Révolte des Ciompi et révolution sociale
Publié le 13 Mai 2013
La révolte des Ciompi éclate dans la ville de Florence du XIVème siècle. Ce soulèvement populaire peut permettre de penser les insurrections à venir.
Les révoltes sociales n’ont pas commencé au XIXème siècle, avec les débuts du mouvement ouvrier. La révolte des Ciompi apparaît comme une véritable insurrection prolétarienne. Ce mouvement secoue la ville de Florence au XIVème siècle. Cette cité italienne connaît alors un début de développement commercial, voire capitaliste. La révolte des Ciompi permet de repenser la révolution sociale en dehors de la centralité ouvrière.
Simone Weil et Nicolas Machiavel face à la révolte des Ciompi
Simone Weil, socialiste hétérodoxe, évoque ce soulèvement populaire dans un article de 1934. Son texte est publié dans La Critique sociale qui s’attache au marxisme mais critique l’URSS. Surtout cette revue ne se centre pas autour d’une culture ouvrière mais privilégie la construction d’une culture révolutionnaire. « Cette insurrection, connue sous le nom de soulèvement des Ciompi, est sans doute l’aînée des insurrections prolétariennes », estime Simone Weil. La Florence du XIVème siècle est dirigée par des corporations d’artisans. La noblesse est déjà écartée du pouvoir. Les magistrats de la ville sont élus pour des délais courts et doivent rendre compte de leur gestion. Florence s’apparente à une République des artisans. « Le pouvoir réel appartient aux arts majeurs, qui comprennent seulement, si l’on met à part juges, notaires et médecins, les banquiers, les gros commerçants, les fabricants de draps et les fabricants de soieries », décrit Simone Weil. C’est donc une bourgeoisie marchande qui dirige la ville. Ses corporations peuvent s’apparenter à des syndicats patronaux, comme le Medef d’aujourd’hui. « Loin d’être une démocratie, l’État florentin est directement aux mains du capital bancaire, commercial et industriel », précise Simone Weil.
En revanche, les travailleurs sont privés de toute espèce d’organisation. L’atelier s’apparente à une fabrique et s’organise comme une usine, malgré l’absence de machines industrielles. « La division et la spécialisation étaient poussées à l’extrême ; une équipe de contremaîtres assurait la surveillance ; la discipline était une discipline de caserne. Les ouvriers, salariés, payés à la journée, sans tarifs ni contrats, dépendaient entièrement du patron », décrit Simone Weil. D’autres travailleurs, comme les teinturiers, semblent plus privilégiés et n’ont pas les mêmes intérêts que les Ciompi.
Les ouvriers se soulèvent au cours de multiples révoltes entre 1343 et 1372. Les bourgeois s’organisent avec les nobles au sein du « parti guelfe » qui remporte toutes les élections en truquant les scrutins. Mais la petite bourgeoisie se révolte en 1378. Cette classe sociale obtient satisfaction mais les ouvriers restent dans la rue. Une organisation du « menu peuple » est créé, comparable à un syndicat ouvrier. Une dualité des pouvoirs peut s’observer. A côté du pouvoir légal du Palais s’organise un pouvoir non légal. « Ce gouvernement extra-légal ressemble singulièrement à un soviet ; et nous voyons apparaître pour quelques jours, à ce premier éveil du prolétariat à peine formé, le phénomène essentiel des grandes insurrections ouvrières, la dualité du pouvoir », analyse Simone Weil. A l’image de la social-démocratie d’aujourd’hui, la petite bourgeoisie apeurée par la révolte s’allie avec la haute bourgeoisie pour réprimer la révolte. Mais lorsque la menace du prolétariat disparaît, la bourgeoisie reprend le pouvoir au détriment de son alliée de la petite bourgeoisie. Le statu quo d’avant l’insurrection est rétabli en 1382.
