La pensée originale de Karl Marx
Publié le 27 Avril 2023
Les partisans et les adversaires de Karl Marx le considèrent uniquement comme un homme de science. Il propose une description du système économique et prédit les crises périodiques du capitalisme. Ces discours fleurissent pendant la crise économique de 2008. Mais Marx propose surtout une critique de l’inhumanité du mode de production capitaliste. La pensée de Marx s’inscrit dans une démarche éthique.
La lutte des classes apparaît comme une description des dynamiques sociales. Mais c’est aussi une stratégie de combat contre les exploiteurs et les oppresseurs dans une perspective de changement révolutionnaire de la société. L’interprétation et la transformation du monde restent reliées. Michael Löwy s’attache à présenter des aspects originaux et actuels du penseur révolutionnaire dans son livre Marx inconnu.
Communisme romantique
Marx semble fortement influencé par un communisme romantique. Ce courant apparaît comme une protestation culturelle contre la civilisation industrielle moderne. Le romantisme attaque le désenchantement du monde, la quantification et la mécanisation de la vie au nom de valeurs précapitalistes. Un romantisme réactionnaire se tourne vers le passé. Mais le romantisme révolutionnaire opère un détour vers le passé pour mieux se projeter vers un futur émancipé.
Le Manifeste comprend une description des innovations permises par le capitalisme. Néanmoins, ce texte pointe également les contradictions inhérentes aux conditions de production modernes. Il observe que le capitalisme « réduit la dignité humaine à une simple valeur d’échange ». Il reprend la critique romantique de la destruction bourgeoise de toutes les qualités humaines transformées en marchandises.
Les Manuscrits de 1844 insistent sur la dissolution des valeurs morales qualitatives comme la dignité, l’honneur et l’amitié par le pouvoir destructeur des valeurs capitalistes purement quantitatives comme l’argent et le prix. Les individus perdent leur sensibilité matérielle et spirituelle, remplacées par le sens exclusif de la possession. L’être, avec l’expression libre de la vie à travers des activités sociales et culturelles, est remplacé par l’avoir, avec l’accumulation d’argent et de marchandises.
Le Capital se penche davantage sur une critique de l’exploitation. Mais ce texte évoque également la mécanisation et la déshumanisation du travail dans la société industrielle. La division du travail débouche vers la spécialisation avec des tâches monotones et répétitives. Ainsi, le travail apparaît avant tout comme une souffrance. Le communisme de Marx débouche vers un changement qualitatif, une nouvelle culture sociale, une nouvelle façon de vivre, un type de civilisation différent. Il insiste sur le contrôle du processus de production par les producteurs associés. Ce qui doit permettre une transformation de la nature même du travail.
Théorie des révolutions
Marx ne se contente pas uniquement d’une approche philosophique du communisme. Sa pensée reste ancrée dans la réalité des luttes sociales. Il analyse les potentialités des révolutions du XIXe siècle. Ses réflexions s’amorcent avec le soulèvement des tisserands silésiens en 1844. Il célèbre la supériorité des révoltes sociales sur celles qui ne sont que politiques. Il souligne que la classe ouvrière peut se soulever sans « l’éclair de pensée » des philosophes. Surtout, il observe que le prolétariat n’est pas un « élément passif », mais apparaît comme le principal acteur de l’émancipation.
L’idéalisme des jeunes hégéliens croit au changement de conscience des gens comme préalable au changement social. Au contraire, Marx insiste sur la pratique révolutionnaire qui permet de changer les conditions matérielles et la conscience. Cette analyse permet d’insister sur l’auto-émancipation du prolétariat. La classe ouvrière n’a pas besoin des philosophes et des politiciens pour s’organiser et lutter. La révolution permet au prolétariat de changer sa conscience par sa propre action pratique pour devenir capable de créer une société nouvelle, communiste.
Dans cette théorie révolutionnaire, « il ne peut y avoir de sauveur suprême, la seule émancipation possible du travail est l’auto-émancipation révolutionnaire », souligne Michael Löwy. Les idées révolutionnaires ne se puisent pas dans les livres, mais dans l’expérience vivante du prolétariat. Marx s’oppose aux socialistes utopiques qui ne prennent pas en compte l’action révolutionnaire du prolétariat.
La commune de Paris en 1871 apparaît comme une expérience d’auto-émancipation. Ce soulèvement ne peut pas se réduire à un putsch ou à une conspiration. C’est « le peuple agissant pour lui-même et par lui-même ». Comme l’illustre son premier décret qui abolit l’armée permanente pour la remplacer par le peuple en armes. La Commune ne vise pas à conquérir l’appareil d’État, mais à le briser pour le remplacer par un auto-gouvernement populaire.
Auto-organisation du prolétariat
Dans La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Michael Löwy observe que la pensée du révolutionnaire puise dans les grandes révoltes de son époque, notamment les insurrections de 1848. Cette approche tranche avec celle de Lénine qui considère que la conscience révolutionnaire doit être apportée par des intellectuels à l’extérieur de la classe ouvrière.
