Les luttes de quartiers à Los Angeles
Publié le 18 Juillet 2016
Des émeutes urbaines éclatent souvent aux Etats-Unis. A Los Angeles, ce sont les mouvements sociaux qui prennent le relais et offrent des perspectives. De manière plus pacifique, des associations permettent l’organisation des classes populaires. Dans les quartiers, le Community organizing peut impulser des luttes locales. Julien Talpin présente ces pratiques lutte originales dans le livre Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis.
Les inégalités sociales se révèlent particulièrement importantes aux Etats-Unis. Les Noirs et les Latinos subissent également des inégalités raciales. Ils subissent davantage le chômage, la misère et la prison. L’Amérique incarne le modèle du capitalisme néolibéral. Ainsi, se pencher sur les formes de résistances qui existent dans ce pays peut aussi permettre de renouveler les pratiques de lutte contre ce modèle de société.
Le community organizing permet de créer un collectif sur une base qui semble communautaire mais qui reste fondée sur une dimension de classe. Cette méthode est inspirée par la démarche de Saul Alinsky. Les organisations communautaires ne s’implantent pas dans les entreprises mais luttent dans les quartiers, au plus près du quotidien des classes populaires. « Le community organizing s’appuie sur les liens forts qui structurent la vie quotidienne : les relations de voisinage, la fréquentation d’une église ou les modes de sociabilité communs liés à une culture partagée », présente Julien Talpin. Les collectifs défendent des intérêts de classe et non pas une identité qui serait menacée.
En France, l’intérêt pour le community organizing relève en partie de la mode, liée au parcours du président Obama. Mais l’effondrement des vieilles organisations du mouvement ouvrier, avec les syndicats et le Parti communiste, laisse un champ de ruine. La mobilisation des chômeurs, des précaires et des quartiers populaires demeurent un enjeu central qui n’est pas pris en compte par les syndicats. La politisation et l’autonomie des classes populaires doit passer par de nouvelles formes de lutte. Le community organizing peut permettre de sortir de l’isolement, de la séparation et de la résignation. Entre organisation et spontanéité, le community organizing propose de nouvelles pistes. Mais, si l’auto-émancipation des classes populaires reste l’objectif, des formes de bureaucratisation restent inévitables.
Origines et diversité du community organizing
C’est à Los Angeles que le community organizing semble le plus développé et implanté. La faiblesse du Parti démocrate et de son clientélisme explique l’émergence de ces pratiques de lutte. Des luttes locales victorieuses alimentent cette dynamique. En 1992, Rodney King est tabassé par la police. Des émeutes embrasent Los Angeles. Pourtant, cette révolte ne débouche aucune transformation sociale. Les pouvoirs publics ne font que renforcer la répression et la criminalisation des classes populaires.
Pourtant, en 1993, des associations sont créées pour donner la voix aux quartiers populaires. Ces collectifs tentent de créer des liens entre eux et de l’entraide plutôt que de se concurrencer pour grappiller les miettes subventionnées de l’Etat social. Les associations communautaires s’organisent également avec les syndicats. Des luttes de femmes de ménage dans les hôtels se révèlent victorieuses. Les immigrés et les travailleurs précaires rejoignent les syndicats. De nombreuses associations sont subventionnées pour assurer la pacification des quartiers. Mais la création d’un réseau d’activistes à Los Angeles et des luttes victorieuses favorisent une approche plus conflictuelle.
Le terme de community organizing regroupe des pratiques diverses. Aux Etats-Unis, la politique s’appuie sur la société civile. Des associations caritatives sont subventionnées par l’Etat. Au contraire, le community organizing entretien un rapport critique avec le pouvoir local et les institutions. Cette démarche « cherche l’organisation collective et autonome des habitants afin de créer un rapport de force avec les institutions », décrit Julien Talpin. Pourtant, les pratiques sociales restent diverses.
LA Voice semble particulièrement modérée et s’appuie sur les congrégations religieuses. Cette association insiste sur la « dignité » et s’ouvre largement aux classes moyennes. Community Coalition (CoCo) cherche à mobiliser directement les habitants pour leur permettre de résoudre leurs problèmes. CoCo lutte notamment contre la violence des gangs et pour la réinsertion des détenus, mais reste ancrée à l’échelle locale. Cette association assume également des choix politiques au moment des élections.
