Clint Eastwood et la société américaine
Publié le 18 Mai 2021
Né en 1930, Clint Eastwood a traversé 60 ans de cinéma. Il est révélé comme « l’homme sans nom » des westerns de Sergio Leone. Il incarne ensuite un inspecteur de police aux méthodes musclées dans la série des Harry. Mais il est également devenu un réalisateur de mélodrames qui ont obtenu les plus hautes récompenses du cinéma mondial.
L’acteur qui joue les flics violents dans l’Amérique des années 1970 reste longtemps perçu comme un conservateur, voire un fasciste. Clint Eastwood apparaît comme l’incarnation de l’impérialisme américain, y compris avec son film American Sniper (2014). Mais le réalisateur semble également apprécié par une partie de la gauche radicale.
Le philosophe Alain Badiou estime que son cinéma éclaire les problèmes du monde d’aujoud’hui. Les films de Clint Eastwood montrent « la lutte acharnée, souvent perdue d’avance, mais pas toujours, pour que soient enfin connectés, pleins d’amour vrai, ce que l’ordre du monde imparfait sépare », estime le philosophe maoïste. Pourtant, Clint Eastwood reste engagé à droite. Il a soutenu tous les candidats conservateurs de Nixon jusqu’à Donald Trump.
Les films de Clint Eastwood n’imposent aucune idéologie unifiée. Malgré des valeurs individualistes, le réalisateur jette un regard lucide sur la misère sociale. Ses films évoquent les mutations de la société américaine. Ils montrent la crise de la production industrielle, les bouleversements des rapports entre les genres, mais aussi la solitude et l’atomisation sociale. Le sociologue Jean-Louis Fabiani propose ses réflexions dans son livre sur Clint Eastwood.
Débuts d’une carrière d’acteur
L’acteur n’apparaît pas comme une star de cinéma, mais comme un homme ordinaire issu de la classe ouvrière. Pourtant, Clint Eastwood a grandi dans une famille de commerçants. Certes, ses parents subissent la crise de 1929. Mais ils viennent des beaux quartiers de Californie. De même, Clint Eastwood apparaît aujourd’hui comme un homme au style de vie modeste malgré sa fortune. Il cultive cette image populaire qui se distingue des paillettes d’Hollywood. « Il est capable de représenter à la fois l’Amérique qui souffre et l’Amérique qui réussit, conformément à l’idéologie motrice de l’individu capable de parcourir l’espace social en ascension sans changer sur le fond », observe Jean-Louis Fabiani. Clint Eastwood entend incarner l’homme ordinaire porté par des valeurs morales.
Les débuts de l’acteur sont difficiles. Il apparaît comme un jeune homme insipide. Néanmoins, il parvient à tourner dans la série télévisée Rawhide. Ce feuilleton est diffusé à 20h sur CBS. Il ne joue qu’un second rôle pour ne pas voler la vedette à l’acteur principal. « Les limites de son jeu et la fadeur relative de sa présence à l’image deviennent des atouts alors qu’ils avaient d’abord contribué à ses difficultés », indique Jean-Louis Fabiani. Le visage de Clint Eastwood commence à être connu. Surtout, il observe le tournage. Il apprend le métier d’acteur, et même de réalisateur.
La série Rawhide décline et Clint Eastwood refuse de s’enfermer dans le rôle du Californien insouciant. Il se rend à Rome pour tourner avec Sergio Leone. Le cinéaste a déjà réalisé Le colosse de Rhodes. Il a également une solide expérience d’assistant réalisateur. L’attitude mutique et nonchalante de Clint Eastwood plaît à Sergio Leone. Le réalisateur veut apporter une touche artistique dans ce western spaghetti qui doit se conformer aux règles commerciales.
Pour une poignée de dollars devient rapidement un succès. La critique médiatique méprise ce film. Même si des cinéphiles apprécient les références et le ton décalé. Le grand public se réjouit d’un film violent sans la vieille morale des westerns traditionnels. « Les mouvements de protestation de la fin des années 1960 témoignent d’une forme de dynamique sociale et du regain de l’utopie en même temps que du déclin inexorable des normes et des institutions. La leçon postmorale des films de Sergio Leone convenait à l’esprit du temps », analyse Jean-Louis Fabiani.
