Études culturelles et critique sociale

Publié le 6 Février 2016

Études culturelles et critique sociale
Les études culturelles, avant de devenir un gadget pour universitaires branchés, permettent d'observer les pratiques culturelles de la classe ouvrière. Elles proposent surtout un regard critique sur la société à travers la culture populaire.

 

Les études culturelles permettent de comprendre la société à travers des œuvres de fiction. Cette nouvelle discipline universitaire connaît un succès important chez les étudiants. Mais cette démarche souffre toujours d’une certaine méfiance dans l’Université française. Ces sciences de la culture permettent de faire éclater les carcans disciplinaires et les conventions académiques.

Les réflexions sur la Pop culture peuvent nourrir plusieurs champs de réflexions dans les sciences sociales. L’universitaire Anne Chalard-Fillaudeau propose une présentation de cette démarche dans Les études culturelles. Elle présente ce champ de recherche dans le monde anglo-saxon, en Allemagne et en France.

 

                                Études culturelles (Les)

Origines d’une tradition universitaire

 

Les Cultural Studies relient la culture et les problèmes de société. Mais la culture élitiste et bourgeoise n’est plus centrale. Au contraire, ce sont les cultures populaires qui deviennent valorisées. La vie quotidienne des classes populaires n’est plus délaissée. « Par culture, nous entendons les principes de vie partagés qui caractérisent ou sont particuliers à des classes, groupes ou milieux sociaux. Les cultures sont produites dans le même temps que les groupes appréhendent leur existence sociale au cours de leur expérience quotidienne », décrivent Stuart Hall et Tony Jefferson en 1976.

Les études culturelles doivent également permettre d’analyser la réalité sociale pour lutter contre les discriminations de classe, de genre, de race. « Elles se préoccupent surtout de comprendre et de montrer comment nos vies quotidiennes sont ancrées dans le culturel, comment elles sont construites dans et par la culture et comment nous leur donnons nous-mêmes du sens à travers nos pratiques culturelles », définit Anne Chalard-Fillaudeau. Les structures de pouvoir qui régissent notre quotidien sont analysées.

La culture est appréhendée comme une réalité plurielle. La séparation entre la culture d’élite et la culture de masse n’est pas prise en compte. La culture populaire et ouvrière n’est plus marginalisée. Tout objet culturel devient digne d’étude. Un éclectisme thématique s’observe. La violence militaire en Corée du Sud, le dressage canin dans les prisons américaine, la culture des marques ou Beyoncé peuvent faire l’objet de recherches. En revanche, les enjeux politiques doivent être analysés. Les préjugés raciaux, les pratiques de marginalisation ou les stratégies de résistance doivent être évoquées.

 

Les Cultural Studies émergent dans les années 1950, dans le contexte britannique d’après-guerre. Ces nouvelles recherches se penchent sur les changements sociaux, comme l’immigration ou la disparition progressive de la classe ouvrière. Les changements culturels sont également étudiés, avec l’influence de la culture américaine et la propagation de la culture de masse. Edward Thompson, Raymond Williams et Richard Hoggart se penchent sur la formation de la classe ouvrière, les cultures populaires et les contestations culturelles. Ces préoccupations proviennent de chercheurs issus d’un milieu ouvrier et qui découvrent le monde de l’Université.

Edward Thompson apparaît comme le plus politique et influent. Il incarne un marxisme hétérodoxe qui refuse de subordonner la culture à l’économie. Il observe les formes de protestation ancrées dans le quotidien mais qui ne s’expriment pas de manière ouvertement politique. Il observe une autoconstruction de la classe ouvrière dans le contexte de la lutte des classes.

LesCultural Studies se diffusent aux États-Unis et dans l’ensemble des pays anglo-saxons. Mais des spécialisations se développent pour étudier des aspects précis comme avec les Poscolonial Studies ou les Gender Studies. Désormais, les Cultural Studies bénéficient d’une véritable institutionnalisation avec des départements universitaires qui leur sont consacré. Mais dans de nombreuses universités, comme en France, les Cultural Studies demeurent rejetées pour des raisons élitistes. La culture classique et bourgeoise demeure valorisée comme les cultures populaires.

                

Diffusion et appropriations

 

En Allemagne se développent les Kulturwissenschaften, les sciences de la culture. Les hiérarchies culturelles sont déconstruites et la simple érudition élitiste n’est pas mise en avant. La culture, ancrée dans la vie quotidienne des individus, reflète leur rapport au monde. Les sciences de la culture allemandes refusent également le repli sur la spécialisation disciplinaire. Elles insistent sur l’importance des significations des objets culturels pour ceux qui les consomment. Les sciences de la culture regroupent différentes démarches intellectuelles comme la sociologie de la culture de Max Weber ou Georg Simmel, mais aussi la théorie critique incarnée par Walter Benjamin.

La sociologie ne se contente plus de distinguer les différentes classes socio-économiques. Des recherches portent également sur l’analyse de la composition de ces milieux sociaux, leur interprétation du monde, leurs représentations, leurs pratiques quotidiennes et leur style de vie. Les études littéraires ne se contentent plus de commenter une œuvre mais doivent aussi analyser son contexte social et historique.

 

En France, les études littéraires se développent. Mais les universitaires se tiennent à distance des Cultural Studies, notamment pour des raisons idéologiques. Le marxisme orthodoxe renvoie la culture dans le domaine de l’idéologie et ne comprend pas sa spécificité. Ensuite, la tradition républicaine défend l’unité nationale contre la diversité culturelle. Surtout, les Cultural Studies semblent porter une dimension critique et politique. En France, le détachement scientifique exige l’absence d’engagement politique. La subjectivité et le récit personnel, comme le propose Richard Hoggart, sont également dénoncés.

