Le Front populaire de 1936
Publié le 26 Septembre 2024
Le Front populaire est devenu une expérience politique incontournable. La formation d’un Nouveau Front Populaire à l’occasion des élections législatives de 2024 actualise ce moment qui a marqué la mémoire de la gauche. Le Front populaire est réduit à une banale expérience gouvernementale. L’unité de la gauche politique et syndicale face à l’extrême droite nourrit également l’imaginaire contemporain. Mais ce moment reste surtout marqué par un puissant mouvement de grèves. Il semble donc indispensable de revenir sur cette période pour contextualiser et analyser le Front populaire de 1936. L’historien Jacques Kergoat propose une analyse de cette période dans le livre La France du Front populaire.
La France des années 1930 est marquée par la crise économique. Le chômage frappe notamment les femmes et les immigrés. Dans les usines, les méthodes tayloristes du travail à la chaîne s’imposent. Le choix du patronat vise à baisser les salaires, à licencier et à dégrader les conditions de travail. Le parti radical domine la vie politique. Il se compose d’une petite bourgeoisie avec les médecins, les professions libérales, les cadres et les petits patrons. L’impuissance parlementaire et les scandales nourrissent les solutions autoritaires. Les ligues d’extrême droite se multiplient. Les Croix-de-Feu deviennent une organisation massive et disciplinée.
La crise économique ne stimule pas la combativité ouvrière. Le nombre de grèves diminue. La CGT délaisse les luttes pour devenir un groupe de pression sur l’État et négocier des conventions collectives. La CGTU, malgré sa posture volontariste, conduit les luttes à des défaites. Les effectifs des syndicats ne cessent de diminuer. Mais la question de l’unité se pose. Le Parti communiste s’effondre avec la « bolchévisation ». Cette organisation se compose surtout d’ouvriers du privé et de travailleurs à statut. La SFIO privilégie l’action parlementaire.
C’est dans ce contexte qu’éclate l’affaire Stavisky. Ce scandale politico-financier éclabousse des notables radicaux. Le 6 février 1934, l’extrême droite descend dans la rue. Paul Daladier, chef de gouvernement radical, doit démissionner. La CGT appelle à une grève générale avec manifestation le 12 février pour riposter face à l’extrême droite. Des comités antifascistes locaux favorisent l’unité d’action entre socialistes et communistes. Surtout, Staline s’inquiète de la montée du fascisme en France après la faillite du sectarisme en Allemagne. Il ordonne au Parti de communiste de construire une politique unitaire avec les socialistes.
Unité de la gauche
Maurice Thorez, qui dirige le Parti communiste, lance l’expression « front populaire ». Il propose également d’élargir le Pacte d’unité d’action au parti radical. Même si cette stratégie de défense de la démocratie libérale face au fascisme est dictée par Staline. En 1935, le Pacte franco-soviétique est signé face à la menace de l’Allemagne nazie. Néanmoins, le socialiste Marceau Pivert critique cette stratégie antifasciste qui vise à s’allier avec la bourgeoisie au nom de la défense nationale. Mais le reste de la gauche, à commencer par les communistes, soutient ce pacte Staline-Laval.
Le gouvernement Laval mène une politique d’austérité avec une baisse de salaires des fonctionnaires. Des grèves éclatent sans consigne syndicale . La répression débouche vers des émeutes à l’Arsenal de Brest. Des ouvriers sont tués. La CGT et les partis de gauche dénoncent des provocateurs extérieurs et soutiennent la répression. Mais l’ensemble de la classe ouvrière se sent solidaire des grévistes. Une manifestation de rue déferle à Toulon et la préfecture est assiégée. Néanmoins, le PC et le PS s'opposent à toute perspective de grève générale pour privilégier la modération en vue des élections.
Le PC exclut les syndicalistes combatifs qui soutiennent les grévistes de Brest et de Toulon. En revanche, les trotskystes semblent trop sectaires et marginalisés pour incarner une véritable force politique de soutien aux grévistes. Les trotskystes privilégient l’entrisme au sein de la SFIO. Mais ils ne rejoignent pas la « Gauche révolutionnaire ». Le courant de Marceau Pivert reste surtout implanté en région parisienne. Cette mouvance hétérogène regroupe divers courants comme des syndicalistes révolutionnaires ou René Lefeuvre et des membres du groupe Spartacus.
