusées sur Radio France
Jean Bastien, Entretien avec Nicolas Poirier à propos de la pensée de Claude Lefort, publié sur le site de Non fiction le 23 juin 2020
Fabien Aviet, Entretien avec Nicolas Poirier : « C’est peut-être à la condition de laisser affleurer les résidus d’images sauvages qui nous hantent que la création artistique peut opérer », publié sur le site site Un philosophe le 23 juin 2020
Beatrice Latini, Note de lecture publiée dans la revue Esprit de décembre 2020
Corinne Delmas, Note de lecture publiée sur le site Liens Socio le le 27 septembre 2020
Philippe Bourrinet, LEFORT Claude, André, Georges [dit Claude MONTAL, né COHEN Claude], publié sur le site du dictionnaire Le Maitron le 10 octobre 2010
Claude Lefort : Entretien avec l’Anti-mythe (1/2), paru le 19 avril 1975 dans L’Anti-mythes n°14, publié sur le site Lieux Communs le 6 octobre 2010
Arthur Guichoux, L’indétermination démocratique de Claude Lefort. Aperçu d’une réception contrastée, publié sur le site Journal du MAUSS le 15 juin 2017
Isabelle Garo, Entre démocratie sauvage et barbarie marchande, publié dans La Revue Internationale des Livres et des Idées le 5 mars 2008