Violence et ambivalences
Après le succès des westerns italiens, Clint Eastwood revient à Hollywood. Il incarne l’inspecteur Harry Callahan qui transgresse la déontologie de la profession sans culpabilité. Il défend sa propre notion de la justice contre sa version institutionnalisée. Clint Eastwood apprécie cette dimension antiautoritaire. Sa sensibilité libertarienne « pouvait trouver à s’incarner dans le refus déterminé de l’autorité des représentants du pouvoir, qu’il s’agisse de la hiérarchie policière ou du maire de la ville », souligne Jean-Louis Fabiani. Ensuite, l’acteur apprécie d’interpréter cette figure d’anti-héros aussi sombre que le tueur psychopathe qu’il traque. Le film interroge la question de la violence et de la justice dans un monde entièrement corrompu. L’acteur brise son image nonchalante à travers l’expression d’une brutalité sombre. Le film est détesté par la critique qui y voit une banale incarnation de la droite conservatrice. Mais il connaît un succès public.
L’Inspecteur Harry reste perçu comme un film qui fait l’apologie de la bavure et des violences policières. Pourtant, le personnage ne cesse de remettre en cause l’institution policière et sa hiérarchie. Il est associé aux idées politiques conservatrices de l’acteur qui affiche son soutien à Nixon. Le film serait une dénonciation du laxisme de la justice. Mais il exprime davantage une pensée libertarienne. Les institutions sont perçues comme un obstacle au bonheur des individus. Les lois entravent la liberté des citoyens. « Harry n’obéit pas à ces lois car elles ne sont que des entraves à une vie digne », indique Jean-Louis Fabiani. Harry se conforme au modèle californien de l’individu solitaire qui se dresse contre les pouvoirs. Une dimension populiste s’exprime également. L’homme ordinaire apparaît plus efficace que les élites et les institutions.
L’acteur conserve l’image d’un mâle viril et violent. Pourtant, il contribue à renouveler le genre du western pour le sortir de son imaginaire sexiste et colonial. Dans Josey Wales hors-la-loi (1976), il aide une Indienne face à des trappeurs qui veulent la violer. Mais les Indiens apparaissent comme les égaux du héros blanc et comme des compagnons de route. Ce film sort du modèle de la femme soumise et de l’Indien considéré comme un ennemi. « Les femmes ne sont plus uniquement des proies ou des monnaies d’échange ; elles semblent se diriger vers une forme d’autonomie relative ; une fois que la vengeance est accomplie, on peut passer à autre chose », observe Jean-Louis Fabiani.
Dans Impitoyable (1992), l’acteur incarne un ancien bandit qui s’occupe seul de ses enfants après la mort de sa femme. Il traque des cow-boys qui ont tailladé une prostituée. Il retourne dans un cycle de violence, mais qui vise à la rédemption. Pour ce personnage, la violence n’est pas une fin en soi. Ce western marque un tournant dans la carrière de l’acteur qui en sort revalorisé par le milieu intellectuel. Ces westerns explorent la crise de la masculinité, mais pas pour restaurer une virilité perdue.
Genre et race
Clint Eastwood reste perçu comme le macho de base. Pourtant, sa filmographie se révèle plus nuancée. Dans les films d’action et les westerns, les femmes semblent absentes. La violence reste une affaire d’hommes. Dans d’autres films, Clint Eastwood semble menacé par le désir féminin. Dans Un frisson dans la nuit (1971), il interprète un animateur radio harcelé par une fan. Dans Sur la corde raide (1984), il est confronté à une femme forte et indépendante qui tient un discours féministe.
Mais c’est le film Sur la route de Madison (1995) qui lui attire l’approbation du public féminin. Le récit se centre sur la brève rencontre suivie d’un adultère entre un homme de passage et une femme mariée. Ce film semble faire l’apologie de la norme familiale contre la passion amoureuse. Pourtant, c’est le regard du personnage féminin qui guide le récit. Ce qui suffit pour en faire un film culte auprès des féministes.
En France, le réalisateur Clint Eastwood est progressivement rangé du côté du cinéma d’auteur. Il est même parfois considéré comme un gauchiste. Pourtant, ses films ne se distinguent pas par une originalité esthétique et formelle. Surtout, Clint Eastwood ne sort pas du cadre de l’industrie culturelle. Son cinéma aspire avant tout à répondre aux attentes du public.
Le cinéma américain reste marqué par le racisme avant le mouvement des droits civiques. Si des acteurs noirs sont connus, les scénaristes ou les réalisateurs afro-américains restent peu nombreux. La carrière de Spike Lee apparaît comme une exception. Clint Eastwood n’évoque pas ces questions. Il exprime une hostilité à l’égard de la politique des identités portée par les Cultural Studies. Mais sans proposer non plus des films racistes.
