Marcel Duchamp, la créativité contre le travail
Publié le 5 Janvier 2015
La démarche artistique de Marcel Duchamp permet de lutter contre les nouvelles formes d'aliénation. Le refus du travail, des normes et des contraintes sociales doit permettre d'imaginer une nouvelle subjectivité politique.
Maurizio Lazzarato, proche de la Coordination des Intermittents et Précaires, propose une réflexion sur le refus du travail dans un livre récent. Cette pratique se massifie avec le développement de l’opéraïsme dans l’Italie des années 1960. « Elle renvoie aux pratiques de luttes individuelles et collectives de l’ "ouvrier masse" des grandes usines fordistes qui, avec leurs chaînes de montage et leur concentration d’ouvriers, représentent l’exploitation propre au capitalisme industriel », décrit Maurizio Lazzarato.
En revanche, la démarche de refus du travail proposée par Marcel Duchamp permet davantage de lutter contre les nouvelles formes du capitalisme contemporain. Au début du XXe siècle, Marcel Duchamp se confronte au développement du salariat et de l’intégration de l’artiste au marché, comme deux formes différentes de subordination de la vie au capital. Les prolétaires qui valorisent alors le refus du travail évoquent l’oisiveté, l’illégalisme, le plaisir de la fête et le rejet de la famille. « L’irrégularité, l’imprévisibilité, l’indiscipline constituent des comportements qu’ils faut apprivoiser, normaliser », souligne Maurizio Lazzarato.
Le refus du travail, dès le XIXe siècle, permet de s’opposer à la colonisation de la vie par la production. L’emploi du temps devient un instrument de contrôle et de discipline capitaliste. Désormais l’art et les artistes sont soumis au tourisme et à l’industrie culturelle. Marcel Duchamp se distingue des artistes soumis au marché. Il valorise la créativité, l’autonomie et la liberté.
Marcel Duchamp refuse de se conformer aux normes et aux contraintes sociales. Il affirme préférer la vie au travail. « Duchamp exprime un refus obstiné du travail, qu’il s’agisse du travail salarié ou du travail artistique. Il refuse de se soumettre aux fonctions, aux rôles et aux normes de la société capitaliste », analyse Maurizio Lazzarato. Cette démarche se distingue du mouvement ouvrier mais se rapproche des nouveaux mouvements de lutte avec les occupations de places. Le refus ne concerne pas seulement le travail salarié mais aussi toute autre fonction dans la société. Nous sommes assignés à des rôles en tant qu’homme, en tant que femme, que consommateur, communicateur, chômeur.
L’artiste devient le modèle du nouveau travailleur qui pense être libre mais se conforme à son rôle de « capital humain ». Ensuite, Marcel Duchamp ne propose pas une émancipation dans le cadre de la production. Le mouvement ouvrier demeure attaché au travail et la grève n’est qu’un moyen pour obtenir de nouveaux droits pour aménager l’exploitation. Le refus ouvrier du travail débouche alors vers l’abolition du prolétariat et des classes sociales. Mais cette démarche demeure marginale. Le droit à la paresse doit permettre de défaire l’échange, la propriété et le travail.
Marcel Duchamp invente le ready-made. De simples objets du quotidien sont exposés. « Le ready-made est une technique paresseuse, car il n’implique aucune virtuosité, aucun savoir-faire spécialisé, aucune activité de production, aucun travail des mains », observe Maurizio Lazzarato. Le ready-made désacralise la fonction de l’œuvre et se moque du génie artistique. Personne ne crée ce type d’installation. L’activité artistique devient alors une activité comme une autre. Au contraire, dans le marché de l’art sa valeur est déterminée par la rareté, l’unicité et l’originalité du créateur.
Marcel Duchamp refuse les normes établies et les valeurs esthétiques. Le ready-made ne flatte pas le regard mais s’adresse à l’esprit auquel il donne une nouvelle direction. le ready-made n’est pas fabriqué, il est choisit. Toute notion de goût, fondée sur des préjugés et des clichés, demeure écartée. « Pour pouvoir choisir un ready-made, il faut atteindre la "liberté de l’indifférence", c’est-à-dire suspendre les habitudes, les normes et leurs significations sociales », analyse Maurizio Lazzarato.
Marcel Duchamp tente d’échapper à la marchandisation de l’art. Il privilégie la gratuité. Mais, dès 1960, un galeriste transforme les œuvres de l’anartiste en produits de consommation. Les ready-made sont désormais copiés en plusieurs exemplaires, sont vendus et deviennent des œuvres d’art. Marcel Duchamp a pourtant toujours refusé la reproduction, la valorisation marchande et l’esthétisation. Cette évolution révèle les caractéristiques du capitalisme contemporain capable de tout dévorer.