Le PCF favorise la réunification syndicale. Mais les dirigeants de la CGT et de la CGTU semblent plus hostiles à l’unité. En revanche, cette démarche de réunification est impulsée à la base. Des Unions départementales et des fédérations décident de fusionner. Malgré ce processus, le nombre de jours de grèves stagne. Néanmoins, des luttes importantes éclatent dans la métallurgie. Ensuite, une grève paralyse le port de Marseille entre le 30 janvier et le 21 février 1936. Les dockers obtiennent une victoire face aux gardes mobiles, aux Croix-de-Feu et aux gangsters de Carbone et Spirito. La CGT devient hégémonique sur le port de Marseille.
C’est dans ce contexte que se mène la campagne électorale. L’Église et la presse sont hostiles au Front populaire. Néanmoins, la gauche remporte une victoire électorale. Le parti radical décline pour devenir la troisième force de l’alliance. En revanche, le PC connaît un score important. La région parisienne et les zones d’activités industrielles deviennent des bastions communistes.
Mouvement de grèves
Malgré la victoire électorale, Léon Blum n’est pas immédiatement nommé Premier ministre. Cependant, le 1er mai se traduit par une mobilisation importante. Surtout, des évolutions apparaissent dans les conflits sociaux. Les grèves deviennent offensives avec des revendications d’augmentation de salaires. Surtout, les grèves deviennent victorieuses et les ouvriers prennent conscience de leur force et de l’efficacité de l’action directe. Les premières grèves avec occupation s’observent dans les usines d’aviation au Havre et à Toulouse à partir du 11 mai. Mais la première grande vague de grève éclate dans les usines métallurgiques de la région parisienne à partir du 26 mai.
Le nouveau gouvernement comprend 18 socialistes et 13 radicaux. En revanche, le Parti communiste refuse de participer au gouvernement et se contente de le soutenir. Une deuxième vague de grèves éclate en province à partir du 2 juin. Surtout, le mouvement s’étend à divers secteurs professionnels : la chimie, l’alimentation, le textile, le pétrole, l’habillement, le bâtiment. Un gréviste musicien lance un bal ouvert à la population dans une usine de Nantes. Les partis de gauche sont désorientés. La CGT prend position contre les séquestrations et appelle à la reprise du travail après la satisfaction des revendications.
L’accord Matignon approuvé par le patronat et la CGT comprend des augmentations de salaires, une réduction du temps de travail et des congés payés. Cependant, la grève perdure, notamment dans la métallurgie. Surtout, de nouveaux secteurs entrent dans le mouvement. Les grèves touchent davantage le commerce, un secteur peu syndiqué et qui ne bénéficie pas des améliorations promises par l’accord Matignon. Tout peut basculer le 11 juin avec un pic de grévistes. Léon Blum fait voter en urgence au parlement les lois sociales, les congés payés et les conventions collectives. La droite ne prend pas le risque de s’y opposer dans ce contexte.
Mais le gouvernement redoute bien plus le mouvement de grève que l’opposition de droite. Le PS et la CGT multiplient leurs efforts pour que s’arrêtent les grèves. Les titres des journaux de gauche se félicitent de la reprise du travail dans la moindre usine. Le Parti communiste choisit également de casser le mouvement. Dès lors, une décrue s’amorce. Dès le 12 juin, 14 conventions collectives nationales sont signées. La quasi-totalité de la métallurgie a repris le travail le 15 juin. La dynamique de grève contribue à la politisation des ouvriers. Les effectifs de la CGT augmentent fortement. Le courant communiste s’impose dans le syndicat réunifié. La grève permet également une recomposition du mouvement ouvrier qui devient plus jeune, plus féminisé et ouvert à divers secteurs professionnels.
Analyses d’un mouvement historique
Ce mouvement de grève reste complexe à analyser. L’origine des grèves peut provenir de l’initiative syndicale. Bertrand Badie évoque les grèves dans les usines Renault qui se sont multipliées avant 1936. Des grèves tournantes par atelier peuvent s’observer. Néanmoins, si les syndicalistes de base impulsent des luttes, la CGT ne semble pas à l’origine du mouvement. « Le problème est en effet que, d’une multitude de décisions de grève prises par des sections syndicales de base, on ne peut déduire la maîtrise du mouvement d’ensemble par la Confédération, ou même par telle ou telle de ses unions départementales ou de ses fédérations », observe Jacques Kergoat.
Les mots d’ordre de « grève générale » sont même lancés à posteriori pour canaliser le mouvement et non pour le déclencher. Ensuite, les secteurs à la pointe des luttes avant juin 1936 ne sont pas moteurs du mouvement. Ce ne sont pas dans les usines les plus conflictuelles que se déclenchent les premières grèves. La victoire électorale et la réunification syndicale semblent encourager les ouvriers à lutter. Mais ce sont surtout les premières grèves victorieuses qui favorisent l’extension du mouvement.