Dans Impitoyable ou dans Million Dollar Baby apparaît un noir comme personnage principal, toujours joué par son ami Morgan Freeman. Clint Eastwood semble surtout indifférent à la question de la race, comme à toute forme de préoccupation sociale. Même si des interprétations gauchisent son propos. « La question de l’inégalité ethno-raciale est donc largement refoulée, comme celle des rapports sociaux en général », souligne Jean-Louis Fabiani.
Clint Eastwood reste un grand amateur de jazz et de musique noire. Il décide de réaliser un film sur Charlie Parker, avec Forest Whitaker dans le rôle du musicien. Clint Eastwood propose davantage un film sur l’ambiance des clubs de jazz qu’une critique virulente du racisme. Certes, il évoque le mépris de la bourgeoisie blanche pour Charlie Parker et pour le jazz qui devrait rester un simple divertissement. Mais la question du racisme n’est pas abordée frontalement.
Parcours et paradoxes d’un artiste
Jean-Louis Fabiani propose à la fois une présentation des films de Clint Eastwood, mais aussi un regard sociologique sur sa carrière et son cinéma. C’est cette approche originale qui nourrit ce livre. Jean-Louis Fabiani évoque la carrière de l’acteur, mais aussi son image auprès des médias et du public. Comme c’est souvent le cas, il observe un décalage entre la perception des cinéphiles et la réception du public. Les journalistes ont tendance à sur-interpréter la dimension politique des films de Clint Eastwood. Il est d’abord perçu comme un acteur réactionnaire qui fait l’apologie de la violence. Il est ensuite considéré comme un cinéaste reconnu qui porte un regard supposé gauchiste et critique sur la société américaine. Les deux interprétations se révèlent excessives.
Le cinéma de Clint Eastwood ne semble pas aussi tranché. Son ambivalence peut se rapprocher de celle de Sylvester Stallone, l’autre acteur célèbre qui n’a pas appelé à battre Trump. Clint Eastwood reste un homme de droite dans sa défense des valeurs morales. Il reste attaché à la famille et à la tradition. Il semble indifférent à la question des discriminations. Clint Eastwood n’est pas vraiment à la pointe de l’intersectionnalité. Il exprime un rejet clair de l’idéologie de la petite bourgeoisie de gauche. Il tente d’incarner l’homme ordinaire guidé par des valeurs morales traditionnelles.
Cependant, Clint Eastwood incarne aussi la figure de l’ouvrier frappé par la désindustrialisation et le capitalisme néolibéral. Il décrit une société en décomposition avec son atomisation et son absence de solidarité. Il s’inscrit dans la filiation du populisme démocratique, particulièrement vive dans la société américaine. Il incarne l’homme ordinaire qui se dresse face à un système injuste et corrompu. Cette figure du justicier solitaire confronté aux institutions reste un classique du cinéma américain. Ce populisme insiste également sur la dimension sociale. Le peuple, qui semble guidé par son sens moral, s’oppose aux élites corrompues. Ce cinéma populiste met en scène les ouvriers et les individus ordinaires qui prennent leur revanche.
Ce regard populiste rejoint une forme de morale humaniste. Mais il reste éloigné de la lutte des classes. Le héros solitaire se distingue de l’action collective et des luttes ouvrières. Surtout, Jean-Louis Fabiani souligne que Clint Eastwood ne prend pas en compte les rapports sociaux, les hiérarchies et les conflits qui traversent le monde capitaliste. Son cinéma n’attaque pas les inégalités, qu’elles soient sociales ou raciales. La critique du monde marchand prend une tournure plus morale que sociale. Mais le cinéma de Clint Eastwood parvient à séduire un large public justement en raison de ses ambivalences politiques. Chaque spectateur peut en tirer sa propre interprétation.
Source : Jean-Louis Fabiani, Clint Eastwood, La Découverte, 2020
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Vincent Berthelier, Une lecture sociologique de Clint Eastwood, publié dans la revue en ligne Le Grand Continent le 1er novembre 2020
Sylvain Bonnet, Clint Eastwood, le jugement du sociologue, publié sur le site Boojum le 12 novembre 2020
Nicolas Béniès, Cinéma en livre, une autre manière de voir les films, publié sur le site Entre les lignes entre les mots le 19 décembre 2020
Jonathan Fanara, « Clint Eastwood » : comédien, persona, symbole, publié sur le site Le mag du ciné le 18 octobre 2020
Julien Damon, Sociologie de Clint Eastwood, publié dans le journal Les Echos le 3 janvier 2021