Marcel Duchamp insiste sur la création comme processus de subjectivation. Dans toutes les activités humaines peut émerger une dimension créative. Les œuvres n’engagent pas uniquement l’artiste, mais laissent libre cours à la réception et à la réflexion des spectateurs. Marcel Duchamp tente de diffuser une sensibilité nouvelle à travers le processus créatif. « Ce que Duchamp énonce ici, ce sont aussi les conditions et les effets qui caractérisent une rupture politique, une démobilisation qui à la fois suspend les relations de pouvoir établies et ouvre l’espace du processus de construction d’une nouvelle subjectivité », analyse Maurizio Lazzarato. Le refus prédomine.
Mais désormais l’art contemporain accepte la marchandisation et l’esthétisation pour devenir un produit du capital. Marcel Duchamp refuse de conformer au petit milieu artistique. Le domaine culturel, comme technique de gouvernement des subjectivités, doit être attaqué. Marcel Duchamp privilégie la provocation iconoclaste, l’humour et l’érotisme. « La chose importante, c’est de vivre et d’avoir un comportement. Ce comportement a sous ses ordres la peinture que j’ai faite, les jeux de mots que j’ai faits et tout ce que j’ai fait, au point de vue public en tout cas », affirme Marcel Duchamp. La révolte contre le capitalisme passe aussi par la construction d’une nouvelle manière d’agir, de penser, de vivre. Cette démarche existentielle s’attache au refus du travail pour construire une nouvelle subjectivité.
Maurizio Lazzarato propose ensuite des réflexions polémiques contre le sociologue Pierre-Michel Menger. Maurizio Lazzarato fait partie de la poignée d’experts de la Coordination des Intermittents et Précaires (CIP). Cette organisation para-syndicale entend imposer son modèle léniniste de l’avant-garde intellectuelle avec ses chefs et ses commissions. Mais la réflexion globale semble délaissée au profit d’une banale expertise pour « décortiquer » les accords de l’assurance chômage. Maurizio Lazzarato a au moins le mérite d’esquisser une réflexion globale. Il observe la disparition du plein emploi et une généralisation de la précarité avec des contrats courts et un travail mal payé. Il dénonce pertinemment l’illusion d’un retour au plein emploi défendu par Pierre-Michel Menger et l’ensemble de la gauche. En revanche, il se garde bien de critiquer les propositions de la CIP et de son gourou intellectuel Mathieu Grégoire. Les nouveaux droits proposés par la CIP ne font qu’aménager l’exploitation et la précarité pour la rendre plus acceptable.
Maurizio Lazzarato attaque pertinemment Luc Boltanski et Ève Chiapello. Ces deux universitaires, dans Le nouvel esprit du capitalisme, s’attachent à séparer deux formes de critique du monde marchand. La « critique sociale » dénonce la misère, l‘exploitation, les conditions de travail et de vie. La « critique artiste » remet en cause l’aliénation dans la vie quotidienne, l’artificialisation de l’existence et la dépossession de soi. Maurizio Lazzarato observe à juste titre que ces deux formes de critiques demeurent liées dans les mouvements de lutte. Leur séparation et l’opposition entre ces deux processus de subjectivation semble donc suspecte.
Source : Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Les Prairies ordinaires, 2014
Refus du travail, paresse et oisiveté
La vie artistique de Marcel Duchamp
Luc Boltanski et la pensée critique
La grève illimitée, une ouverture des possibles
L'opéraïsme dans l'Italie des années 1960
Pour aller plus loin :
Vidéo : Maurizio Lazzarato "La fabrique de l’homme endetté…", conférence enregistrée le 25 avril 2013 à l’Université Populaire de de Bruxelles
Vidéo : Maurizio Lazzarato - Le capital financier et l'économie de la dette
Radio : Entretien avec Maurizio Lazzarato, mis en ligne sur le site de la webradio La Vie manifeste
Radio : émission "La crise et nous" diffusée sur France Culture le 22 décembre 2011
Maurizio Lazzarato : Misère de la sociologie - à propos de la norme travail comme intermittence, publié sur le site du Regroupement Révolutionnaire Caennais le 25 juin 2015
Articles de Maurizio Lazzarato mis en ligne sur le portail Cairn
Articles sur le site de la revue Multitudes
Articles sur le site Séminaire
Articles sur le site de la revue Vacarme
Articles sur le site du Centre Pompidou
Maurizio Lazzarato, Les malheurs de la « critique artiste » et de l’emploi culturel
Maurizio Lazzarato, Luttes de "minorités" et politique du désir, publié dans la revue Chimères n° 33 et mis en ligne sur le site de Jean Zin
Maurizio Lazzarato, Lutte, évènement, média
Maurizio Lazzarato, Les Révolutions du Capitalisme, mis en ligne sur le site Entre-là
Maurizio Lazzarato, Du biopouvoir à la biopolitique, mis en ligne sur le site "Nouveau millénaire, défis libertaires"
Maurizio Lazzarato, Misère de la sociologie I : Pierre-Michel Menger, le « travail créateur » et « l’intermittence comme exception », publié sur le site de la revue Contretemps le 4 août 2014