Jean-Patrick Manchette et le polar
Publié le 13 Juin 2024
Figure emblématique du polar français, Jean-Patrick Manchette s’attache à fuir la presse et les journalistes. Comme Guy Debord, il veille à se tenir à distance du spectacle médiatique. Néanmoins, l’écrivain révèle dans son fameux Journal une lecture attentive de la presse. Surtout, Jean-Patrick Manchette se livre au cours de divers entretiens. Il confie son point de vue sur la littérature et le polar. Il exprime également une critique de l’État et de la société marchande.
Jean-Patrick Manchette grandit dans le contexte de la guerre d’Algérie. Pourtant, l’écrivain n’est pas un militant. Il apparaît davantage comme un individualiste embourgeoisé qui cultive une posture dandy. L’écrivain au catalogue de la fameuse Série Noire de Gallimard confie ne pas lire des romans policiers français, mais plutôt le polar américain. Ses récits abordent peu le milieu du grand banditisme et des gangsters. Ses récits évoquent davantage la politique et la folie. Jean-Patrick Manchette dévoile ses réflexions au cours d’entretiens dans le livre Derrière les lignes ennemies.
Parcours politique
Jean-Patrick Manchette revient sur son parcours dans un entretien accordé à François Guérif et Jean-Pierre Deloux dans la revue Polar n°12 en juin 1980. L’écrivain se nourrit de polars américains et s’inscrit dans le sillage des « réalistes-critiques ». Il considère le polar comme un roman d’intervention sociale très violent. Cette vision politique provient de son militantisme. Jean-Patrick Manchette devient un militant gauchiste à Rouen au début des années 1960, dans le contexte de la guerre d’Algérie. Il milite au Parti socialiste unifié (PSU), puis dans divers groupuscules d’extrême-gauche.
Après son séjour en Angleterre et une rencontre amoureuse, il revient en France dans un contexte d’effondrement des organisations gauchistes. Jean-Patrick Manchette découvre l’Internationale situationniste. Il lit également des marxistes hétérodoxes comme Herbert Marcuse. Mais il s’éloigne du modèle bolchevik, avec son militantisme discipliné.
« Ce qui n’a pas empêché que je continue de m’intéresser au mouvement social, au contraire. Je n’arrête pas de lire les théoriciens et d’éplucher les journaux. Ça se passe aussi dans mes polars, évidemment », précise Jean-Patrick Manchette. L’écrivain ne se penche pas sur la psychologie. Il préfère les polars avec des personnages pris au piège, sous pression, qui finissent par exploser.
Influences littéraires
Dans un entretien accordé à la revue Encrage en 1980, Jean-Patrick Manchette distingue plusieurs moments du roman policier. Le livre à énigme, incarné par Conan Doyle, vise à rassurer la société bourgeoise face au mouvement ouvrier et à la révolution russe. Le criminel est arrêté et l’ordre social est préservé. Le polar américain, de 1920 à 1950, se développe dans le contexte de mouvements révolutionnaires écrasés.
Le roman noir à l’américaine décrit un monde complètement dominé par le capital. « Il raconte donc des histoires qui n’ont plus pour fin le rétablissement de l’ordre (comme dans le roman à énigmes), parce que l’ordre qu’ils décrivent est irrémédiablement mauvais », souligne Jean-Patrick Manchette. La politique, le gangstérisme et la police s'interpénèrent. Le néo-polar surgit dans le contexte de la contestation des années 1968. Il reprend les structures du roman noir, avec sa vision pessimiste, pour lui donner un contenu optimiste-gauchiste.
Dans un entretien accordé au journal Le Monde daté du 17 mai 1974, Jean-Patrick Manchette dévoile ses secrets d’écrivain. Il indique les codes des romans de la Série Noire. Des assassinats et des scènes de violences doivent permettre d’ouvrir sur des temps forts. L’écrivain s’inspire des figures du polar américain comme Raymond Chandler, mais aussi de la littérature française de Flaubert. Jean-Patrick Manchette se nourrit également du cinéma américain comme les films d’Alfred Hitchcock. La lecture du Chasseur français permet d’affiner la description des armes et des coups de feu.