Au contraire, Michael Löwy observe que ce sont les luttes des ouvriers qui ont apporté la conscience révolutionnaire à Marx. Avec la révolte des tisserands silésiens de 1844, il estime que la théorie doit se relier à la pratique. Il observe le prolétariat comme l’élément actif de l’émancipation sociale. La révolution doit permettre de renverser la classe dominante. Mais la révolution apparaît surtout comme un mouvement d’auto-émancipation du prolétariat.
Marx se penche sur les insurrections qui éclatent en Allemagne entre 1844 et 1850. La révolte des tisserands de Silésie confirme l’importance de la classe ouvrière. Marx distingue la révolution sociale et la révolution politique. Un changement de gouvernement ou de constitution ne suffit pas. Une révolution doit également s’attaquer aux structures du capitalisme avec le patronat et la propriété privée bourgeoise. En revanche, en 1850, Marx propose une coalition de classe entre le prolétariat et la petite bourgeoisie pour renverser la monarchie allemande soutenue par la grande bourgeoisie.
Néanmoins, dans ses écrits sur le 18 Brumaire et sur la Commune, il revient à une analyse de classe plus fine et à une critique radicale de l’État. Marx se penche sur la révolution de 1848 en France. Paris est couverte de barricades. Cette insurrection ne s’attaque pas uniquement au régime en place mais aussi à l’ordre bourgeois. Marx souligne également que les révoltes sociales ne sont pas réductibles aux fluctuations de la conjoncture économique.
Communisme libertaire
Michael Löwy évoque un autre Marx. Dans l’imaginaire collectif, le marxisme reste associé à des dictatures comme l’URSS ou la Corée du Nord. Dans le meilleur des cas, le marxisme est réduit à un dogme rigide avec un réductionnisme économique et un déterminisme historique. Mais la pensée de Marx semble éloignée de toute forme d’idéologie figée. Ses réflexions restent traversées par des contradictions.
Michael Löwy insiste sur la dimension romantique du communisme de Marx. Le qualitatif doit primer sur le quantitatif. La critique de l’exploitation s’accompagne d’une critique de l’aliénation. La logique marchande colonise tous les aspects de la vie. Le travail devient morcelé et parcellisé pour déposséder les prolétaires de leur vie. Ce Marx n’est pas réductible aux programmes de transition et aux revendications syndicales. Il développe une critique radicale du travail et de la civilisation marchande.
Michael Löwy, influencé par Rosa Luxemburg, explore également la pensée stratégique de Marx. Il insiste sur une conscience de classe qui provient directement des ouvriers en lutte. Il s’oppose à la théorie de Lénine qui estime que la conscience révolutionnaire doit être apportée par un parti extérieur à la classe ouvrière. Pour Marx, le parti renvoie au prolétariat qui s’organise dans ses mouvements de lutte.
Le marxisme est décrit comme un déterminisme économique et historique. Michael Löwy insiste au contraire sur la subjectivité, la conscience et l’initiative qui restent des facteurs déterminants durant les moments révolutionnaires. Loin d’un modèle implacable, Marx observe les révolutions dans leurs trajectoires aléatoires. Il reste attentif à la singularité de l’événement.
Marx permet surtout de distinguer la révolution politique de la révolution sociale. Ce qui recoupe une analyse de classe qui peut s’observer dans les nouvelles révoltes. Le prolétariat vise non seulement à renverser un pouvoir autoritaire, mais s’attaque également aux rapports de production et à l’exploitation capitaliste. C’est cette dynamique qui peut porter des perspectives vers une société nouvelle.
Source : Michael Löwy, Marx inconnu, éditions le Retrait, 2022
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Isabelle Garo, Michael Löwy Marina Simonin, Le jeune Marx (épisode 1) En avant Marx, publié sur le site Hors-Série le 18 décembre 2021
Radio : Isabelle Garo, Michael Löwy et Marina Garrisi, Le jeune Marx, ou comment Marx est devenu révolutionnaire [Podcast], diffusée sur le site de la revue Contretemps le 9 février 2022
Radio : Isabelle Garo, Michael Löwy et Marina Garrisi, Le jeune Marx (partie 2), ou comment Marx est devenu communiste [Podcast], diffusée sur le site de la revue Contretemps le 5 mars 2022
Radio : Michael Löwy, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, conférence diffusée sur le site des Séminaires associés “Les armes de la critique” le 12 septembre 2022
Radio : émissions avec Michaël Löwy diffusées sur Radio France
Michael Löwy et Léo Texier, « Faire une analyse marxiste de la pensée du jeune Marx ». Entretien avec Michael Löwy, publié sur le site de la revue Contretemps le 2 février 2023
Max Demian, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Michael Löwy publié sur le site Révolution Permanente le 30 juillet 2018
Frédéric Thomas, LÖWY Michael, dit Michel Löwy, Carlos Rossi, publié sur le site du Maitron le mise en ligne le 9 avril 2012
Articles de Michael Löwy publiés dans le portail Persée
Articles de Michael Löwy publiés sur le site Presse toi à gauche !
Articles de Michael Löwy publiés sur Le Club de Mediapart
Antony Burlaud, Marx et le XXIe siècle, publié sur le site du journal Le Monde diplomatique de février 2013
Introduction au marxisme, publié sur le site Critique sociale le 8 novembre 2021