Le Bus Riders Union (BRU) semble davantage marxisant et radical. Cette association considère le bus comme un espace de concentration des classes populaires. Elle insiste sur l’importance d’une stratégie de transformation sociale. Elle s’inscrit dans l’héritage du mouvement ouvrier et dans la lignée des grands mouvements sociaux. Les revendications concrètes s’articulent avec des perspectives plus larges. Le BRU mène des luttes victorieuses qui permettent la diminution des tarifs de bus. Le BRU rejette toute forme de politique électorale, perçue comme une compromission. Seul le rapport de force peut permettre des améliorations du quotidien.
Mobilisation des classes populaires
Le community organizing vise à favoriser l’auto-organisation des classes populaires. Le porte-à-porte, les réunions en appartement et les coups de téléphone et les rencontres individuelles doivent permettre de construire des organisations puissantes et pérennes.
Ces associations parviennent à fortement mobiliser les classes populaires. Surtout, elles combattent la guerre que se mènent les pauvres entre eux. Les salariés plus intégrés et les plus précaires s’unissent autour de revendications communes. Les problèmes de délinquance sont ramenés à leurs causes sociales. Une analyse radicale permet de s’attaquer aux institutions plutôt qu’à une autre fraction des classes populaires. Des différences raciales sont également combattues à travers la défense d’un intérêt de classe.
Ces organisations de masse parviennent à mobiliser de nombreuses personnes. Leur méthode de recrutement semble plus efficace que les traditionnels tracts, affiches ou tables sur les marchés. LA Voice s’appuie sur les réseaux religieux. Comunity Coalition (CoCo) privilégie le porte-à-porte avec une approche individuelle. Une discussion s’engage avec chaque personne. Des questions personnelles et le parcours de vie de chaque personne sont évoqués. CoCo tente d’entretenir une relation personnelle avec chaque habitant. Ensuite, une réunion dans un appartement doit permettre de créer un groupe. Mais les nombreuses injonctions à participer révèlent les faiblesses de l’auto-organisation.
Le BRU privilégie les conversations directes avec les passagers du bus. Les membres du BRU questionnent les passagers sur les conditions de transports et des problèmes remontent rapidement : bus bondés, temps d’attente interminables, prix élevés. Au cours de la discussion, les membres du BRU doivent politiser la discussion et monter en généralité. Ensuite, des réunions conviviales doivent permettre de créer une sociabilité.
Le community organizing révèle un certain paternalisme à travers les injonctions à la participation. Mais les révoltes spontanées restent éphémères tandis que les associations veulent perdurer. « Contrairement à la tradition léniniste du mouvement ouvrier, il ne s’agit pas de faire émerger une avant-garde éclairée (que serait les organisateurs et quelques leaders) mais de permettre une mobilisation en masse », précise Julien Talpin. Néanmoins, une forme de bureaucratie se développe.
Le community organizing vise à former des leaders communautaires. Cette forme d’éducation populaire doit permettre d’éveiller la conscience critique et de favoriser les capacités d’action collective. Une association de jeunesse comme Sycea vise à diffuser une conscience de classe à travers les méthodes de l’éducation populaire et du théâtre forum. Les jeunes débattent du capitalisme, de l’imposture de la méritocratie et des inégalités structurelles. Mais d’autres associations favorisent au contraire un endoctrinement citoyen à travers la politisation pour se satisfaire de l’ordre existant. Mais, même à la Sycea, l’éducation populaire attend des « bonnes réponses » et rectifie les propos jugés hors cadre.
La politisation passe également par l’évocation de récits personnels. Les difficultés dans un parcours de vie débouchent vers une critique sociale. Les religieux valorisent particulièrement les témoignages larmoyants et chargés en émotion. Ce méthode du storytelling inspire la campagne de Barak Obama. « La mise en scène de la souffrance personnelle doit inciter à l’action et au changement social », observe Julien Talpin. La formation doit permettre la prise de parole, l’animation de réunions et diffuser le sens de l’organisation. Les leaders doivent également savoir mobiliser pour les actions collectives.