Crime et société
Jean-Patrick Manchette s’éloigne des histoires de truands. Il s’inspire du roman noir américain avec son regard acéré sur la société capitaliste. « Le policier américain qui, lui, est une description froide et apparemment sans morale du comportement des individus, avec une insistance sur le côté noir de l’existence et sur la violence qui en découle, constitue un instrument idéal pour faire naître une position politique », confie Jean-Patrick Manchette. Néanmoins, ses romans s’inscrivent dans le contexte de la société française. Ils s’inspirent de faits divers lus dans les journaux.
Dans un entretien publié dans Révolution en 1983, Jean-Patrick Manchette pointe les limites du néo-polar français qui se réclame de son influence. Ce genre propose une critique de l’ordre social avec un pessimisme réaliste. Néanmoins, cette posture n’ouvre aucune perspective de transformation sociale. Le polar américain se développe dans un contexte d’impuissance politique.
« Dashiell Hammett était communiste et que pouvait-il faire ? Brailler dans ses bouquins contre le monde en crise, la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction capitaliste dans un État où il n’y avait presque pas d’agitation politique, pas de perspective révolutionnaire. Le roman noir américain est le cri d’un solitaire, un cri de protestation », analyse Jean-Patrick Manchette. Le syndicalisme américain, dans un contexte d’absence de perspective révolutionnaire, débouche vers le crime organisé.
Polar et politique
Ce recueil d’entretiens permet à Jean-Patrick Manchette de confier son regard sur la littérature et la société. Il revient sur son parcours politique de militant gauchiste désabusé. Sa posture lui permet de jeter un regard critique sur la société capitaliste. Mais il ne déborde pas d’optimisme sur l’action collective et sur le genre humain en général. Jean-Patrick Manchette peut alors développer un regard sombre et pessimiste sur la modernité marchande, dans le sillage des classiques du polar américain.
Les romans noirs de Jean-Patrick Manchette impriment un style qui influence le milieu du néo-polar français. L’action prime sur la psychologie. Il n’est pas nécessaire d’expliciter les émotions et les sentiments des personnages. Leur manière d’agir et de parler suffit à dresser leur personnalité. Ce qui donne au récit un style plus vif et dynamique. Jean-Patrick Manchette insiste également sur son travail de documentation. Il recherche la précision sur les armes, les manières de parler, de bouger et de tuer. Les grands auteurs du néo-polar n’hésitent pas à se documenter sur un contexte historique, sur des faits divers et sur l’actualité. Le récit doit s’ancrer dans une veine réaliste.
Néanmoins, Jean-Patrick Manchette critique également cette tradition du néo-polar français. Il est possible d’approfondir sa critique. Les polars proposent une analyse de classe assez sommaire, avec les gros et les petits, les puissants et les misérables. Les nuances de la stratification sociale n’apparaissent pas. Les cadres intermédiaires sont éludés. Surtout, le polar évoque un monde en apesanteur, déconnecté des positions dans le rapport de production.
Le monde du travail et les entreprises n’apparaissent pas. Les rapports d’exploitation disparaissent. La lutte des classes devient alors absente de ces récits. Les exploités sont condamnés à la marginalité et à l’impuissance. L’action collective reste rarement envisagée. Ce qui débouche sur un pessimisme froid et désabusé. Cette posture littéraire rejoint finalement la résignation face à l’ordre social.
Source : Jean-Patrick Manchette. Derrière les lignes ennemies. Entretiens 1973-1993, La Table Ronde, 2023
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Serge Quadruppani, Jean-Patrick Manchette, l'écriture de la radicalité, paru dans lundimatin#246, le 9 juin 2020
Franck Frommer, Jean-Patrick Manchette : le facteur fatal, publié dans la revue Mouvements no15-16 en 2001
Annie Collovald, Érik Neveu, Le « néo-polar ». Du gauchisme politique au gauchisme littéraire, publié dans la revue Sociétés & Représentations n° 11 en 2001
Jean-Pierre Salgas, Jean-Patrick Manchette, autobiographies, publié dans la revue En attendant Nadeau le 1er juillet 2020
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