Le mouvement de juin 1936 a longtemps été décrit comme une grève revendicative. Cependant, le mouvement perdure après l’accord Matignon. Simone Weil évoque des grèves pour la « dignité ouvrière ». Ce qui suppose que les travailleurs aspirent à une autre place dans la société, voire renverser l’ordre capitaliste. Michael Seidman développe une analyse originale. L’historien estime que la classe ouvrière française n’a jamais accepté l’ordre usinier et le travail à la chaîne. Juin 36 apparaît comme une révolte des ouvriers contre le travail et sa rationalisation industrielle. Ses recherches tranchent avec l’image d’une classe ouvrière propre, industrieuse et qui bichonne son outil de travail.
Cependant, ce refus du travail ne débouche pas vers la révolution mais sur le week-end de 2 jours. Les grèves de juin 36 sont également considérées comme une « fête collective », notamment par Antoine Prost. L’occupation et la rupture avec la légalité répondent à une aspiration festive. Cette analyse tend à minimiser la conscience politique des grévistes et la potentialité révolutionnaire du mouvement. Cette explication gomme également l’organisation d’une auto-défense face aux fascistes.
Révolution manquée
Les grèves avec occupation remettent en cause le droit de propriété patronale sur les entreprises. Cependant, le mouvement ne vise pas à reprendre la production dans une perspective autogestionnaire. Néanmoins, les grèves de juin 36 visent clairement à modifier les relations sociales et hiérarchiques au sein de l’entreprise. Les ouvriers refusent d’obéir au patron et à la direction. Les cadres intermédiaires disparaissent durant l’occupation. Le mouvement n’est pas contrôlé par la CGT même si des syndicalistes participent aux comités de grève qui émergent pendant les occupations. Ensuite, la reconduction de la grève est décidée en assemblée générale. Certes, les comités de grève comprennent une minorité de grévistes mais ils apparaissent comme une avancée collective dans l’auto-organisation des luttes.
Les grèves de juin 36 ne s’opposent pas au syndicalisme malgré les positions de la CGT et du PC pour la reprise du travail. Les syndicats semblent inactifs et clandestins avant le mouvement. Des syndicalistes de base participent à la lutte dans leur usine mais ne tentent pas de se coordonner en-dehors de leur entreprise. Ensuite, la grève tend à s’enfermer dans l’usine plutôt que de s’ouvrir au reste de la population. Aucun véritable contre-pouvoir ne semble se construire pour contester la légitimité de l’État. Le problème du pouvoir est posé dans l’entreprise, mais pas à une échelle plus large. Le gouvernement et la délégation du pouvoir ne sont pas remis en cause.
L’extrême gauche semble impuissante. Ces organisations ne parviennent pas à intervenir dans le mouvement, et encore moins à proposer des perspectives révolutionnaires. Marceau Pivert accepte un poste dans le gouvernement de Front populaire. Son courant de la Gauche révolutionnaire apparaît alors solidaire de cette union de la gauche. Pire, ce courant ne saisit pas les enjeux du mouvement de juin 36 et se contente de se féliciter de l’Accord Matignon sous la conduite du gouvernement. Les anarchistes restent groupusculaire et n’ont pas d’influence dans la classe ouvrière. Surtout, la Fédération anarchiste et la CGTSR ne cessent de dénigrer des grèves pour le bifteck sans comprendre la dynamique du mouvement.
Les trotskystes lancent des mots d’ordre politiques comme la multiplication des comités « de base » et la fédération autour des comités d’usine. Cette perspective s’appuie sur l’imaginaire des soviets. Cependant, les trotskystes restent peu implantés dans la classe ouvrière. Leur posture incantatoire débouche vers le sectarisme et la marginalisation avec diverses scissions au sein d’organisations déjà groupusculaires. L’extrême gauche en général reste trop minoritaire et fragmentée pour jouer le moindre rôle dans le cours des événements. Ce sont surtout des syndicalistes de base et des jeunes ouvriers peu politisés qui animent les grèves. La plupart sont proches du PCF car ce parti incarne la lutte contre les patrons.