Nicolas Machiavel, malgré son mépris pour les insurgés, fournit une brillante analyse de la révolte des Ciompi. « Tous les maux qui naissent dans les cités doivent leur origines aux inimitiés violentes et naturelles qui opposent la noblesse et le peuple, car l’une veut commander et l’autre refuse d’obéir », observe Nicolas Machiavel. Un conflit de classe traverse la société. Les dirigeants guelfes exercent le pouvoir. Ils peuvent admonester, c’est-à-dire exclure des individus des postes administratifs et des magistratures. Chaque faction tente de défendre ses intérêts propres pour conquérir le pouvoir face à son adversaire. « De ce fait, les institutions et les lois sont dictées non par l’utilité publique, mais par l’intérêt privé ; ce n’est point le gloire de tous mais le bon plaisir de quelques uns qui motive les guerres, la paix et les alliances », analyse Nicolas Machiavel. La cité n’est pas régie par les lois, mais par la prise de pouvoir d’une faction sur une autre.
Les admonestés, la petite bourgeoisie exclue du pouvoir, s’opposent à la bourgeoisie qui dirige la cité. Mais, après un soulèvement, les admonestés peuvent satisfaire leurs revendications. Pourtant, les prolétaires restent dans la rue. « Alors que les choses se passaient ainsi, une deuxième sédition se produisit, qui fut beaucoup plus préjudiciable à la république que la précédente. La plupart des vols et des incendies qui venaient d’avoir lieu étaient l’œuvre de la lie de la plèbe », décrit Nicolas Machiavel. Les arts mineurs ne sont pas toujours rétribués et demeurent opprimés. Mais c’est la violence et les exécutions de la plèbe qui alimente l’hostilité à la révolte selon Nicolas Machiavel. L’écrivain considère que lorsque la plèbe peut conquérir le pouvoir, son attitude se conforme à une tyrannie propre à toute classe dirigeante.
Révolte des Ciompi et analyses critiques
Emmanuel Barot, universitaire mais surtout marxiste critique, évoque la question du sujet révolutionnaire à travers cette insurrection de 1378. Il se penche notamment sur une actualisation de la définition du prolétariat. Dans une postface, il revient sur l’analyse de Simone Weil, associée au communisme antistalinien. La philosophe propose une analogie entre le XIVème et le XXème siècle. Elle évoque même la révolution russe de 1917 et les soviets. Nicolas Machiavel se réfère davantage à la Rome antique. Mais, malgré les débats historiographiques, la révolte des Ciompi de 1378 présente des enjeux pour la période actuelle. « Ces problèmes s’interpénètrent et leur enjeu se condensent dans l’interrogation suivante : que pouvons-nous et devons-nous tirer aujourd’hui de cette histoire, sur ce qu’est le ou un prolétariat, révolutionnaire ou non, et pourquoi, afin de comprendre et d’agir au sein du capitalisme qui est le nôtre ? », s’interroge Emmanuel Barot.
Florence apparaît comme les débuts de l’économie-monde. Les rapports de production capitalistes remplacent la société féodale. Simone Weil adopte une lecture marxiste de Machiavel. Elle s’oppose à l’historiographie bourgeoise incarnée par Tocqueville. Pour Simone Weil, la plèbe s’apparente au prolétariat et à un sujet politique. Pourtant Machiavel distingue deux classes antagonistes. La plèbe s’oppose aux « grands » travers un conflit social. « Toute volonté d’abolir ce dernier apparaît vaine puisque sa source est naturelle : c’est le conflit entre deux désirs irréconciliables, celui de posséder et de commander, donc d’opprimer chez les grands, celui de ne pas être opprimé chez le peuple », analyse Emmanuel Barot.
Malgré ce constat, Machiavel reste loin d’être un partisan de l’anarchie. Pour lui la plèbe doit, malgré son aspiration légitime à la liberté, subir l’autorité d’un prince. Machiavel se rapproche de l’idéologie républicaine puisqu’il préconise un gouvernement stratégique guidé par le soucis de l’intérêt général. La liberté et la responsabilité dans l’action fondent sa pensée politique. Pour Machiavel comme pour Marx l’histoire, loin d’être déterminée, se caractérise par l’incertitude et l’ouverture des possibles. « Tout est donc bien affaire de praxis, l’histoire elle-même n’est pas fatalement circulaire, mais intrinsèquement ouverte à et par une capacité de créer réellement un monde nouveau, de créer une nouvelle société et ses conditions d’existence, tout en assurant sa continuité matérielle », développe Emmanuel Barot.