La politisation et la conscience de classe découlent d’une formation politique. Mais c’est surtout l’implication dans les luttes collectives qui façonnent les militants. « Il ne s’agit pas de réformer les pauvres pour qu’ils cessent de poser problème, mais de les politiser pour qu’ils puissent devenir de réels acteurs du changement social », analyse Julien Talpin. Mais cette politisation passe par une participation intense et répétée.
Institutionnalisation et bureaucratie
Le community organizing s’appuie sur des luttes concrètes à l’échelle du quartier. Mais les perspectives de transformation sociale peuvent être délaissées par cet activisme. Les associations peuvent également contribuer à la pacification sociale, sans chercher à changer la société mais à rendre plus vivable la misère.
Les associations communautaires ne sont pas toujours autonomes à l’égard des élus. Ces organisations appellent à la mobilisation électorale. Elles peuvent même participer à un système clientéliste. Les associations appellent alors à voter pour les élus qui les subventionnent. D’autres associations conservent une méfiance à l’égard des institutions, mais tentent malgré tout de faire pression sur les élus.
Les associations communautaires parviennent à remporter des luttes locales. Mais elles ne parviennent pas à combattre le capitalisme néolibéral et les inégalités sociales qui ne cessent de se creuser.
Le community organizing valorise la participation des classes populaires. Mais les pratiques d’auto-organisation ne sont pas toujours présentes. Le souci d’efficacité débouche vers des structures verticales et hiérarchisées. Une véritable bureaucratie semble même se développer.
Les associations ne bénéficient plus du financement de l’Etat social. Elles dépendent alors de fondations privées et des limites de la philanthropie. La professionnalisation débouche également vers la bureaucratie. De nombreux salariés s’occupent de tâches administratives. Ensuite, un bureau d’études quantitatives est chargé d’évaluer l’efficacité des associations. Ce sont ces critères de rationalité qui permettent d’obtenir des financements. Les fondations encouragent le recours au droit au détriment des actions protestataires.
Les associations comme CoCo restent contrôlées par les salariés et la direction. Même si l’objectif reste la mobilisation des habitants, CoCo décide seule des campagnes à lancer. Les simples bénévoles restent marginalisés par rapport aux salariés. « Devenir simple membre de l’organisation suppose d’accepter de n’être que le réceptacle passif d’injonctions issues de professionnels », observe Julien Talpin. Les salariés agissent à la place des gens plutôt qu’avec eux. Surtout, la professionnalisation ne s’appuie plus sur la sociabilité et les rencontres entre les habitants. Ces associations restent peu influencées par les mouvements Occupy. Pourtant, la démocratie interne reste une condition indispensable pour faire perdurer une organisation.
Le modèle du community organizing ne parvient pas à se développer en France. La place de l’Etat reste centrale, au détriment des potentiels contre-pouvoirs. Dans les quartiers populaires, le clientélisme permet de soumettre les associations. Les réseaux communistes s’effondrent. La montée du chômage et de la précarité favorise l’isolement plutôt qu’une unification des conditions de travail.
La coordination Pas sans nous reste soumise à l’Etat. Elle se contente de vouloir influencer les politiques publiques mais se révèle incapable d’impulser la moindre lutte. Stop le contrôle au faciès se contente d’un lobbying auprès de l’Etat et incite les habitants à voter. Cette association semble donc particulièrement soumise à l’Etat et à l’arrivisme.
Le mouvement ouvrier s’appuie sur l’auto-organisation et les luttes des classes populaires. Même la bureaucratie communiste, malgré toutes ses limites, a promu des ouvriers à sa direction. Le mouvement ouvrier permet la formation de militants issus des classes populaires. L’implantation dans les quartiers a permis le développement du Parti communiste.
Le community organizing apparaît comme une manière de renouveler les pratiques de lutte. Le livre de Julien Talpin permet de présenter cette démarche originale. Il présente ses atouts, avec l’auto-organisation des classes populaires à travers des luttes concrètes. Mais il présente aussi les limites de la bureaucratisation et du rapport ambigu aux institutions.