L’histoire de l’art, qui prédomine en France, valorise le beau et l’esthétique mais rejette la mise en contexte et la critique qui désacralisent l’œuvre. La culture classique et poussiéreuse demeure la seule légitime en France. Un personnage comme Alain Finkielkraut incarne bien cette posture réactionnaire d’hostilité aux cultures populaires. Les études de cinéma privilégient l’esthétique mais refusent de se pencher sur le contenu social et politique des films.

En France, l’histoire et les sciences sociales peuvent prendre en compte le domaine culturel. Le courant de l’école des Annales regroupe des historiens qui se penchent sur des problèmes de société. Ils adoptent une approche interdisciplinaire. L’étude des mentalités et des structures émotionnelles se développe. Ces historiens accordent une importance aux pratiques culturelles ancrées dans la vie quotidienne. La revue Actes de la recherche en sciences sociales, fondée par Pierre Bourdieu, évoque parfois les cultures médiatiques, les pratiques de consommation culturelle et les styles de vie.

 

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Sortir de l’Université

 

Anne Chalard-Fillaudeau présente les Cultural Studies et son intérêt intellectuel. Ce nouveau champ de recherche permet de se pencher sur les cultures populaires à travers leur influence dans la vie quotidienne. Mais Anne Chalard-Fillaudeau réduit cette recherche dans l’enclot de l’Université. Cette démarche pose plusieurs problèmes. La spécialisation, largement évoquée par Anne Chalard-Fillaudeau, fonde la recherche universitaire. L’histoire, les sciences sociales, la littérature, la philosophie demeurent des domaines séparés voire cloisonnés. Le bouillonnement original des Cultural Studies semble s’enfermer à son tour dans le piège de la spécialisation. Les Area Studies se focalisent sur un aspect ou une communauté précise.

L’Université, qui se veut sérieuse et pontifiante, donne une tonalité superficielle aux Cultural Studies. C’est le bavardage linguistique et la glose sur des phénomènes vides de sens qui s’imposent. L’Université demeure une institution bourgeoise qui a digérée et aseptisée les questionnements originels d’un Edward Thompson. La dimension de classe, l’analyse sociale et les origines culturelles du mouvement ouvrier semblent désormais éludés. Les cultures populaires semblent se confondre avec une industrie du divertissement qui uniformise et standardise les pratiques culturelles. Les Cultural Studies éludent la dimension de classe et la marchandisation de la culture. Un regard émerveillé semble les caractériser aujourd’hui. Les universitaires semblent renoncer à un regard critique pour légitimer leur discipline.

 

Les Cultural Studies à l’Université reproduisent un regard surplombant sur les cultures populaires. Les chercheurs imposent un prêt à penser qui semble décalé. Les classes populaires n’ont pas besoin de se voir expliquer leurs propres pratiques culturelles. Pire, l’Université peut les déposséder de leur propre histoire. Les contre-cultures ont su s’affirmer en conflictualité avec l’ordre existant. Désormais, les cultures populaires peuvent facilement être digérées et institutionnalisées avant même d’avoir écrit leur propre histoire.

Un sociologue comme Richard Hoggart se voit comme un intermédiaire entre la classe ouvrière, dans laquelle il a grandit, et la petite bourgeoisie intellectuelle à laquelle il appartient. Mais les classes populaires n’ont pas besoin de la compréhension et de la reconnaissance de cette petite bourgeoisie académique. Les cultures populaires, une fois digérées par l’Université, perdent de leur originalité.

La démarche des Cultural Studies ne doit donc pas se cantonner dans l’enclot universitaire. Mais les pratiques culturelles des classes populaires doivent permettre d’inventer un nouveau langage, un nouvel imaginaire, une nouvelle politique émancipatrice. Les séries, le cinéma, la musique contiennent des aspects critiques qu’il ne faut pas abandonner à la glose universitaire. Il semble important de s’appuyer sur les objets culturels ancrés dans la vie quotidienne pour renouveler la critique sociale.

 

Source : Anne Chalard-Fillaudeau, Les études culturelles, Presses Universitaires de Vincennes, 2015

Articles liés :

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Pour aller plus loin :

Vidéo : 2025 : l'ère de la pop culture intelligente, European Lab Winter Forum 2015, publié sur le site de La Gaîté lyrique

Vidéo : Cultural Studies. Genèse, objets et traductions, publié sur le webzine Balises le 23 mars 2009

Radio : Séries, cinéma, idéologies et luttes des classes, sur le site Vosstanie le 5 novembre 2014

Articles d’Anne Chalard-Fillaudeau publié sur le Portail Cairn

Articles sur les Cultural Studies publiés sur la revue en ligne Questions de communication

François Yelle, « Cultural studies, francophonie, études en communication et espaces institutionnels », publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique n° 47 en 2009

Stéphane Van Damme,« Comprendre les Cultural Studies: une approche d'histoire des savoirs », publié dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine en 2004

Revue Mouvements, Cultures populaires. Populisme et émancipation sociale, publié en 2009

Armand Mattelart et Erik Neveu, Cultural studies' stories. La domestication d'une pensée sauvage ?, publié dans la revue Réseaux en 1996

Paul Rasse. Aux origines des culturals studies, Hoggart et les cultures populaires

Michaël Lowy, Le marxisme culturel de Raymond Williams, publié dans Mediapart le 6 novembre 2012

Articles de Raymond Williams publiés dans la revue Période

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