Actualité du Front populaire
Le livre de Jacques Kergoat propose une étude historique approfondie qui permet de mieux comprendre la dynamique du Front populaire. Aujourd’hui, les partis de gauche et les syndicats sont parvenus à récupérer la mémoire de cette révolte sociale. Le Front populaire est considéré comme une victoire électorale qui permet de déclencher un mouvement social. Le gouvernement de gauche permet ensuite de négocier des avancées sociales. Pourtant, cette lecture historique semble largement erronée. La propagande autour du "Nouveau Front Populaire", cartel électoral pour gérer le capitalisme, demeure une falsification historique.
La gauche n’a pas contribué au déclenchement du mouvement de grève. Certes, 1936 marque un moment d’unification du syndicalisme. Ensuite, les grèves semblent accompagner une victoire électorale de la gauche. Néanmoins, des luttes éclatent avant l’arrivée de la gauche au pouvoir. Ce sont surtout les victoires des premières grèves qui semblent inspirer les autres ouvriers pour rentrer dans le mouvement. Les salariés prennent conscience de leur force collective et de la puissance de la grève pour faire plier le patronat. Certes, les grévistes ne se heurtent pas à une violente répression. Cependant, ce n’est pas en raison du soutien de la gauche, mais surtout de la vacance du pouvoir que la police n’est pas déchaînée. Les grèves suivantes sous le gouvernement Léon Blum se heurtent à une violente répression.
Si la gauche n’a pas contribué à lancer le mouvement, les partis et les syndicats ont milité pour l’arrêter. La gauche a davantage contribué à la reprise du travail plutôt qu’à la propagation de la grève. Certes, des drapeaux de la CGT flottent sur les usines occupées. Mais ce sont des syndicalistes de base qui contribuent à impulser et à animer des grèves. Ces militants s’organisent avant tout à l’échelle de leur entreprise et semblent éloignés de la bureaucratie syndicale. Surtout, de nombreux animateurs des grèves sont des jeunes ouvriers peu politisés. Ils découvrent la lutte sociale et la réflexion politique au cœur de ce mouvement. C’est ce qui explique le développement de la CGT à l’issue du conflit.
Jacques Kergoat revient également sur les limites du mouvement de 1936. Il évoque les différents débats sur les interprétations historiques et sur les significations du mouvement. Il est possible de retenir l’analyse de Michael Seidman. Cet historien considère que 1936 exprime un refus du travail et du monde de l’usine. Mais cette critique radicale de l’exploitation ne débouche pas vers une remise en cause du capitalisme. Les ouvriers se contentent des congés payés et du week-end. En revanche, les grévistes n’envisagent pas de pousser le mouvement au-delà de cette victoire majeure.
Jacques Kergoat souligne que les militants révolutionnaires passent à côté de ce mouvement et ne jouent aucun rôle historique. Cette observation semble valable pour la plupart des soulèvements révolutionnaires qui éclatent au cours de l’histoire à quelques exceptions largement commémorées. Les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires ne saisissent pas l’originalité de cette dynamique de lutte. Ils préfèrent rester dans le confort de l’entre-soi puriste et marginal plutôt que de lutter avec les autres salariés. Ce constat demeure désespérément actuel.
Jacques Kergoat souligne les limites des occupations d’usine. Cette pratique qui se développe en 1936 permet de prendre le contrôle de l’entreprise et de chasser la direction. Une véritable réappropriation des lieux émerge avec des fêtes qui remplacent le travail à la chaîne. Cependant, cette pratique débouche également vers un enfermement qui ne permet pas la coordination et la propagation des comités de grève et des pratiques d’auto-organisation. Le mouvement remet en cause le travail et la hiérarchie patronale sans s’attaquer directement à l’État et au pouvoir central. Aucune perspective d’un contre-pouvoir ouvrier ne semble se développer. C’est ce qui explique que les grévistes acceptent les avancées sociales sans ouvrir de perspectives révolutionnaires.
Source : Jacques Kergoat, La France du Front populaire, La Découverte, 2006
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Note de lecture publiée sur le site de la revue Dissidences le 7 décembre 2012
Note de lecture publiée sur le site de la revue Clio le 26 mai 2006
Jean-Pierre Rioux, Fronts populaires, publié dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire en 1987
Des lectures à propos du Front populaire de 1936 en France, diffusé sur le site Presse-toi à gauche ! le 19 août 2024
Jean-Paul Salles, KERGOAT Jacques, publié sur le site du Maitron le 14 février 2010
Jacques Kergoat, Luttes de classe : quelques problèmes, publié dans la revue L'Homme et la société en 1995
Juin 1936 - Le Front populaire au secours du capitalisme français, publié sur le site Paris-luttes le 15 juin 2024
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