Le community organizing s’appuie sur des aspects sympathiques. Contre les folklores idéologiques, la démarche pragmatique permet de s’appuyer sur des luttes concrètes. Le community organizing permet de lutter contre les problèmes de la vie quotidienne. Ce sont les habitants eux-mêmes qui décident des luttes à mener. Cette démarche peut s’apparenter aux enquêtes ouvrières du mouvement opéraïste. Ces pratiques permettent de sortir d’un discours sociologique qui insiste sur le déterminisme surplombant. Le community organizing montre que les classes populaires ne sont pas condamnées à la passivité et à la dépolitisation. Au contraire, les luttes sociales permettent de développer une véritable conscience de classe.
Il faut revenir sur des aspects gênants du community organizing. Malgré sa valorisation de l’auto-organisation, des pratiques clairement autoritaires perdurent. Ces associations s’appuient sur des leaders et même sur des religieux. Il semble pourtant difficile de s’appuyer sur la soumission à une personnalité ou à une religion pour développer des pratiques émancipatrices. De la même manière, la mobilisation passe beaucoup par des injonctions, un encadrement, une culpabilisation et une infantilisation. Les bureaucrates obligent les habitants à lutter. Ils peuvent alors créer des mouvements artificiels, sans réel désir de lutte. Surtout, ils jouent un rôle d’encadrement qui s’oppose aux principes de l’auto-organisation. Une bureaucratie perdure avec une hiérarchie dirigée par des salariés et des leaders.
Enfin, le community organizing conserve des perspectives limitées. Comme des syndicats combatifs, ces associations permettent une auto-défense de classe. Mais la perspective d’un renversement de l’ordre existant n’est jamais évoquée. La lutte quotidienne et l’activisme restent le seul horizon. Dès lors, la seule perspective reste l’interpellation des institutions. Le contre-pouvoir doit se contenter de jouer le rôle d’aiguillon du véritable pouvoir. Le community organizing tente d’influencer les politiques publiques mais refuse tout dépassement de l’Etat. Cette démarche reste fondamentalement réformiste. L’aménagement de la misère prime sur sa suppression.
Les associations s’enferment alors dans une routine qui les empêche de saisir l'évènement. Leur attitude pendant des émeutes risque de se révèler limitée. Loin d’offrir des perspectives de rupture avec le capitalisme, les associations risquent d’orienter les émeutiers vers le vote et le lobbying. Le community organizing peut alors imposer une forme de pacification sociale, contre la conflictualité politique.
La lutte sociale, bien qu’indispensable, ne suffit pas. Les luttes concrètes doivent s’articuler avec une perspective de rupture avec le capitalisme pour ne pas sombrer dans la récupération politicienne. Les luttes au quotidien permettent de diffuser des pratiques politiques. Mais seuls des mouvements de révolte spontanée et généralisée peuvent permettre de changer la société.
Source : Julien Talpin, Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis, Raisons s’agir, 2016
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Vincent Gay, Organiser et mobiliser les classes populaires ?, publié sur le site de la revue Contretemps le 24 janvier 2017
Clément Petitjean, Compte rendu du livre de Julien Talpin, 2016, mis en ligne sur le site Liens socio le 08 juin 2016
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Tudy et Guillaume, États-Unis : des hobos aux organizers, publié dans le journal Alternative Libertaire n°252 de juillet-août 2015
Adeline DL, Le « community organizing » décortiqué, publié dans le journal Alternative Libertaire n°258 de février 2016
Adeline DL, Community organizing : Libertaire ou néolibéral ?, publié dans le journal Alternative Libertaire de juin 2016
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Donatien Huet, Dans les banlieues françaises, "tout est fait pour que les habitants ne puissent pas s’organiser", publié sur le site d'Arte le 27 octobre 2015
Made in America : Community Organizing, publié sur le site Quartiers Libres le 14 mai 2016
Laure de Buyer, Le community organizing aux Etats-Unis. Le secteur associatif américain est-il "à louer" ?, Observatoire du Management Alternatif, HEC Paris, 2013
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