Machiavel observe des distinctions sociales au sein même du peuple. La plèbe comprend les travailleurs faiblement rétribués. En revanche, le "populo grasso" s’apparente au peuple installé, pas toujours fortuné mais propriétaire. En revanche, sa fraction supérieure appartient aux grandes familles de la haute bourgeoisie.
Pour Machiavel, la plèbe s’apparente à un sujet politique. « La plèbe revêt ici le visage d’un authentique prince collectif, véritable sujet politique élaborant une tactique de prise de pouvoir ordonnée à une stratégie sociale rénovatrice, sur la base de la reconnaissance des intérêts objectifs et spécifiques de la classe particulière dont ses membres relèvent », interprète Emmanuel Barot. La plèbe attaque également les valeurs imposées par les dirigeants autant que les fondements matériels de la société. Karl Marx estime que le prolétariat doit « briser l’outil spirituel de l’oppression ».
Réinventer la révolution sociale
La révolte des Ciompi esquisse une politique révolutionnaire à travers une capacité d’auto-organisation qui impose une dualité des pouvoirs en 1378. Simone Weil compare cette période à celle des soviets dans la Russie de 1917. Le prolétariat construit ses propres structures d’auto-organisation. « Un double pouvoir qui dure, par définition, est l’indice d’une subjectivation (constitution d’un « sujet collectif ») qui se matérialise via des structures organisationnelles, techniques et symboliques précises, lesquelles à la fois alimentent et canalisent l’impulsion initiale de la révolte », analyse Emmanuel Barot. L’organisation et la spontanéité ne s’opposent pas.
Mais cette analyse peut être nuancée. Malgré des structures d’auto-organisation, la révolte des Ciompi revendique surtout un statut de citoyen. Loin d’un désir de rupture, la plèbe souhaite s’intégrer dans la société existante. Ce mouvement de révolte ne se pense pas comme un sujet révolutionnaire, ou même comme une entité collective constituée. Machiavel souligne la difficulté de se représenter comme un sujet politique. « Dans l’évidence il se révèle capable de saisir ce fait dialectique que conscience de classe, organisation politique et programme stratégique ne sont que les facettes d’un seul et même processus conditionné par la concrétude des situations », observe Emmanuel Barot.
Les révoltes du passé permettent de penser l’insurrection à venir. Mais les luttes actuelles ne semblent pas construire un sujet révolutionnaire. « Les Ciompi d’aujourd’hui, entre piqueteros, indignés, précaires, exclus et déclassés etc., ne sont autres que ses nouveaux prolétaires aux visages anonymes et à la force encore invisible », souligne Emmanuel Barot. Mais le mouvement social actuel valorise la figure du « citoyen », responsable et soumis. Les bureaucrates du Front de gauche et de la gauche de gauche estiment que les luttes doivent se contenter d’un débouché politique à travers les élections. Pourtant, la rupture avec l’ordre marchand demeure indispensable. « Mais il est probable que cela aura peu à voir avec la simple indignation, la révolution par les urnes, ou l’invocation de la souveraineté populaire », observe Emmanuel Barot. Les mouvements de lutte doivent définir leur propre réflexion et moyens d’action pour inventer une nouvelle subjectivité révolutionnaire.
Source :
Nicolas Machiavel - Simone Weil, La révolte des Ciompi. Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVème siècle, coédition CMDE et collectif Smolny, 2013
Nicolas Machiavel, Histoires florentines, Livre III, chapitres I à XXI (Traduction de Guiraudet, revue par Laura Brignon) précédé de Simone Weil, « Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVème siècle », La Critique sociale, n°11, mars 1934, Postface Emmanuel Barot
Vidéo : Emmanuel Barot, « Etat, violence et révolution », formation du NPA Jeunes, publié sur le site Révolution Permanente le 12 juillet 2016
Vidéo : Etat, dictature du prolétariat et communisme, publié sur le site Révolution Permanente le 18 août 2016
Emmanuel Barot, Le specte de Machiavel, publié sur le site Révolution Permanente le 2 août 2016
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